Histoire et société

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DES ÉTATS-UNIS, DU DOLLAR, DE LA THÉORIE DE LA MONNAIE ET DE L’IMPÉRIALISME CONTEMPORAIN – – Conclusion (4/4), par Jean-Claude Delaunay

Nous voici à la conclusion de l’important travail théorique de Jean-Claude Delaunay.

Je me permets à ce stade de proposer un commentaire plus personnel:

Le travail de Jean-Claude fournit un cadre de réflexion marxiste et cohérent pour analyser l’évolution de l’impérialisme depuis le tournant des années 70. Pour moi, c’est une étape très importante dans le travail nécessaire de réorientation que ce blog entreprend depuis plusieurs années. Ce cadre théorique général manque cruellement, depuis plusieurs années, et c’est une des causes à mon sens du trouble et de la désorientation globale du mouvement communiste. Ce n’est pas la première fois que Jean-Claude attire notre attention sur la question de l’impérialisme. Un texte précédent avait déjà mentionné la notion d’impérialisme généralisé pour évoquer le fait Mais le travail mené parvient ici à relier en un schéma général plusieurs traits caractéristiques de l’évolution de l’impérialisme, notamment la question de la financiarisation, l’évolution des structures productives et la question de la monnaie internationale.

Voici pour moi les points clés de ce travail qui changent profondemment notre appréciation de la situation :

  • Nous sommes à un nouveau stade de l’impérialisme. Nous avions déjà remarqué que, Lenine en 1915 parle de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, non comme stade final et décrit l’impérialisme comme capitalisme monopoliste colonial. Nous avions également insisté sur le caractère mondial de la révolution russe d’octobre 1917, ouvrant la période de lutte mondiale entre le socialisme et l’impérialisme. La victoire de 1945 de l’URSS sur le nazisme ouvre une nouvelle période, au cours de laquelle le système colonial va être progressivement liquidé avec des victoires importantes, Vietnam, Cuba, Algérie, Afrique sub-saharienne … Les apports de Jean-Claude nous permettent d’identifier la transition, au cours des années 70 (précisément au moment de la défaite US au Vietnam), vers un nouveau stade impérialiste marqué par la subordination des états capitalistes au centre US, l’hégémonie du dollar … Ce simple constat d’un nouveau stade impérialiste est important, car il est évident que la transposition sans questionnement des analyses passées ne peut plus qu’engendrer des erreurs catastrophiques et que l’ensemble de nos schémas doit être révisé.
  • Ce changement n’est pas seulement une question d’évolution des superstructures. Jean-Claude attire notre attention sur le fait que les structures productives ont profondemment évolué, en soubassement à tous les changements dans les superstructures. L’approche matérialiste nous permet de sortir des schémas purement financiers et d’appréhender la base matérielle et sociale du nouveau cours impérialiste. Dans le nouveau schéma, le coeur industriel du capitalisme n’est plus principalement situé dans les métropoles de l’impérialisme : “les pays impérialistes, en tant qu’exportateurs de capitaux productifs, sont devenus des débiteurs nets structurels du reste du monde (pays socialistes et pays en développpement), qui lui, est devenu créditeur net. La réalité nationale des phases impérialistes précédentes n’existe plus ou de moins en moins. Depuis les années 1970-1980, le capital productif des pays impérialistes s’est mondialisé.” La production même de la plus value a, de ce fait, été largement “externalisée”. Cette évolution s’est faite en deux temps : “(…) vers les années 1970-1980, la stratégie consciemment mise en oeuvre par les dirigeants politiques des grandes bourgeoisies et suivie par les capitaux monopolistes fut celle de la CONCENTRATION INTENSIVE ET DE L’INTERPENETRATION du capital productif dans les pays impérialistes eux-mêmes. Ensuite ces capitaux, autour des années 2000, se sont plus massivement dirigés vers ce qu’on a appelé «les pays émergents». La production issue de ces capitaux est vendue depuis lors aux pays impérialistes qui deviennent, macroéconomiquement, débiteurs structurels des pays émergents.
  • Le monde multipolaire est dès lors un fait objectif. Comme le souligne très justement Jean-Claude, “nous ne sommes plus dans la configuration centre – périphérie”. On pourrait même dire que le centre s’est déplacé dans la périphérie puisque le centre non seulement industriel mais également technologique s’est globalement déplacé des USA vers la Chine. C’est pourquoi toutes les tentatives de l’impérialisme pour maintenir sa domination unipolaire se heurtent invariablement aux murs de la réalité. Le bloc impérialiste est lui-même traversé par ses contradictions et doit passer régulièrement par des crises, des sommets de résolution etc. Les solutions trouvées sont en général marquée d’une hypocrisie profonde, les engagements pris parfois purement formels ou jamais honorés.
  • La relecture effectuée par Jean-claude de la théorie marxiste de la monnaie est également très importante : “je crois pouvoir déduire de l’expression «la monnaie est un rapport social» que le rapport social monétaire est un élément objectif et majeur du fonctionnement et du développement d’une structure sociale donnée. Il a trait aux dettes entre agents et à leur valeur économique.” Ceci a des conséquences très importantes. Cela signifie en particulier très concrètement que, d’une part, la transformation du dollar en monnaie mondiale d’échange et de réserve a été un changement objectif très important des rapports sociaux et internationaux, et que la fin prochaine (déjà engagée) de l’hégémonie du dollar dans les flux internationaux est à nouveau un changement objectif très important des rapports sociaux et internationaux. Comme le souligne Jean-Claude, la monnaie se développe dans le capitalisme sous un double rapport de socialisation et de privatisation : socialisation de plus en plus vaste de la production et privatisation de plus en plus étroite de la plus-value et par suite, du capital accumulé. L’établissement du dollar comme monnaie mondiale marque une étape supplémentaire dans la socialisation (dès lors internationale) de la production. Mais,il marque aussi une étape supplémentaire dans la contradiction puisque la socialisation internationale de la production s’accompagne d’une privatisation de la plus-value et du capital, qui se concentre dans un nombre de plus en plus limité de mains, géographiquement marquées (prééminence des capitaux, du contrôle politique, monétaire et militaire états-unien sur le monde, c’est la phase “uni-polaire” qui dure approximativement de 1991 à 2008).

