Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Il ne s’agit pas seulement de la Russie ni de l’Ukraine : dialogue entre Franck Marsal et Danielle Bleitrach.

Nous sommes un nombre sans cesse grandissant conscient des enjeux et qui comme Ziouganov disons que l’on ne peut rien espérer du statu quo, et que la vraie question est celle du socialisme. Le passage est périlleux et il doit certes tenir compte du passé, de ce qu’il nous enseigne mais également de ce qui surgit de nouveau, des questions concrètes auxquelles nous sommes confrontés.

Franck Marsal à propos du discours de Ziouganov sur “passer à l’offensive”

L’essentiel de ce discours s’applique parfaitement à la situation de la France. Macron réunit les “assises des finances publiques” et il est certain qu’on va en sortir avec de nouvelles propositions de privatisations, de nouvelles saignées du pays.

Le contexte est différent bien sûr, nous n’avons pas l’expérience de la révolution d’Octobre. Cependant, dans notre pays aussi, la bourgeoisie, qui n’a jamais été totalement écartée du pouvoir politique, les oligarques et quelques hauts fonctionnaires vont défendre la vente des biens de l’État.

Dans notre pays aussi, les industries clés sont en large partie détenues par des capitaux étrangers, notamment état-uniens, luxembourgeois, allemands… En 2017, un article du journal Les Échos (https://www.lesechos.fr/2017/09/bourse-ces-fonds-etrangers-detiennent-pres-de-la-moitie-du-cac-40-183302) détaillait le poids des fonds étrangers dans le contrôle des grands groupes français : selon cet article, 540 milliards d’euros d’actions de groupes français sont détenus par des non-résidents, qui détiennent 44 % des entreprises du CAC 40 et sont alors majoritaires dans 10 grands groupes du CAC 40. 33% de ces actions sont détenues par des fonds états-uniens, dont le fameux Blackrock, présent dans toutes les entreprises du CAC 40 et premier actionnaire de groupes comme Michelin ou Air Liquide et second actionnaire d’AXA.

En France également les milliardaires s’enrichissent et nous avons même cet extraordinaire privilège que l’homme le plus riche du monde est français, Bernard Arnault et la femme la plus riche du monde est française également Françoise Meyers-Bettencourt, qui à eux deux possèdent 270 milliards d’euros. (rappel : 1 milliard d’euros est la somme obtenue en accumulant un euro par seconde – jour et nuit – pendant 32 ans environ).

En France également, nous avons besoin de quelques grandes lois, comme le suggère Guennadi Ziouganov : ”Au lieu de ces rodomontades, il est grand temps d’adopter les lois que nous avons proposées sur la nationalisation, la planification stratégique, le soutien aux industries clés, la régulation des prix des produits de première nécessité, l’abolition de la réforme cannibale des retraites, le soutien aux enfants de la guerre, la loi sur “l’éducation pour tous” ! Soutenir de manière globale les entreprises populaires, dont la brillante expérience doit être étendue à l’ensemble de la Russie ! Et enfin, arrêter la fuite incontrôlée des capitaux à l’étranger !”

Pour la France, comme pour la Russie, l’expérience de développement de l’économie socialiste de marché chinoise est à étudier et doit nous inspirer.

A la différence de la Russie, nous n’avons pas beaucoup de ressources naturelles, Cependant, nous avons également un énorme acquis en savoir-faire, en sciences et en technologie, de grandes entreprises, des capacités productives énormes dans de nombreux domaines. Et nous avons, à nos portes, un grand continent, riche d’une population jeune, créative et combative et doté de riches ressources, mais auquel manque cruellement les savoir-faire que nous maîtrisons jalousement. Il ne tient qu’à nous de proposer à ce continent un large plan de développement équilibré, mutuellement respectueux de la souveraineté de chacun, et gagnant-gagnant, plutôt que de poursuivre la voie du néo-colonialisme, de la guerre, de l’étranglement économique et de l’Europe – forteresse.

Cela s’appellera en France aussi le socialisme et sans cela, “nous ne renaîtrons pas”.

une fois encore je vous recommande ce livre qui nous permet une réflexion sur l’URSS mais aussi sur la manière dont beaucoup de partis y compris le PCF a emboité le pas.

Danielle Bleitrach : Franck Marsal a raison l’essentiel est le but le socialisme, donc cela pose des questions stratégiques, celle du parti révolutionnaire, sans théorie pas de parti révolutionnaire, retour au marxisme ?

