Nous sommes loin de la représentation que nous avons de la fin de l’Union soviétique sans la moindre résistance de ses travailleurs. Au fur et à mesure que nous et d’autres sites comme celui de Jakline Boyer Moscou-Bordeaux (1) poursuivons notre travail de restitution des traces de ce que fut cette “trahison” avec la complicité de nos médias et de nos forces politiques ce qui ressort est tout à fait différent, nous redécouvrons non seulement la résistance d’une classe ouvrière mais celle d’un peuple dépossédé qui a d’ailleurs du mal à réaliser comment tout cela a-t-il pu arriver. Et quand on découvre cela une sorte de colère m’emplit devant nos propres dirigeants communistes qui ont osé nous raconter qu’un air de liberté flottait sur la fin de l’URSS et qui n’ont pas vu qu’au Tiananmen la Chine avait empêché cela d’arriver, qui ont condamné Cuba avec l’ignoble Robert Ménard. Cette trahison m’empêche à jamais de croire ces gens-là comme la censure qu’ils continuent d’exercer dans l’Humanité. Je n’ai pas pu illustrer l’article par les photos des travailleurs parce que wordpress ne les accepte pas, “elles ne présentent pas les garanties de sécurité”, comme s’il fallait encore et toujours les faire taire. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)
Le 6 mars 1998 a été la première occupation d’une entreprise dans l’histoire de la Russie moderne. Pendant près de 2 ans, les travailleurs y ont travaillé et gagné leur vie sans actionnaires et ont repoussé les tentatives de reprendre de l’usine.
L’entreprise elle-même (une usine de pâte et de papier) était située dans le village de Sovetski, près de Vyborg, dans la Région de Léningrad [la région qui entoure Saint-Pétersbourg s’appelle toujours « Région de Léningrad », NdT].
Le complexe industriel a été construit en 1926 par la société finlandaise Hackman& K. À la fin des années 1980, il a été modernisé pour un coût de 6,450 millions de dollars, ses capacités ont été doublées et les équipements les plus modernes pour l’époque ont été installés.
L’usine était capable de produire 30 000 tonnes de pâte à papier et 56 000 tonnes de papier par an, et employait 2500 personnes.Après l’effondrement de l’Union soviétique et le début des privatisations, l’usine est passée aux mains de propriétaires privés « efficaces » et… ruinée. Une succession de changements de propriétaires a suivi.
En 1997, l’entreprise a été déclarée à nouveau en faillite et mise aux enchères. L’appel d’offres a été remporté par Nimonor Investments, une société chypriote offshore, qui a acheté une participation majoritaire pour environ 34 millions de dollars (près de 15 fois moins cher que sa valeur comptable à la fin de 1996).
Le nouveau propriétaire a déclaré qu’il investirait immédiatement 6,25 millions de dollars dans le développement de l’usine et qu’en un mois, il porterait sa capacité à 80 %. Cependant, en janvier 1998, la nouvelle est tombée : 1200 travailleurs devaient être licenciés et l’usine de pâte à papier devait être transformée en scierie. Naturellement, le remboursement des arriérés de salaire n’a même pas été évoqué.
Et voilà que le 6 mars 1998, les travailleurs convoquent une réunion d’urgence, au cours de laquelle ils décident de reprendre l’usine et de nommer leur propre direction. Alexandre Vantorine, un ancien militaire, a été proposé comme directeur et la majorité (98%) a voté pour lui.
Sur le plan juridique, les travailleurs ont habilement fait valoir que, puisque les travailleurs de l’usine n’avaient pas reçu leur salaire depuis longtemps, cela signifiait que tous les travailleurs de l’usine étaient les créanciers de l’entreprise et, par conséquent, les propriétaires des actifs de l’usine.
La perspective de perdre 34 millions n’était pas acceptable pour les actionnaires de Nimonor et ils ont fait venir des “gros bras” de Saint-Pétersbourg pour reprendre le contrôle de l’usine, mais ils ont abandonné à la vue de 150 travailleurs armés de barres de fer et sont repartis. Plusieurs autres tentatives ont été faites, mais la société a fini par vendre ses parts à Alexandre Sabadash, un homme d’affaires bien connu dans les années 90, qui avait des relations dans les organes gouvernementaux.