Ce travail très intéressant soulève à son tour une série de questions nouvelles :

  • Il faut reparler du rôle de la Chine : Lorsque l’on dit que le coeur industriel s’est déplacé du centre impérialiste vers la périphérie, il faut ajouter qu’il ne s’est pas éparpillé ni déplacé nimporte où. C’est la Chine qui a été en réalité (bien que masquant un certain temps sa stratégie) le moteur de la croissance des forces productives et de l’établissement de nouvelles structures productives. Et ce n’est pas un hasard. La Chine n’était pas le seul pays à disposer d’une vaste et croissante population en voie de prolétarisation, avec des salaires bas et susceptible d’accueillir une nouvelle base industrielle élargie pour le monde. Il y avait aussi l’Inde (qui tente aujourd’hui de suivre la voie chinoise d’une certaine manière). Mais seule la Chine avait un certain nombre de caractéristiques clés, dont la direction communiste et l’expérience de la libération de l’impérialisme accomplie sous la direction de cette direction. De ce fait, malgré quelques erreurs inévitables dans tout processus de cet ampleur, la Chine s’est dotée d’un plan de développement autonome, sur longue période (souvent des objectifs à 50 ans – à mon sens, c’est un des points qui a manqué à l’URSS post-stalinienne, cette vision stratégique du développement à 30 ou 50 ans en supervision des plans quinquennaux).
  • Il faut bien considérer que, comme ce processus a été et est encore un processus de développement des forces productives à une nouvelle échelle, qui plus est, un processus désormais planifié, aucun retour en arrière n’est possible (à moins d’un effondrement catastrophique). De ce point de vue, j’ai un petit désaccord sur la question des économies à base nationale et des économies internationalisées. L’économie chinoise est une économie internationale. La politique chinoise est toujours d’insister sur la nécessité de préserver le commerce international, d’empêcher la rupture des liens, des chaînes logistiques pour des raisons politiques que tentent de manière absurde les USA pour endiguer le développement chinois. Le projet chinois, tel que je le comprends est de poursuivre l’internationalisation de la production mais sur de nouvelles bases, afin d’en résoudre la contradiction. C’est pour moi le véritable sens du terme “multipolaire” : il faut continuer à socialiser la production mais il faut cesser de privatiser (et de monopoliser dans un ou une poignée de pays) la plus value, le contrôle économique et politique. Il faut créer une communauté mondiale de destin équilibrée. C’est la politique chinoise et c’est pourquoi elle représente l’issue de la paix, du développement et du socialisme, pour reprendre l’expression de Jean-Claude.
  • Le problème n’est pas que l’économie des pays capitalistes est internationalisée, c’est que cette économie vit sur l’illusion de son passé. Ayant perdu les bases productives principales qui pourraient justifier une position dominante orgueilleusement surjouée depuis plus d’une décennie, ces économies ont tenté toutes les fuites en avant possibles, militaires, technologiques, idéologiques, même l’auto-marketing permanent et sont en train de détruire leur propre cohésion interne plutôt que de renoncer à leur arrogance. Ce mélange de toute-puissance et de vacuité annonce inévitablement un effondrement fatal.
  • Il y a énormément à discuter sur toutes les conséquences de tout cela sur notre politique internationale, en particulier dans le contexte des prochaines élections européennes. On doit bien mesurer à quel point, face à tous ces grandioses développement, la soi-disant “construction européenne’ et tous le fatras institutionnel qui s’en suit, ne sont qu’un leurre absurde, qui ne trompera bientôt plus que nous. La seule issue est d’accepter au plus vite le monde multipolaire, de cesser toute position dominante et de renouer avec les pays du Sud, notamment l’Afrique, un partenariat de développement respectueux, équilibré, et gagnant – gagnant. Ceci est au fond cent fois plus important que tout projet de “réforme institutionnelle” de l’UE, par nature voué à l’échec.