  1. basculement historique : Ce qui se passe en Ukraine mais aussi sur toute la planète, disons-nous souvent dans ce blog, est un basculement historique. Cela mérite une analyse de fond, mais pour faire court disons qu’il s’agit d’un passage irréversible par une accumulation de faits, d’événements à un bouleversement qualitatif, en l’occurrence la remise en cause de l’hégémonie des USA et de l’impérialisme occidental avec ses trois piliers économiques (le dollar en particulier mais aussi le développement scientifique et technique), politique (la mainmise sur la plupart des institutions internationales et la plus grande force militaire pour garantir cette mainmise), la domination idéologique avec son système de propagande. Ce bouleversement est irréversible parce que commandé par le rapport des êtres humains à la nature (voire à leur propre nature) (ce que le marxisme désigne comme la contradiction Forces productives X rapports de productions). Delaunay a parfaitement raison d’insister là-dessus. Cela détermine une crise, un ébranlement dit Marx auquel notre classe dominante (les monopoles financiarisés) ne savent répondre que par toujours plus de privatisations et de guerre comme expression des concurrences violentes. Par une exploitation accrue avec donc aggravation des contradictions à l’intérieur des rapports de production, à l’échelle mondiale autant qu’interne. En ce sens il est vrai que partout on assiste aux mêmes assauts et partout on sent bien que le tissu est impossible à ravauder.
  2. Le statu quo est impossible, il y a des poussées de fièvre et une guerre de position qui tient lieu de paix. la paix temporairement acquise ne peut pas durer, pas plus que les conquis sociaux toujours remis en cause. Il n’existe plus de “réformes” qui soit si peu que ce soit dans l’intérêt des prolétaires. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas tenter ces luttes pour empêcher la guerre ou l’aggravation de la situation des travailleurs, de la jeunesse, des peuples en voie de développement, parce que l’impérialisme blessé est de plus en plus dangereux, parce qu’il n’y a aucune raison de se laisser faire, mais surtout parce que cela est indispensable à la conscience de la nécessité d’un changement de société, de pouvoir : le socialisme, les formes de coopération qui succéderont à la concurrence de la propriété privée et de l’accumulation en terme de seul profit.
  3. Donc le but, le socialisme celui qui peut seul assurer la paix et les conquis réels. Un parti communiste n’a pas d’autre but. Son but est le socialisme, pas celui de constituer des alliances, des coalitions dans lesquels d’ailleurs il accepte d’être une roue de secours d’une démocratie bourgeoise qui a failli. Il faut comprendre cette faillite “bourgeoise” en mesurer le discrédit et y répondre. Mais continuer à envisager des coalitions comme si rien n’avait eu lieu, y compris comme si nous étions aux temps du Front populaire, ce sont des analogies qui nous éloignent du but et renforcent le capital sous ses aspects les plus autoritaires, les plus fascisants. Le parti communiste crée lui même l’idée qu’il n’a aucune légitimité à prendre le pouvoir. C’est exactement le contraire de l’attitude de Lénine, quand la situation en Russie était catastrophique et que les partis bourgeois s’interrogeaient sur qui oserait assumer ce désordre, cette misère, il a répondu : Nous au nom du petit parti bolchevique.
  4. Les partis communistes devenus forces d’appoint de combinaisons politiciennes de la démocratie bourgeoise, il n’y aurait plus de prolétariat : c’est de cette capacité à résoudre les problèmes du pays eux seuls avec tous que les communistes de l’eurocommunisme ont détruite, leur programme n’est pas pris en compte seul compte l’homme providentiel auquel ils doivent se rallier.
  5. Communisme égale non pas dictature du prolétariat mais d’un tyran : et ils ont eux-mêmes accepté cela en accusant ceux qui avaient eu le courage d’affronter le pire d’être des “dictateurs”. Nous poursuivons la ligne de l’eurocommunisme alors que nous avons perdu ce qui le nourrissait : les illusions khrouchtchéviennes sur la proximité du communisme alors même qu’était enrayé le développement des forces productives socialistes et qu’un retard commençait à surgir. Ce qui a culminé avec Gorbatchev, qui non seulement ne prend pas les mesures pour combler le retard, mais l’aggrave par la désorganisation et l’utilise pour détruire l’État socialiste, commence de fait la privatisation livrée aux monopoles étrangers.
  6. Gorbatchev qui détruit l’État socialiste qui au nom du retard des dites forces productives qui auraient exigé un type d’intervention peut-être comparable aux mesures chinoises, a créé les conditions de la désorganisation de l’État, a tout fait pour obtenir la paix à n’importe quel prix, jusqu’à détruire le pacte de Varsovie et se contenter de vagues promesses. L’Eurocommunisme est allé dans le même sens, celui de la destruction organisationnelle, de la formation des militants. et la soumission à la social démocratie, type Mitterrand et Jospin privatisant à tour de bras. La coalition soumission à la social démocratie était dans la même logique. Si le 38e congrès a ouvert une porte vers l’autonomie, le 39e congrès a été une régression par rapport à un effort méritoire d’autonomie mais qui est resté limité à une candidature présidentielle et qui n’a concerné ni le parti, ni la formation des militants, leur information qui a été abandonnée aux liquidateurs.
  7. La nécessité d’un parti prolétarien autonome révolutionnaire, ce n’est pas une invention de Lénine, dès Marx à partir de l’expérience de la lutte des classes en France, en 1850 (1) explique comment à l’heure où ils sont opprimés et voient leur situation se dégrader les petits bourgeois démocrates “prêchent l’union et la réconciliation, ils lui tendent la main (…) autrement dit, ils tentent de fourvoyer les travailleurs dans une organisation de parti où prédomine la phraséologie social-démocrate avec ses généralités qui dissimulent les intérêts particuliers, les revendications concrètes du prolétariat ne devant pas être formulées sous prétexte de troubler la paix bien aimée. Une telle association tournerait à leur seul avantage et entièrement au désavantage du prolétariat, lequel perdrait entièrement sa position indépendante, chèrement acquise, pour retomber au rang de simple appendice de la démocratie bourgeoise officielle” (p. 552). On s’y croirait du front de Gauche à la Nupes (un des grands mérites de Roussel est de refuser l’association permanente à partir des élus et des ambitions de Mélenchon). On pense également à Syriza, à Podemos… Et la vague d’extrême droite que cela finit par engendrer. Ils n’en sont pas l’origine, c’est le capital qui les utilise pour détruire les organisations prolétariennes et pour créer une “radicalité” fasciste.
  8. Est-ce que pour autant cela interdit tout rassemblement des partis et des organisations sur un point précis ? Là encore Marx est très clair :” Quand il s’agit de livrer un combat à un adversaire commun, nul besoin d’une union particulière. Dès qu’il faut combattre directement un tel ennemi, les intérêts des deux partis, pour le moment coïncident, et comme par le passé, cette alliance calculée seulement pour une courte durée se nouera spontanément. (p.353) Marx ajoute par ailleurs que cette règle doit être d’autant plus respectée que le prolétariat est faible.

