Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Alain Bauer : « Le problème d’Emmanuel Macron ? Sa relation avec les Français »

Il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce que dit ce spécialiste des questions de “sécurité” qui n’est certainement pas communiste. S’il se montre très critique sur le pouvoir en place il joue incontestablement dans le sens d’une dramatisation des enjeux alors qu’au contraire non seulement l’extrême-droite atténue de plus en plus les effets de sa victoire mais il y a une bonne partie de la gauche qui minimise les tensions en vue d’un arc républicain ultérieur. Dans le cadre de notre réflexion sur la situation française aujourd’hui il est intéressant de mesurer comment chaque président désormais vit ce désaveu et doit être sacrifié pour que le système perdure alors que comme le dit l’article c’est celui-ci qui est en cause. On se demande toujours quel est le président capable de nous faire presque regretter le précédent, il paraissait difficile de faire pire que Sarkozy puis il y a eu Hollande, maintenant il y a Macron, qui peut engendrer un désaveu tel que l’idée de s’en débarrasser fait oublier la nécessité d’en finir avec leur recrutement. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

ENTRETIEN – Le criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, fustige la décision de dissolution au regard du contexte international et des menaces qui pèsent sur la sécurité des Jeux olympiques. « Un cas d’école pour la science politique », à l’origine duquel l’auteur de « Tu ne tueras point » (Fayard) pointe la coupable « désinvolture » du chef de l’État et sa stratégie de « fragmentation et de division »

Concernant la sécurité de JOP de Paris, Alain Bauer confie que son « inquiétude est grande. Elle continue de grandir ».
Concernant la sécurité de JOP de Paris, Alain Bauer confie que son « inquiétude est grande. Elle continue de grandir ». (Crédits : Astrid di Crollalanza)

LA TRIBUNE – Le vote historique en faveur du RN aux européennes n’est pas une surprise. Ses racines sont protéiformes. Quelle est celle qui vous apparaît centrale ?

ALAIN BAUER – L’origine du « moment » que nous vivons depuis le 9 juin peut être datée à 1992 : le rejet populaire du référendum sur la Constitution européenne puis la signature du traité de Maastricht sont les points de bascule. Ils sont le symbole d’un sentiment très fort des Français : leur vœu et leur vote ne sont pas entendus. Alors ils expriment leur désillusion par l’abstention, la colère ou le suffrage de rupture, RN, Reconquête !. Entre ces deux dates, il y a eu les Gilets jaunes, les Bonnets rouges, les militants des Soulèvements de la terre, qui tous illustrent une structuration nouvelle et élargie de la violence sociale.

Le vote aux européennes comme toujours traduit en partie une motivation domestique. Le double sentiment de ne pas être « entendu » à Bruxelles et à Paris est-il identique ?

Prenons l’exemple de mon domaine d’expertise : la sécurité. En 2012, la France connait son niveau le plus bas d’homicides et de tentatives depuis 1972. Depuis, la courbe n’a jamais cessé de se redresser. Et dans une intensité inédite. Au point qu’en 2023 le nombre d’homicides et de tentatives – ce que j’appelle les homicidités – atteint le pire record depuis cinquante ans. Ce n’est pas une impression ou un commentaire. Les enquêtes de victimation réalisées au sein de l’Observatoire national de la délinquance sont sans équivoque – elles font notamment le distingo entre les plaintes issues d’une parole heureusement libérée contre les violences intrafamiliales (féminicides, incestes) et les autres – : les Français n’éprouvent plus un simple ressenti d’insécurité, ils expriment leur vécu dans un climat réel de violence. Or ils ont un double sentiment : les attributs de la social-démocratie tels qu’appliqués par Michel Rocard (écouter, dialoguer, négocier, débattre pacifiquement) ne sont plus mis en oeuvre, leur peur et leur colère ne sont pas entendues par l’Etat qui préfère le rapport de force. Citoyennes et citoyens engagent avec lui ce rapport de force et expriment dans la rue et dans les urnes leur déception.

Les difficultés de l’Etat à juguler la violence cristalliseraient donc selon vous l’analyse du scrutin ?

