J’apprends avec émotion la nouvelle du décès de Richard Martin, il fut un temps, celui où j’étais conseillère régionale et spécialiste des questions culturelles où j’ai été très amie avec lui et le souvenir reste empreint d’émotion. Etait-il possible d’avoir une autre relation avec Richard que celle où l’aventure culturelle se mêlait à la force et à l’étreinte de l’amitié ? Sa poigne et sa vitalité étaient telles que le simple salut vous laissait ébranlé, et l’accolade vibrante disait l’engagement éternel, Richard à chaque rencontre fussent-elles le fruit du hasard semblait vous entraîner dans une cause, un spectacle. A ses côtés vous étiez protagoniste de l’événement, vous montiez sur la scène … Tout cela paraissait éternel.
C’était d’ailleurs un acteur fantastique. Je me souviens de ce spectacle dans lequel il ne cessait de me faire des remarques négatives sur la mise en scène et le jeu d’une pièce de Brecht : Maitre Puntilla et son valet Mati. A la fin, il a applaudi à tout rompre, je lui ai dit : mais tu n’as pas apprécié. Il m’a répondu : “C’est l’aboutissement de tant d’effort, nous saltimbanques nous avons besoin de ces applaudissements pour continuer”. Il aimait ainsi se reconnaitre comme saltimbanque submergé par les fantasmes, les images et les laissant l’envahir, l’artiste était une sorte d’athlète des émotions. Il m’expliquait : quand tu commences une mise en scène, il faut que tu enlèves toutes les tapisseries que tu as accumulées tu dois les arracher comme des couches de papier peint pour retrouver l’enfance, apprendre, découvrir l’innocence totale, et c’est à ce prix-là, celui de l’enfance, que tu seras un saltimbanque, un amuseur du public, ce qui te fera aussi devenir citoyen de la cité.
On pouvait aimer plus ou moins ce côté comedia del arte mais le fait est qu’il était en harmonie avec Marseille, cette ville où chacun vient d’ailleurs. Cette ville pauvre et somptueuse, tous déguisés dans des loques flamboyantes, le Toursky, un poète local, tel était le nom de ce cirque méditerranéen avec son agora…
Quand la nouvelle de sa mort m’a surprise dans ce temps de charnier, le titre m’est venu spontanément en pensant à ce grand bâtiment blanc et à lui son animateur, directeur, constructeur : le bateau ivre à cause de Rimbaud. A la barre, le capitaine Nemo – à cause de ces grands proscrits à la Jules Verne en pensant aux grands universels de la franc-maçonnerie. Le capitaine Nemo entreprend un tour du monde des profondeurs, il nous fait découvrir des trésors engloutis, l’Atlantide et des épaves d’anciens navires, s’aventure sur les îles du Pacifique et la banquise du pôle Sud, chasse dans les forêts sous-marines et combat des calmars géants. Ainsi était le Toursky, qui nous entrainait dans de multiples fictions mais sous la conduite de Richard il était aussi une machine de guerre pour le justicier, et parfois Richard, devenue la proie de quelques cabales locales prétendant lui limiter le droit à guider le navire, lui le franc-maçon, était alors secoué par d’intenses colères qui le conduisaient dans une nacelle, une sorte de hune au dessus de son navire, en grève de la faim et il tonitruait : « Je suis le droit, je suis la justice ! Je suis l’opprimé, et voilà l’oppresseur ! C’est par lui que tout ce que j’ai aimé, j’ai vu tout périr ! Tout ce que je hais est là !»
Richard le chaleureux, le conteur devenait l’imprécateur et Marseille défilait sous sa nacelle…
On pouvait émettre des critiques sur la gestion de sa structure, ne pas être d’accord avec les représentations, mais nul ne pouvait lui reprocher de ne pas être fidèle à l’esprit de la décentralisation : faire du Théâtre le lieu de rencontre entre la création et l’animation citoyenne des couches les plus prolétarisées. On peut considérer que c’est là une toute puissance excessive accordée à une personnalité mais cela vaut mieux souvent que le rôle des administrateurs, et des gens qui conçoivent la culture comme une troupe de courtisans s’impliquant dans vos campagnes électorales, mais complètement coupés de toute ambition d’être “élitaire pour tous”, de gagner des publics par le travail des artistes.
Il pouvait errer politiquement tant l’amitié chez lui était fidélité mais jamais il n’a renoncé à ce cahier des charges entre la création et la démocratisation.
On pouvait critiquer sa gestion, et même le choix des spectacles, certes, mais le seul ennui était que ses critiques étaient moins que lui aptes à le juger… Il lui restait cette passion dont ils étaient totalement dépourvus et qui attirait le public populaire comme un aimant…
Le Toursky était son bateau avec lequel il errait autour de la Méditerranée et jusqu’en Russie, il était comme son ami Léo Ferré un anarchiste mais il ouvrait ce local à tout ce que la cité marseillaise recelait de progressiste, de réflexions et c’est à ce titre que l’expérience de ce théâtre dans le plus pauvre arrondissement de Marseille mérite que l’on en conte l’histoire en-deça des enjeux politiciens, du côté des poètes et des funambules qui unissent tous les spectacles pour nous donner envie de chanter, danser et nous approprier le droit à la dignité qui que nous soyons.
Cher Richard je te croyais éternel… et je ne sais toujours pas ce qui a arrêté cette force qui t’animait…
Danielle Bleitrach
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