Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Grèce : l’Histoire et ses célébrations, de la démocratie…

Bonjour les amis, je vois avec satisfaction à quel point vous avez assuré, Marianne et les autres… Moi j’ai subi une cure de désintoxication totale… Je vais reprendre pied en tentant de partager avec vous cette immersion dans un pays proche et lointain. En Grèce, l’histoire est omniprésente et j’en ai profité pour me livrer à dix jours de méditation sur ce thème qui est celui de notre blog.

illustration : le mont Taygète et le monument à la résistance

J’ai été accueillie à l’aéroport d’Athènes et transportée de nuit jusqu’à Tripi – un village faubourg de Sparte que l’on a surnommée “la petite Moscou”- par une amie communiste, Maria. Elle est née et a longtemps vécu en France; elle me servira d’hôtesse, d’interprète et de chauffeur. Brune, d’une cinquantaine d’années, veuve d’un certain Thémistocle, un visage à l’ovale parfait, celui des statues grecques de nos musées, elle en a conservé les couleurs: un teint hâlé, aux joues pleines et lisses, roses, des yeux noirs profonds et lumineux, des sourcils épais tracés au pinceau comme des ailes au dessus d’un nez droit. L’ensemble donne de la volonté à l’expression, comme le corps, trapu, fort et l’enlacement amical de l’accueil, cet enveloppement chaleureux. Cette attention, ce regard bienveillant sur vous, je le retrouverai souvent, en Grèce, le terme xénophobie a son contraire: on est xénophile, ami de l’étranger, soucieux de partager avec lui le repas mais aussi les émotions.

Dès le réveil, elle me conduit sur le sommet du mont Taygète, dans un lacis de route de montagne vers des pics impressionnants. On dit que quand l’avion chute, tous les passagers deviennent croyants: je me signe fréquemment, quand un coup de volant parait nous suspendre à la limite de la roche sombre. Ce signe de croix je prendrai l’habitude dans le sillage de Maria de l’esquisser dans toutes les églises dans lesquelles elle me conduira. Est-ce que Maria et d’autres amis communistes rencontrés ont la foi orthodoxe ou non? Elle a voulu participer le soir de Pâques orthodoxe aux cérémonies qui durent des heures. Mais elle rit beaucoup du courrier que lui a envoyé une autre amie où l’on voit Staline en icône byzantine et la proclamation traditionnelle “Il est ressuscité! “

Il est difficile, voire impossible, vous le constaterez, de pénétrer dans les replis de la vie intérieure d’un Grec, ses relations non seulement avec l’orthodoxie, mais avec une sorte de chamanisme, une conception de la nature, de sa propre nature. Il se ferme comme une huitre dès que vous tentez d’en parler ou, comme le camarade Vassili, il se moque en disant “je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien”… Pourquoi est-ce que je pense aux ambiguïtés du camarade russe Ziouganov dans ce domaine de la foi. Cela va encore plus loin que l’orthodoxie, un lien très ancien entre le divin primitif et les travaux des champs… il y a au détour d’un chemin de montagne, ces camionnettes délabrées, un homme un apiculteur est assis devant le véhicule, sous une tente de chiffons et une dizaine de ruches, il les transporte pour que les miels aient des saveurs multiples et que les abeilles se gorgent de divers pollens… Ziouganov est apiculteur lui aussi, comme le héros du film d’Angelopoulos à la recherche du sens de la vie…

Le mont Taygète est une chaîne dénudée dont les sommets sont des pyramides qui projettent leur ombre parfaite sur la vallée de Sparte. Il est le lieu de légendes diverses la plupart consacrées au dieu Hélios, qui n’est pas encore devenu Apollon et reste proche du chaos primitif.

La voiture s’arrête devant un monument, nous surplombons un espace immense dont Maria me désigne les lointains bleutés en m’assurant que c’est la mer là bas… son reflet se confond avec le panorama grandiose de la chaine dont les sommets dépassent les 2000 mètres et sont encore couverts de neige, sans la moindre végétation, mais leurs flancs à mi-parcours se couvrent d’orangers qui ploient sous les fruits. Et des fleurs odorantes, des herbes aux qualités multiples, sont broutées par des moutons avec des bergers venus du fond des âges comme dans toute la méditerranée. Ils nous saluent au passage, ils savent où nous allons et ils connaissent Maria.

C’est un monument dédicacé aux résistants communistes grecs qui tenaient ce maquis. Des noms de jeunes gens avec l’insigne du KKE. Le premier acte que je doit accomplir c’est de m’incliner devant cette stèle, Maria a les yeux plein de larmes et dans ce col dévasté sous les cônes parfaits dressés par le dieu Hélios, je dois me livrer à ce rite qui nous unit elle et moi puisque nous sommes communistes et que je suis accueillie à ce titre dans la sauvage Laconie.