Quand près de 40% d’une population (RN, Reconquête ! et quelques listes complémentaires) manifestent leur mécontentement de la politique sécuritaire et migratoire, il faut peut-être cesser de croire qu’ils sont tous contaminés par un virus saisonnier. Cesser de jeter la faute sur les électeurs, et d’exonérer le politique de sa responsabilité ne va rien changer si on ne répond pas aux questions, bonnes ou mauvaises. La nature de la violence a changé. Même les policiers, mais aussi les pompiers ou les personnes de santé en intervention, sont régulièrement l’objet de guet-apens et d’actes d’une violence inouïe, inimaginables auparavant. L’expansion du trafic de stupéfiants n’est plus circonscrite aux grandes agglomérations, elle empoisonne les petites et moyennes villes. Qui a entendu l’inquiétude de la population qui s’y confronte au quotidien ? Le triptyque négation – minoration – éjection (en français courant : « ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave, ce n’est pas de ma faute »), symptomatique des élus perturbés dans leurs préjugés, s’est confirmé de nouveau le 9 juin. La dernière goutte d’eau, celle qui a fait déborder le vase, n’était pas plus importante que les précédentes, simplement c’était celle de trop.

Les effectifs de police et de gendarmerie traditionnellement se mobilisent en forte proportion pour les formations de droite « dure » et d’extrême droite. L’analyse socio-professionnelle du scrutin européen, puis celle des législatives, devraient le confirmer. L’alignement de ces sensibilités sur un pouvoir détenu par le RN augure-t-il le « débordement » des comportements sécuritaires ?

Chez les publics affectés à l’ordre (policiers, gendarmes, …), il existe habituellement une sur-représentation des votes au profit des partis qui l’incarnent. Toutefois, la valeur républicaine à laquelle les forces de l’ordre sont attachées s’est toujours imposée à la couleur politique du pouvoir en place, qu’il soit de droite ou de gauche. Elles servent la sécurité indépendamment de cette coloration, et la structure même de leur hiérarchie est une garantie.

Quel qu’il soit, le prochain gouvernement enflammera la colère des Français s’il applique brutalement des mesures contraignantes sans les avoir au préalable explicitées et sans avoir convaincu de leur nécessité.

Pas toujours. Le comportement d’une partie d’entre eux sous le régime de Vichy devrait nous le rappeler…

Il y eut aussi beaucoup de résistants policiers et gendarmes durant l’Occupation. Désobéir aux ordres d’un pouvoir légitime (le Maréchal Pétain fut investi par la chambre du… Front Populaire de 1936) (ils n’ont pu agir ainsi qu’après avoir mis hors la loi les communistes en approuvant Munich et en refusant l’intervention en Espagne et en prenant prétexte de la signature du pacte germano-soviétique, une réponse simplement à Munich et au soutien du fascisme par les capitalistes français, britanniques note de Danielle Bleitrach) n’est pas toujours aisé. Entre Résistants (de l’intérieur comme de l’extérieur, venus des extrêmes aussi), collabos et entre deux, le choix des fonctionnaires est souvent complexe.

Faut-il attendre du RN au pouvoir qu’il « libère » le cadre d’intervention des policiers et, a contrario, de LFI qu’il le comprime davantage ?

Leur prise à partie et une cassure réelle dans la société du fait du comportement de certains qui prennent en otage le corps de police tout entier, la difficulté à expliquer les processus de sanctions internes (pourtant très nombreux), posent un problème qu’il faudra résoudre par l’exemplarité des comportements. Ce qui est aussi en jeu est le traitement de la légitime défense et de son mode opératoire. La France a fait le choix de lui appliquer des conditions extrêmement restrictives, qui d’ailleurs la distinguent de la plupart des autres pays occidentaux. Plus que les conditions juridiques d’exercice de l’ordre, le plus pénalisant est le temps de la justice – le temps, et non un supposé « laxisme » en réalité infondé. Un temps parfois d’une grande lenteur, qui délite la confiance des Français dans « l’organisation d’ensemble » de la sécurité, notamment en matière de violences physiques et sexuelles. La justice est censée s’exprimer « au nom du peuple français », or elle l’intègre peu à son fonctionnement. Certaines incohérences publiques ne facilitent pas la compréhension commune : les pouvoirs publics étudient l’opportunité d’abaisser le droit de vote à 16 ans mais continuent de vouloir exonérer de ses responsabilités un mineur coupable de violences….