Au printemps 1998, les entreprises auxiliaires de l’usine étaient opérationnelles et, en décembre, les travailleurs avaient reconstruit la machine principale de l’usine à papier avec leurs propres ressources, mis en place un cycle de production complet et trouvé un marché à l’étranger.
Entre-temps, M. Sabadash a gagné son procès et a envoyé les huissiers, soutenus par les agents de sécurité extra-départementaux, pour récupérer ses biens. La tentative a échoué ; les travailleurs ont escorté les envahisseurs vers la sortie.Toute l’année suivante s’est déroulée sans affrontements sérieux.Les travailleurs ont organisé des manifestations non autorisées et bloqué l’autoroute fédérale de Scandinavie, exigeant que la propriété de l’usine leur soit officiellement attribuée.Les autorités ont pour un temps semblé faire marche arrière en enregistrant l’usine de pâte à papier comme un contribuable régional, mais en octobre 1999, une nouvelle tentative de reprise de l’usine par la force a eu lieu.Dans la nuit du 13 au 14 octobre, 23 membres armés des forces spéciales de Taifun [Typhon] se sont emparés du siège de l’usine (ils avaient initialement prévu d’envoyer 50 combattants, mais la moitié d’entre eux étaient en mission en Tchétchénie).
Au signal de la sirène l’usine, les ouvriers ont commencé à arriver du lotissement, et lorsque leur nombre a dépassé le millier de personnes, la foule est partie à l’assaut. Les forces spéciales ont été forcées de se retrancher dans les étages supérieurs du bâtiment où elles ont commencé à déverser de l’eau avec leurs lances à incendie.En réponse, de l’ammoniac a été envoyé par le système de ventilation. Afin de mettre un terme aux tentatives des travailleurs de déloger de cette manière les forces spéciales, les forces spéciales ont lancé une contre-attaque et pris 7 personnes en otage. Deux d’entre eux ont reçu des blessures par balle (un à l’épaule et l’autre au poignet).
Entre-temps, des armes – des fusils de chasse et des carabines de petit calibre – ont commencé à arriver du lotissement. Une fusillade a eu lieu.La confrontation ne s’est terminée qu’avec l’arrivée d’une importante force de police anti-émeute OMON, qui a fait sortir les « Typhons » du bâtiment.
Après ces événements, les autorités ont réalisé qu’elles ne pouvaient pas résoudre le problème par la force. Elles ont décidé d’organiser un blocus économique. Tous les contrats de l’usine de pâte et de papier ont été bloqués, et d’autres entreprises ont été contraintes d’annuler leurs accords avec l’usine. Un blocage des routes d’accès a été initié. Tout cela a conduit à des arriérés de salaire à l’usine de pâte et papier. Plusieurs organisateurs du comité de grève ont également fait défection au profit des nouveaux propriétaires. Cela a démoralisé les travailleurs.
Les propriétaires ont commencé à payer 1000 à 1500 roubles par personne pour la signature d’un formulaire de demande de transfert du contrat aux nouveaux “propriétaires” ; très vite, ces demandes ont dépassé la moitié du nombre total de travailleurs.
Le 18 janvier 2000, le pouvoir des travailleurs qui existait depuis près de 2 ans s’est effondré à l’usine de pâte et papier.
– Les directeurs élus ont passé deux ans dans un centre de détention provisoire, ils ont été condamnés pour actions illégales, mais ont été amnistiés.
– L’usine de Vyborg a fonctionné pendant plusieurs années et a été réorganisé par la suite, mais elle a finalement fait faillite et s’est retrouvé avec des dettes de plusieurs milliards de dollars.
– Le nouveau propriétaire, M. Sabadash, est finalement allé en prison pour une fraude s’élevant à 1,8 milliard de roubles.
(1) voici entre autres un article sur le sujet dans ce blog de Jakline Boyer. Est-ce un hasard si Jakline qui a été un cadre du PCF, un membre du comité central mais qui était professeur de russe, continuait comme Marianne à aller en Russie a quitté le parti écœurée par cette trahison de nos directions et si désormais opposées dans nos choix (elle est à la France insoumise) nous partageons la même colère devant l’image que l’on donne en France de la réalité de l’URSS.
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