Prenons un peu de distance avec l’événement pour réfléchir sur la manière dont on nous vend “l’ennemi” et à quel point les “références historiques” sont illusoires. La bonne méthode étant de s’interroger sur les différences entre les cas présentant des similitudes alors que là le jeu est d’inventer des analogies entre cas totalement différents pour manipuler les ignorants et les esprits faibles. (note et traduction de Danielle Bleitrach histoire et société)
par Benoît Bréville Les politiciens font de piètres historiens↑
Cela est un test comme un jeu de repérage de la différence, mais au lieu de chercher des divergences entre deux images presque identiques, il s’agit d’identifier des similitudes dans des images disparates. Mais les images sont si riches en détails qu’il est toujours possible de trouver qu’elles ont quelque chose en commun. Ce jeu est particulièrement populaire en temps de guerre, lorsque les commentateurs et les décideurs parcourent le passé à la recherche de tout événement qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, ressembler au présent.
Au cours des deux dernières années, la guerre en Ukraine a été comparée à une foule de conflits antérieurs : la Première Guerre mondiale, car elle aussi s’est déroulée dans des tranchées boueuses ; la crise des missiles de Cuba (octobre 1962), qui a également menacé l’humanité d’un holocauste nucléaire ; toutes les interventions de l’URSS à l’étranger (Berlin en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968 et Kaboul en 1979) ; la guerre Iran-Irak, en tant que conflit entre deux voisins (1980-1988) ; et la guerre du Kosovo, qui a tenté de se libérer de l’emprise de la Serbie.
Volodymyr Zelensky et ses porte-parole sont passés maîtres dans l’art de telles comparaisons. Toute tragédie historique est rappelée pour décrire l’invasion de son pays : la famine de 1933, la Grande Terreur de Staline, les conflits en Afghanistan, en Tchétchénie et en Syrie, et même l’accident de Tchernobyl. Zelensky sait également adapter ses références à son public. S’adressant au Congrès américain, il a mentionné les attaques de Pearl Harbor et du 11 septembre. Pour les parlementaires belges, il a évoqué la bataille d’Ypres ; à Madrid, la guerre civile espagnole et le massacre de Guernica ; et en République tchèque, le Printemps de Prague (1).
Obtenir du soutien
Plus l’événement est dramatique, plus l’analogie est puissante et plus elle a de chances de susciter de l’empathie et de recueillir du soutien. C’est donc tout naturellement que la Seconde Guerre mondiale figure en tête de liste. Le point de référence constant de Vladimir Poutine est la Grande Guerre patriotique ; tous ses ennemis sont des nazis. Mais Poutine lui-même est comparé à Adolf Hitler, Marioupol à Stalingrad, l’annexion de la Crimée à celle des Sudètes… Et il y a un flot constant de références aux accords de Munich de septembre 1938, par lesquels la France et la Grande-Bretagne ont accepté de céder cette région de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne nazie dans l’espoir de freiner son expansionnisme. Devenu synonyme de lâcheté et de trahison, ce moment de l’histoire a depuis servi à discréditer les tenants de « l’apaisement », c’est-à-dire tout compromis face à l’escalade militaire – comme ceux qui se sont opposés à l’intervention franco-britannique à Suez en 1956, à la guerre du Vietnam dans les années 1960, à la guerre du Golfe en 1990-91… Même De Gaulle a été traité de traître munichois pour avoir signé les accords d’Evian en 1962, qui ont mis fin aux combats en Algérie.
Cette avalanche d’analogies n’a pas seulement un effet rhétorique ; le choix des comparaisons peut influer sur les décisions stratégiques. Le politologue Yuen Foong Khong a montré à quel point le souvenir de Munich a influencé la pensée des politiciens américains pendant la guerre du Vietnam ; non seulement leurs discours, mais aussi leurs réflexions et leurs débats, au point qu’ils ont acquis la conviction que la situation justifiait une intervention militaire. S’ils avaient pris en compte l’expérience de la France en Indochine dans les années 1950 et sa défaite à Dien Bien Phu, suggère Khong, ils auraient peut-être considéré le pays comme imprenable, ce qui aurait conduit à une plus grande prudence. Mais « les décideurs politiques sont de piètres historiens », écrit-il. « Ils ne connaissent pas assez l’histoire », alors ils choisissent et appliquent des « parallèles superficiels et non pertinents » (2).