La société française est lardée de fractures, qu’elle exprime sur un spectre très large de violences. La nomination d’un premier ministre RN ou LFI peut-elle ouvrir un cycle de violences inédit ?

D’aucuns s’amusent à le prophétiser, nul n’en sait rien. Le pire n’est jamais écrit. Un bémol, toutefois : quel qu’il soit, le prochain gouvernement enflammera la colère des Français s’il applique brutalement des mesures contraignantes sans les avoir au préalable explicitées et sans avoir convaincu de leur nécessité. Ou enfin expliquer pourquoi il a changé d’avis faisant mine d’avoir toujours pensé la même chose… La violence des rapports sociaux naît du fait que les pratiques politiques cultivent en permanence la contrainte. Elles ont méprisé une double règle d’or, que Michel Rocard avait bien définie : la négociation doit systématiquement initier la relation, sous peine sinon d’entrer dans des rapports de force violents ; il est possible de négocier efficacement sans imposer de contraintes inutiles à la société. Parler Vrai, équilibrer l’action publique, négocier pour pacifier. La gestion de conflit néo-calédonien reste un modèle qui a tenu plus de trente ans avant d’être vandalisé par le « nouveau monde » qui méprise tant l’ancien.

Les forces capables d’influencer le scrutin ont tout intérêt à ce qu’il se déroule dans les meilleures conditions, et qu’il entérine la défaite du camp présidentiel.

Entre d’un côté des menaces protéiformes et de l’autre quelques « trous dans la raquette » de l’organisation, le péril terroriste qui pèse sur les Jeux olympiques et paralympiques est réel. Vous-même depuis plusieurs mois ne cessez pas d’alerter. Prendre le risque de « casser » la tête de l’Etat, en premier lieu celui des ministères de l’Intérieur et des Armées, à quelques semaines de l’événement est-il – trivialement – « irresponsable » ?

Mon inquiétude est grande. Elle continue de grandir. L’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre a montré les limites du fétichisme technologique et les failles béantes du gouvernement de la première puissance de sécurité et de renseignement au monde ; la « dronisation » massive de la guerre en Ukraine ; les vives tensions avec la Russie ; la résurrection de l’État islamique (ISIS K) et la rémanence des structures d’Al Qaeda ; les tensions sociales ou environnementales en France, l’intérêt de groupuscules de déstabiliser, les crises à Mayotte et en Nouvelle Calédonie, les annonces de réforme des retraites ou du chômage, la crise agricole… forment un faisceau de paramètres auquel les Jeux Olympiques constituent par nature une extraordinaire caisse de résonance. Dans ce contexte, décréter la dissolution de l’Assemblée nationale à ce moment restera un cas d’école pour la science politique. Au-delà même du sujet olympique, le président de la République s’est comporté avec désinvolture en faisant porter aux parlementaires les responsabilités d’une campagne qu’il avait de fait menée lui-même, disqualifiant le Premier ministre et la présidente de l’Assemblée nationale, écartés de sa réflexion. Sa décision envoie à la poubelle des projets de loi déterminants (réforme agricole, aide à mourir, audiovisuel public). Elle entretient la fragmentation et la division. Finalement elle cristallise le cœur de « son » problème : sa relation avec les Français.

Lors du scrutin, des manœuvres cybercriminelles de déstabilisation apparaissent inévitables puisqu’elles sont devenues la règle. Au profit de quoi et de qui ? Le chaos et/ou les forces d’opposition ?

Les forces capables d’influencer le scrutin ont tout intérêt à ce qu’il se déroule dans les meilleures conditions, et qu’il entérine la défaite du camp présidentiel. Voilà pour elles une opportunité formidable, et même un coup du sort inespéré.

En cas, très probable, de défaite du « camp Macron », que faut-il redouter en matière de diplomatie européenne et de politique internationale d’une cohabitation inédite avec l’extrême droite ou l’extrême gauche ?

