Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Edmundas Kasperavičius : “La Chine dans son développement est en train de dépasser l’Occident “

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Le chemin menant aux bonnes relations actuelles entre Moscou et Pékin a été long et difficile

par Giedrius Grabauskas

Le colonel de réserve lituanien Edmundas Kasperavičius a longtemps vécu en Russie. Il a participé à des missions internationales en Afghanistan, mais les chemins de la vie l’ont également conduit dans des contrées lointaines. Edmundas a longtemps vécu en Chine, où il travaillait comme diplomate.

Edmundas Kasperavičius

Kasperavičius est né en Lituanie en 1945, où il a grandi et terminé sa scolarité. Puis il est entré dans une école militaire, et en tant qu’officier de l’armée soviétique, il a servi dans différents endroits de l’Union soviétique, notamment en Sibérie et en Extrême-Orient. Mais surtout, Kasperavičius est un sinologue, il connaît très bien la langue, les traditions et la culture de ce pays. Il ne peut pas retourner en Lituanie parce que le régime pro-fasciste au pouvoir l’a depuis longtemps placé sur la liste des personnes indésirables. Ce n’est pas particulièrement surprenant, car ces néo-nazis du 21e siècle ont déjà poursuivi un certain nombre de patriotes lituaniens.

Nous nous entretenons avec Edmundas Kasperavičius sur divers sujets d’actualité – pourquoi il a un jour choisi de faire des études chinoises, si c’était intéressant à cette époque lointaine, si la Chine est vraiment en train de devenir la puissance dominante dans le monde et s’il est possible de croire des phrases comme “la Chine va conquérir la Sibérie”.

SP : Aujourd’hui, la Chine attire particulièrement l’attention des Russes, et pas seulement des Russes. Mais il y a un demi-siècle, le sujet de la Chine n’était pas particulièrement brûlant. Alors pourquoi, à l’époque, avez-vous choisi d’étudier les études chinoises, ou, comme on l’appelle aujourd’hui, la sinologie, et décidé d’étudier la langue ?

– Oui, j’ai commencé à apprendre le chinois il y a 53 ans, en 1970. Seulement, je n’ai pas choisi cette langue, c’est la mère patrie qui me l’a ordonné. Il est vrai que cela ne me dérangeait pas du tout. Je connaissais des langues européennes – le lituanien, le russe et l’anglais – et j’étais même curieux de voir si je pouvais maîtriser “l’écriture chinoise”. J’étais également flatté par le fait que je serais le premier Lituanien à maîtriser le chinois.

Et je ne peux pas dire que la question chinoise n’était pas d’actualité à l’époque. Si, elle l’était, et comment ! C’est pourquoi l’Union soviétique avait un besoin urgent de sinologues.

Même moi, jeune lieutenant, j’ai dû étudier ce pays non de manière distanciée, mais au contraire de très près. En 1967, je me trouvais déjà à la frontière soviéto-chinoise et, en 1969, j’ai assisté aux événements sanglants sur l’île Damanski, à la frontière extrême-orientale du fleuve Oussouri.

C’est au cours de ces années que les relations fraternelles entre les deux grands voisins, qui avaient été jusqu’à récemment fraternelles, se sont fissurées temporairement en raison des politiques irréfléchies, opportunistes et parfois personnalisées des dirigeants des deux pays.

Je pense qu’il est nécessaire de s’attarder plus en détail sur le rôle des hommes politiques de l’époque dans les relations interétatiques entre l’URSS et la Chine.

Par exemple, la question territoriale. Jusqu’à une certaine époque, les problèmes territoriaux n’ont eu aucun impact sur les relations sino-soviétiques. Personne ne s’intéressait à l’île Damanski, inhabitée et souvent inondée. Pas plus que la colline de Zhalanashkol, à la frontière occidentale entre l’Union soviétique et la Chine. Les choses auraient pu continuer ainsi pendant des centaines d’années, s’il n’y avait pas eu la politique…

Les témoins et les transcriptions des contacts entre Mao Zedong, Zhou Enlai, Deng Xiaoping d’une part et Staline, Khrouchtchev, Brejnev d’autre part montrent que les dirigeants des deux pays se sont rendus coupables d’avoir précipité les relations véritablement fraternelles des deux nations dans une situation d’hostilité. Dans ce cas précis, on peut parler de partage des responsabilités.