(note de Franck MARSAL pour histoireetsociete, mise à jour après publication suite à un contre-temps de ma part. Toutes mes excuses. )

CONCLUSION DE L’ENSEMBLE

Je vais conclure ce texte en me situant surtout dans le court terme. Ce faisant, je dirai que le dollar US a été un élément efficace de fonctionnement l’Impérialisme mondialisé au cours des années 1970-2005, soit 35 ans, ce qui n’est pas si mal, du point de vue des dirigeants et bénéficiaires de ce système. Aujourd’hui, ce rôle est en voie de se terminer. Cela dit, la bête n’est pas morte.

Sans doute le rôle du dollar US au cours de ces années a-t-il été plutôt celui d’un complément d’autres moyens que celui d’un moyen principal. Mais dans ce cadre secondaire, il a servi les objectifs qui lui avaient été assignés.

Après 1991, les capitaux monopolistes envahirent avec succès la Russie et ses Etats périphériques. Les populations de l’URSS défunte s’appauvrirent mais les entreprises qui s’installèrent dans ce pays en tirèrent d’importants bénéfices. Enfin, les taux de profit de l’intervalle furent fortement relevés par rapport à leur niveau des années 1970. Tout s’est passé, à cette époque, comme si la crise de suraccumulation durable du capital avait été surmontée.

Puis la situation s’est dégradée. En 2007-2008, la crise de suraccumulation a refait surface et, à partir des Etats-Unis, a ressurgi dans le monde entier. Le Président Obama alimenta généreusement en dollars les banques américaines en faillite. Mais les ennuis commencèrent avec la Russie, qui se mit à vouloir se développer de manière indépendante, en nationalisant quelques grands secteurs de l’énergie. Ses dirigeants ne s’imaginaient pas que cela puisse contredire les intérêts américains. Ils demeuraient confiants dans les promesses du pays frère qu’étaient encore à leurs yeux les Etats-Unis. Quant à la population chinoise, elle croyait encore elle aussi en la sincérité de l’Amérique. Mais ses dirigeants commençaient à s’inquiéter. Le grand financement de portée mondiale auquel procéda Hu Jintao en 2009 se révéla peu efficace et même contre-productif. Lorsque Xi Jinping et son équipe arrivèrent au pouvoir en 2013-2014, ils abandonnèrent les références keynésiennes classiques et cherchèrent à définir une «nouvelle normalité».