La pertinence des références à Munich est inversement proportionnelle à leur fréquence dans le débat public. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’Ukraine. Il est vrai que les deux sont des guerres d’invasion européennes. Mais cela mis à part, tout est différent. Tout d’abord, les forces : la puissance militaire de l’Allemagne nazie dépassait de loin celle de la Russie contemporaine. L’Allemagne a pu conquérir la Tchécoslovaquie, la Pologne, les Pays-Bas, la Belgique et la France (entre autres) en quelques mois. Les troupes de Poutine n’ont pas réussi à prendre Kiev après deux ans et il est difficile d’imaginer comment elles pourraient ouvrir plusieurs fronts et attaquer l’OTAN.
Les historiens vont-ils exonérer les États-Unis et les gouvernements membres de l’OTAN d’avoir tenté d’intégrer l’Ukraine à l’Occident ?
Les objectifs stratégiques sont également différents : Hitler, convaincu que l’Allemagne nazie manquait de Lebensraum, n’aurait pas pu, contrairement à Poutine, prétendre sérieusement qu’il était menacé par une alliance militaire hostile. Rien ne pouvait arrêter l’expansionnisme d’Hitler, comme le savait trop bien le Premier ministre français Édouard Daladier : en signant l’accord de 1938, il gagnait surtout du temps pour préparer l’armée française à l’inévitable affrontement. C’était une stratégie qu’avant-guerre la quasi-totalité de la classe politique approuvait, à l’exception des députés communistes, le socialiste Jean Bouhey et d’un député de droite, Henri de Kérillis. Enfin, le contexte international est différent : nous vivons dans un monde plus interdépendant, dans lequel les rapports de force ont été profondément remodelés par la menace nucléaire.
Compte tenu de toutes ces différences, il semble absurde de revenir à Munich pour expliquer la situation actuelle. Cependant, lorsqu’il s’agit de comparaisons historiques, les dissemblances sont souvent négligées. Pourtant, comme l’écrit Marc Bloch, « la perception des différences est peut-être le but le plus important – bien que trop souvent le moins recherché – de la méthode comparative. Car c’est ainsi que l’on mesure l’originalité des systèmes sociaux, on peut espérer, un jour, les classer et pénétrer jusqu’au plus profond de leur nature » (3). C’est ainsi que la méthode analogique peut porter ses fruits, nous permettant de nous extirper des particularités et de discerner des règles générales. Mais la méthode exige de la rigueur et de la minutie, deux qualités qu’il vaut mieux ne pas rechercher chez les commentateurs, trop souvent trop désireux d’avoir leur mot à dire dans les médias et paresseux en tant qu’historiens.
Pourtant, en adoptant cette perspective et en considérant les conflits dans toute leur variété, un tout autre paysage émerge dans lequel se détachent certains phénomènes récurrents : le rejet des voix dissidentes, souvent justifiées par l’histoire ; la tendance à présenter chaque crise comme existentielle ; la diabolisation de l’ennemi ; l’inefficacité des sanctions.
La Seconde Guerre mondiale n’est pas la règle
Point de référence inévitable de toute crise internationale, la Seconde Guerre mondiale s’avère être l’exception et non la règle. Il est rare de trouver un conflit dans lequel les torts sont si inégalement partagés, où un camp diaboliquement maléfique cherchait à dominer le monde, et dont l’issue était aussi claire, avec l’écrasement total des vaincus, et le suicide ou l’exécution des principaux coupables. Cette caricature du manichéisme en fait une excellente arme pour ceux qui veulent justifier une intervention militaire, mais aussi un point de comparaison biaisé.