Les exemples italien et hongrois fournissent quelques clés de lecture : leur dépendance aux mécanismes européens fixe des limites strictes aux aspirations – distinctes – de Giorgia Meloni et de Viktor Orban. D’autre part, nos règles institutionnelles garantissent au chef de l’Etat des prérogatives majeures en termes de politiques diplomatique et de défense. Enfin, là encore le principe de réalité et celui de la stratégie politicienne devraient s’appliquer : la formation politique qui pilotera le gouvernement aura en ligne de mire le scrutin présidentiel de 2027 – voire avant si le 7 juillet la défaite des sortants prend l’allure d’une déroute – et devrait adapter sa politique, notamment étrangère, à cet objectif.

Les citoyens qui doutent ou qui expriment un rejet voteront-ils « en toute connaissance de cause » ?

Vous avez été Grand Maître du Grand Orient de France (2000 – 2003). Historiquement et culturellement, le parti de la famille Le Pen a toujours considéré la franc-maçonnerie comme un ennemi. Quand bien même elle n’est plus aussi audible, cette détestation témoigne du choc des « valeurs » entre les deux adversaires. La franc-maçonnerie est de natures, de règlementations, d’aspirations, d’intérêts composites ; toutefois, une fois le RN aux commandes, pourrait-elle se rassembler et former implicitement un arc de résistance ?

En effet, les ADN des obédiences ne forment pas une unité. Grand Orient de France, Droit humain, Grande Loge Féminine estiment qu’ils doivent fortement s’engager dans le débat citoyen, donc parfois politique ; la Grande Loge de France prône la neutralité mais aussi la possibilité exceptionnelle, comme dans l’épisode de 2002, de prendre position ; quant à la Grande Loge Nationale Française, elle se tient à une neutralité complète car participer au débat citoyen en tant que telle serait antinomique avec ses fondements. Le GODF a toujours exprimé des positions claires lorsqu’il considérait que la République était fragilisée. Il est très probable qu’il renouvellera ses vœux dans les prochains jours – moi-même m’y étais employé lors du second tour des présidentielles 2002 opposant Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Mon Convent (assemblée générale) ayant ultérieurement ratifié massivement cette position. Il est inédit que le président du RN Jordan Bardella ait été récemment invité d’un déjeuner de francs-maçons – réunis certes « hors loge ». La liberté absolue de conscience dicte à chaque sœur ou frère d’être totalement libre de porter son suffrage vers le candidat de sa sensibilité. Je ne suis pas habilité à indiquer ce qui est bien et ce qui est mal, et ma sensibilité historique de social-démocrate rocardien est connue de tous. Je résume ma responsabilité à poser les questions que me suggèrent l’analyse des mouvements de société et celle des aspirations que les citoyennes et citoyens expriment dans la rue, dans les urnes ou par d’autres voies. A chacune et chacun en conscience de faire un libre choix démocratique. La question qui se pose est de comprendre pourquoi des organisations politiques minoritaires convainquent autant d’électrices et d’électeurs. Et comment les partis qui s’affirment républicains ont pu perdre autant de terrain. On peut s’offusquer du vote des autres. Mais qui cherche encore vraiment à convaincre les électrices et les électeurs qu’il existerait d’autres chemins pour répondre à leurs doutes, leurs angoisses, leurs colères ? Qu’on peut sortir de la rageosphère ?

Un message pour le 30 juin ?

Voter, parce que la démocratie est notre bien commun le plus précieux. Même si son intime conviction est qu’il faut faire « sauter le système », qu’il faut le sauver même au prix de renoncements, ou qu’il n’existe aucune « bonne solution », chaque citoyen dispose d’une alternative électorale pacifique. Reste une inconnue : sommes-nous tous enclins à « choisir » de manière totalement éclairée ? Les citoyens qui doutent ou qui expriment un rejet voteront-ils « en toute connaissance de cause » ? Voilà qui soulève un enjeu majeur : déployer un processus « pédagogique du vote » pour assurer ce libre-arbitre, essentiel à la validation démocratique du suffrage final. Et de son respect. En ayant tout fait pour préserver ce qui nous permet d’être des Français libres.

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