Je pense qu’à des degrés divers nous sommes un certain nombre dans ce blog et ailleurs à être dans les grandes lignes convaincus d’être à ce rendez-vous de l’histoire, certes nous sommes dans un moment difficile, dangereux mais où pour la première fois depuis les trente dernières années s’ouvre une grande période de révolution sociale qui a besoin de l’intervention de tous, d’organisation, d’action autant que de réflexion, c’est un espoir. Le plus dramatique est le temps perdu en chapelles se censurant mutuellement alors que l’on voit à travers les traductions internationales et les interventions des camarades à quel point nous avons tous conscience au moins d’une part de cette réalité, c’est pour cela que je plaide pour une internationale où comme le dit Franck Marsal nous viendrions confronter les expériences et les réflexions sans caricature.

Par ailleurs , on assiste à un retour vers Marx, universitaire mais pas seulement… Nul doute que ce retour ait à voir avec le rôle de la Chine. Parce que comme nous le voyons dans la rencontre entre la Chine et Blinken celle-ci est en situation de maîtrise diplomatique mais qui repose sur une meilleure adéquation avec ce que nous avons défini comme la contradiction de base, les forces productives et les rapports de production, en offrant à l’ensemble de la planète y compris les pays du sud, une modernité qui puisse passer par une autre voie que celle de l’impérialisme dont le coût s’avère trop élevé pour la planète. Dans un tel contexte, comme le note dans son récent livre Isabelle Garo, jusqu’à présent la stratégie est restée l’apanage soit des entreprises et du management capitaliste, soit d’un post marxisme niant le rôle des classes sociales et celui de l’État, du parti organisé, on s’intéresse à nouveau à Marx, à un retour de Marx stratégique sur le plan politique, celui de l’État, mais aussi le Marx du Capital. (2)

Danielle Bleitrach

(1) K. MARX adresse du comité central de la Ligue des communistes (mars 1850) dans œuvre politique de la pléiade (P.547 à 567 ) c’est un moment de rupture pour Engels et Marx, Engels écrit d’ailleurs une lettre le 13 février 1851 où il constatera le soulagement d’une telle rupture: “D’ailleurs, nous n’avons pas au fond trop à nous plaindre que “les petits grands hommes” nous craignent : n’avons-nous pas fait depuis tant d’années comme si le ramassis était notre parti, alors que nous n’avions pas de parti et où les gens que nous considérions, tout au moins officiellement, comme nos partisans – sous réserve de les appeler bêtes incorrigibles entre nous – ne comprenaient même pas les rudiments de nos travaux(p. 546). Même si Engels se moque de ce parti-là, celui marqué par la domination bourgeoise, il est en train de surgir la nécessité d’un parti de la classe ouvrière et la dictature du prolétariat. Et ceci, à partir de la réflexion sur la lutte des classes en France mais aussi ce qu’il envisage être le Capital et qui va déboucher en 1857 sur la Critique de la méthode de l’économie politique, mais qui en fait a débuté par l’Idéologie allemande et qui franchit une nouvelle étape dans laquelle la question du parti se pose par rapport au rôle révolutionnaire du prolétariat mais dans une nouvelle articulation des modes de production.

(2) Isabelle Garo Communisme et stratégie : repenser les médiations politiques, par Isabelle Garo (Verso, 2023)

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