Retrospectivement, au vu de ce qui se passe aujourd’hui, on peut penser que le coup d’Etat de 2014 organisé par les Etats-Unis en Ukraine et la mise en place des accords de Minsk avec la volonté explicite, dès le départ, de ne pas les respecter pour faire de l’Ukraine une base de guerre contre la Russie, ne fut pas une coïncidence.

Les faux accords de Minsk furent décidés, j’en fais l’hypothèse, alors que l’Impérialisme commençait à douter de sa capacité à dominer le monde.

Si l’on considère la chronologie, il semble en effet que, après 2010-2015, la grande famille de l’Impérialisme ait perçu que son système de domination était en recul et que la mondialisation monopoliste, reposant sur le dollar, ne tenait plus les promesses des fleurs. Il fallait donc, pour ces dirigeants, mettre en œuvre les moyens «hard» ordinaires, ceux de la guerre. Ce qu’ils ont réussi à faire finalement, avec la perspective ultérieure de s’attaquer à la Chine, devenue trop forte à leur goût.

L’observation des faits montre cependant qu’ils ne sont plus de taille à dominer le monde comme ils l’avaient fait jusqu’alors. Ce sont de dangereux voyous, mais ce sont quand même des voyous affaiblis.

Le temps est sans doute venu de réfléchir à plus long terme sur ce qui pourra et devra remplacer la mondialisation monopoliste. Je reporte cette réflexion à plus tard. On peut cependant déduire quelques indications de l’observation de ce que fut le dollar comme instrument de l’impérialisme. Je vais en énoncer trois.

La première est que l’Impérialisme est incapable d’assurer par lui-même le développement économique des pays industriellement sous-développés. Ce système a pour but la rentabilité maximale du grand capital. Il utilise la monnaie en conséquence, que ce soit dans la phase de socialisation ou dans celle de la privatisation.

Les exigences du développement économique sont différentes de celles de l’impérialisme. D’une part, on peut le souhaiter, le mouvement de socialisation de la monnaie sera tel que des pays en apparence peu rentables en bénéficieront quand même. Le temps du post-impérialisme se doit de faire pleuvoir partout, même là où le sol n’est pas mouillé. D’autre part, la privatisation de la monnaie ne peut s’accomplir uniquement dans l’intérêt des prêteurs. Il faudra trouver de nouvelles règles, clairement écrites et respectées, dont l’application conduira effectivement au développement et non à l’appauvrissement des pays emprunteurs. La privatisation de la monnaie devra aussi se faire à l’avantage des pays en développement emprunteurs et non à l’avantage exclusif des capitaux monoplistes en quête de bonnes affaires.

La deuxième indication est que le fait de confier à la monnaie d’un seul pays le soin d’être monnaie mondiale n’est pas sain. Certes, dans le cas de l’impérialisme on sait que le dirigeants américains sont des voyous et l’on peut penser que les relations seront très différentes, par exemple avec un pays socialiste comme la Chine. Mais même un pays dont les dirigeants sont épris de justice, soucieux du bien commun et respectueux de chaque peuple, peut avoir des préoccupations internes différentes de celles des utilsateurs de sa monnaie. L’avenir se doit de reposer sur l’économie de plusieurs pays et donc sur plusieurs monnaies, voire sur une monnaie multiple et commune, non sur la monnaie d’un seul pays.

Le troisième point est une interrogation que je ne fais qu’énoncer. Est-il nécessaire , outre les monnaies nationales, de ne disposer que d’une seule monnaie, fonctionnant comme monnaie mondiale, pour unir le commerce, les investissements et les prêts des 200 pays du monde, très différents les uns des autres? Ne faut-il pas penser principalement à différents pôles monétaires quitte à ce que la communication soit établie entre eux au plan mondial. Cela signifierait que les monnaies importantes seraient les monnaies zonales et que la monnaie mondiale ne serait qu’un aspect secondaire du processus d’ensemble.

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1 Commentaire

  • Lemercier Denis
    Lemercier Denis

    Je trouve dans les travaux de J-C Delaunay des éléments de convergence avec ceux de Samir Amin

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