Souvent, les guerres sont le résultat d’escalades dont la responsabilité est partagée, au moins en partie. Ce fait ne peut être accepté qu’après des décennies de recherche, lorsque la propagande s’est éteinte. L’Allemagne a longtemps été tenue pour seule responsable de la Première Guerre mondiale : elle avait alimenté une course aux armements, encouragé l’Autriche-Hongrie à attaquer la Serbie après l’assassinat de Sarajevo et envahi la Belgique… Pourtant, aujourd’hui, personne ne nie que la Russie impériale porte une part de responsabilité, ne serait-ce que pour avoir encouragé le nationalisme serbe. Tout comme la France, qui était particulièrement prête à l’affrontement car une grande partie de son élite politique voulait se venger de la défaite de 1870 et de la perte de l’Alsace-Lorraine. L’Allemagne a « allumé la mèche » mais elle « n’a pas rempli la poudrière toute seule », comme le dit l’historien Gerd Krumeich (4).
Une situation similaire existe dans la plupart des conflits. « Aujourd’hui, nous sommes tous d’accord pour dire que la responsabilité principale de la guerre en Ukraine incombe au gouvernement russe, qui a envahi l’Ukraine », écrit le politologue Anatol Lieven. Mais les historiens de l’avenir attribueront-ils la responsabilité exclusive à la Russie et exonéreront-ils les États-Unis et les gouvernements membres de l’OTAN de toute responsabilité pour avoir tenté d’intégrer l’Ukraine à l’Occident, menaçant ainsi ce que les Russes et une longue série d’experts occidentaux (y compris l’actuel chef de la CIA, William Burns) ont averti qu’ils étaient considérés à Moscou comme des intérêts russes vitaux ? (5) Pas s’ils se soucient de la vérité… La perception des différences est peut-être l’objectif le plus important – bien que trop souvent le moins recherché – de la méthode comparative. Car c’est par là que l’on peut mesurer l’originalité des systèmes sociaux, on peut espérer, un jour, les classer et pénétrer jusqu’au plus profond de leur nature (Marc Bloch).
La plupart du temps, les guerres ne se terminent pas par l’anéantissement d’un camp. C’est peut-être ce que veulent les belligérants, mais n’y étant pas parvenus, ils finissent par se contenter d’un compromis, abandonnent certaines de leurs demandes et signent des accords de paix instables, à la frustration de toutes les parties. La quête de la victoire totale peut parfois conduire à des impasses stratégiques lorsqu’un camp, enivré par ses succès initiaux, tente de pousser son avantage jusqu’à ce qu’il rencontre une résistance. Les États-Unis, par exemple, se sont lancés dans la guerre de Corée en 1950 pour arrêter l’avancée des troupes nord-coréennes et les repousser au-delà du 38e parallèle.
Après y être parvenus facilement, ils ont ensuite envisagé une réunification sous les auspices des États-Unis. Les soldats du général MacArthur avancèrent vers le nord, franchissant la ligne de démarcation et s’approchant de la frontière chinoise. Cela a réveillé Pékin, qui a envoyé 1,5 million de volontaires sur le terrain. Quelques semaines plus tard, les communistes reprirent Séoul et le conflit s’enlise pendant deux ans, pour finalement revenir au statu quo d’avant-guerre. Le même retour à la case départ a également caractérisé la guerre indo-pakistanaise de 1965 et la guerre Iran-Irak, qui a abouti à huit ans de combats, un million de morts et aucun vainqueur.
Zelensky a vu les faiblesses de l’armée russe et, avec le soutien des dirigeants occidentaux, a élargi ses ambitions. En chœur avec Joe Biden, pour qui il s’agit de « l’avenir de la liberté », il ne parle plus que de victoire totale. Avec l’échec de sa contre-offensive dans le Donbass, l’Ukraine a compris qu’elle ne reprendrait pas facilement cette région, et encore moins la Crimée, sans un déploiement de troupes européennes et américaines qui plongerait la planète entière dans l’inconnu. Tôt ou tard, Kiev et Moscou devront se mettre d’accord pour négocier. D’autres États pourraient les encourager à le faire, plutôt que d’alimenter l’incendie – un feu qui brûlera pendant des années et coûtera des dizaines de milliers de vies supplémentaires.
Benoît Bréville est président et directeur de la rédaction du Monde diplomatique. Traduit de l’anglais par George Miller
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