Il faudra vous y faire, je reviendrai souvent sur la célébration et les rites, ne croyez pas qu’il s’agit seulement du passé, c’est ce qui travaille notre présent et notre avenir. J’arrive de France, et ici, dans les rencontres et repas amicaux on ne cesse de m’interroger sur le mouvement contre la réforme des retraites. Les communistes grecs sont non seulement curieux de ce qui se passe mais il y voient quelque chose de l’ordre de l’identité française, ils aiment et admirent notre esprit rebelle. Ces questionnements m’obligent à approfondir ce qui m’a stupéfaite et pourquoi le cacher profondément blessée dans le congrès marseillais du PCF. Je découvre ici que la France mon pays a renoncé au travail essentiel qui se mène ici : l’histoire, les rites de célébration permettent d’unir les générations, il s’agit d’une transmission qui remonte à la nuit des temps et réinterprète la relation des êtres humains à la nature, mais qu’un événement a en quelque sorte marqué d’un sceau dont je découvre qu’il est celui de l’Europe. Le bref épisode du pouvoir nazi a été déterminant pour l’évolution de l’Europe et ici où il a atteint un paroxysme on le sait, alors que chez moi on a choisi de l’ignorer. Ce congrès du PCF n’a jamais uni les générations en célébrant l’histoire aussi glorieuse du PCF que celle que parti communiste de Grèce. Il n’a pas pu parler du socialisme puisqu’il n’a pas témoigné de ce moment si particulier où avec le communisme, la démocratie a connu un maximum d’extension.

Ici, on est communiste par tradition familiale, c’est la force et la faiblesse du KKE. La politique est ancrage de classe mais aussi philosophie. Cette histoire familiale parfois parait plonger ses racines jusque dans la Grèce antique, l’invention de la “politeia” que l’on pourrait traduire non par la politique, mais par la Constitution. C’est-à-dire un contrat citoyen qui expose l’équilibre établi entre les différents pouvoirs, les nomoï, les lois sans lesquelles il ne peut exister d’Etat et dont la rédaction est l’acte constitutif du dit Etat. Avec un débat ouvert sur le meilleur type d’Etat. La démocratie est fondée sur l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité de tous devant la loi sans distinction d’origine.

Dès le premier repas, celui du dimanche de Pâques auquel j’ai été conviée, j’ai été confrontée à la profondeur de ces interrogations, et à ce qui se joue dans la transmission dont les communistes sont porteurs. Nos hôtes, le maître de maison, “Peter” qui avait mon âge à quelques jours près, quatre vingt cinq ans, un ouvrier du bâtiment, veuf et sa gouvernante, Thalia, la cinquantaine, tous les deux communistes. Après avoir été longtemps exilé au Canada où demeuraient encore ses enfants et petits enfants, Peter avait voulu revenir dans sa Laconie natale d’où l’avait chassé la misère. Il avait bâti de ses propres mains cette maison accrochée au flanc de la montagne. Il avait refusé les conseils de l’ingénieur pour lui l’essentiel était de prévoir les fenêtres et les terrasses pour bénéficier du panorama, des heures d’ensoleillement et de laisser végétation et vie animale s’épanouir pour que chaque heure soit plénitude. “Dieu est nature” m’a confié cet homme qui avait des dons de bâtisseur et de chasseur. Le sous-sol était empli de coupes et de souvenirs de Cuba, auquel il vouait un amour sans limite. Enfant, il avait connu cette atroce famine sans laquelle on ne comprend pas la résistance grecque et l’invention du communisme comme une démocratie aboutissement de toutes les recherches de l’antiquité grecque. Il s’était fabriqué un fusil, il me l’a montré, la gâchette était un clou, la poudre était dans un tuyau mousqueton et l’enfant tuait lapins, mêmes marcassins qui avec des racines bouillies permettait la survie. Immigré au Canada il avait poursuivi son entrainement et s’était attaqué au gros gibier, des élans de mille kilos… des bêtes énormes et l’une en mourant avait versé des larmes. Il n’a plus jamais chassé, “je ne tuais plus pour vivre, il fallait arrêter!” Thalia me propose de revenir manger un de leurs coqs, ils en ont trois pour huit poules, c’est trop! J’interroge Peter: “est-ce toi qui va le tuer? Non dit Thalia c’est moi qui tue, lui ne peut plus.

Ce jour-là cet homme, m’a expliqué sans la moindre fanfaronnerie qu’il savait tout faire de ses mains. Il a secoué la tête : Pourquoi n’ai-je pas pu apporter tous ces dons à mon pays, pourquoi un enfant aussi pauvre que moi a-t-il du apprendre à lire, à compter, à s’éduquer en contrebande ? Il a commenté “Nous les Grecs nous avons inventé la démocratie. Les riches, les puissants, chez nous avec leurs complices étrangers non contents de nous la voler, en ont fait son contraire et ils nous ont infligé leur tyrannie au nom de cette caricature de démocratie”. Ils continuent.

Il parlait de la Grande-Bretagne, de Churchill et des Etats-Unis, qui n’ont pas laissé la démocratie que leur résistance, leur lutte collective contre la famine, ce don de leur vie des jeunes maquisards avait commencé à mettre en œuvre et qui leur a été interdite. Ce même homme me parle de la nature dont il ne peut se passer, de ce silence de la montagne mais aussi de la Chine en qui il voit l’avenir. Il conclue en me montrant la photo de son petit-fils resté au Canada, il commente: “un petit grec est le meilleur dans sa classe d’apprentissage du chinois. “

Partout, à chaque instant durant ce séjour, je vais vivre la référence à l’histoire comme un empilement des temps. Maria ne cesse de s’arrêter devant des monuments aux morts, elle me commente les fait héroïques et souvent sa voix s’étrangle, son visage grimace pour retenir les larmes. Les fascistes tentent parfois de barbouiller ces lieux de mémoire avec de la peinture, mais dès le lendemain ils sont nettoyés par les militants du KKE, chacun se considère comme le gardien et prévient le siège du parti local.

J’ai parfois du mal à être à la hauteur de cette émotion collective mais plus j’avance dans cet univers grec plus je découvre à quel point quelque chose en moi a été détruit, je suis amputée de l’histoire, de ma propre histoire.

Je réalise le choc négatif qu’a été ce congrès du PCF qui avait lieu dans ma propre ville, l’antique Massalia et dans lequel ni moi, ni mon compagnon Pascal Fieschi torturé par la Gestapo, qui avait comme le secrétaire du KKE Nikos Zachariadis avait été déporté à Dachau, n’avions plus notre place. Soyons clairs et directs : ce Congrès-là, en avril 2023, m’a fait percevoir la distance qui s’était instituée entre moi et les héritiers de mes compagnons de jadis. Ces gens-là, ceux en particulier de l’ouverture du Congrès ne nous ressemblaient pas, n’avaient rien à voir avec ce que nous avons été et que je retrouve dans une sorte de paroxysme en Grèce.

Tous mes combats depuis une trentaine d’années ne sont alors que le fruit d’une illusion. En réalité, les gens qui dirigent et animent le PCF aujourd’hui ne sont pas tombés aussi bas que je l’imagine parce qu’ils ne se sont jamais élevés aussi haut que je l’ai cru. Il s’avère que nous sommes dans un basculement du monde qui en appelle à l’humanité, celle de ce sommet, celle où le chaos n’est pas désordre mais ouverture, renaissance. Ces héritiers ou plutôt ces copropritétaires du sigle et des biens ne le sont que devant notaire, mais je n’éprouve même plus le sentiment de spoliation. Ils n’en sont pas là dans ce basculement de l’histoire, mais parfois à la simple occupation des places. Ils attendent le vainqueur des tractations de sommet sur la ligne d’arrivée. Cela n’a rien de criminel, pour cela point n’est besoin de se positionner dans l’immensité du temps et de l’espace, le seul problème est quand cela rend incapable d’être là où l’on peut soulager la peine des êtres humains ordinaires, les simples ceux qui transportent leurs ruches d’herbage en herbage, ceux qui construisent leurs maisons de leurs mains et font la plus exquise des cuisines avec quelques tomates qui ont encore du goût.

J’ai cru en eux, en ces héros des monuments parce que j’appartenais à un peuple paria et qu’eux seuls acceptaient de me tenir la main dans le camp de concentration. J’ai cru que si, comme eux, j’étais humaine, bienveillante, désintéressée, cela me protégerait de la haine de mes semblables “nolli me tangere”, “ne me touche pas”, je ne suis qu’une plaie… Aujourd’hui face à ce que les héritiers des biens et du sigle sont devenus il n’y a plus que la quête de la distance…

Cette méditation sur l’amputation de la transmission, l’impossible unité des générations va hanter et enrichir ce voyage en Grèce en ce printemps 2023, celui de mes quatre-vingt-cinq ans. Je ne sais qui cela va intéresser mais il faut vous faire une raison, vous allez subir cette parenthèse et ce qu’elle m’a aidé à comprendre sur en particulier le communisme et la démocratie dans un temps de basculement historique.

Danielle Bleitrach

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2 Commentaires

  • Francis
    Francis

    Pourtant nous t’avons écouté et parfois compris…

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  • Philippe 2
    Philippe 2

    Merci pour cette méditation, sa plénitude, sa force apaisante.
    Et le chat, qu’en pense-t-il ?

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