Les contributions indignes de la partie soviétique comprennent l’arrogance certaine de Staline à l’égard de Mao Zedong, son “humour noir caucasien” ; la grossièreté diplomatique de Khrouchtchev, ses gaffes lors de la première rencontre avec Mao Zedong à Pékin en 1954 et son incapacité à les oublier ; les remarques provocatrices de Malinovski lors de la dernière visite de Zhou Enlai à Moscou en 1964, qui a déclaré : “Nous en avons fini avec Khrouchtchev, maintenant vous devez vous débarrasser de Mao”, et bien d’autres choses encore.

Des “contributions” similaires ont été apportées par la partie chinoise : l’attitude narquoise de Mao à l’égard de Khrouchtchev lors de ses visites en Chine en 1958 et surtout en 1959, décrite en détail dans les mémoires de témoins oculaires ; les prétentions de Mao à la direction du mouvement communiste mondial après la mort de Staline ; sa manière plutôt arrogante de “soutirer” à Khrouchtchev des éléments de technologie nucléaire et bien d’autres choses encore.

Mais l’essentiel, à mon avis, est que la Chine du président Mao et l’Union soviétique de Khrouchtchev ont adopté des orientations stratégiques diamétralement opposées.

Le président Mao a opté pour une construction accélérée du socialisme en Chine – “le grand bond en avant”, la création généralisée de “communes”. Et sur la scène mondiale, il s’agissait de détruire le “tigre de papier” (l’impérialisme).

Khrouchtchev, au contraire, misait sur la “déstalinisation”, la “libéralisation” en politique intérieure et la “coexistence pacifique” avec l’impérialisme en politique étrangère.

Les actions douteuses et, comme l’histoire l’a montré, erronées des dirigeants des deux pays en matière de politique intérieure et extérieure ont fourni suffisamment de “faits” pour travailler la population des deux pays dans un esprit d’hostilité.

Le “dégel de Khrouchtchev” en Chine a été qualifié de “révisionnisme”. Le président Mao n’a pas du tout apprécié la façon dont Khrouchtchev a traité Staline, quand il a critiqué son “culte de la personnalité” et a fait retirer son corps du mausolée. Les événements de 1956 en Hongrie et de 1968 en Tchécoslovaquie ont donné à la Chine le prétexte pour déclarer que l’URSS avait emprunté la voie de l'”impérialisme socialiste”. Le déploiement de missiles nucléaires à Cuba a été qualifié par Pékin d’aventurisme, et leur démantèlement et leur retrait de capitulation.

L’URSS a vivement critiqué la “politique des trois drapeaux rouges”, le “Grand Bond en avant”, en particulier la “révolution culturelle”, et le culte de la personnalité de Mao. L’URSS n’a pas soutenu la Chine lors de la guerre frontalière de 1962 avec l’Inde.

Pratiquement tout ce qu’une partie faisait ne convenait pas à l’autre.

La situation à la frontière sino-soviétique commence à s’aggraver à mesure que les différences idéologiques, politiques et personnelles entre les dirigeants s’intensifient. L’île Damanski a été l’une des occasions et l’un des lieux de tension. Tout d’abord, des citoyens chinois ont été délibérément organisés pour pénétrer sur l’île, alors que les dirigeants chinois savaient pertinemment que, selon les documents, même injustes, l’île était soviétique. Par la suite, les Chinois ont été envoyés jusqu’au chenal du fleuve avec des pancartes, comme pour indiquer l’endroit où la frontière devait passer.

Entre-temps, la communication entre les gardes-frontières chinois et soviétiques est restée relativement civilisée, mais la logique inexorable des événements a rapidement dégénéré en disputes verbales et en confrontations physiques. Les bâtons, les couteaux, les carabines et les fusils d’assaut ont alors fait leur apparition.

Le 2 mars 1969, la quantité s’est transformée en qualité, le sang a coulé et des soldats soviétiques et chinois – otages innocents de cette politique – ont été tués.

En d’autres termes, si l’on veut, on peut toujours trouver des formes et des méthodes pour faire monter les tensions entre des pays.

En tant que personne liée à la Chine depuis 56 ans maintenant, dont 26 où j’ai vécu et travaillé dans ce pays et créé une famille lituanienne-chinoise, je peux dire en toute confiance que les dirigeants actuels, et en fait les peuples de Russie et de Chine, se souviennent des erreurs de leurs prédécesseurs et ne les répéteront pas dans l’avenir prévisible le plus proche.

L’amitié entre la Russie et la Chine est aussi la base du nouvel ordre mondial qui se dessine et qui prend en compte les avantages non seulement du capitalisme exploitateur, mais aussi du socialisme, une société juste pour la majorité. C’est la garantie de la pérennité de cette amitié.

SP : Votre position sur le thème de la Chine contemporaine est intéressante : ce pays occupe une place quasiment dominante dans le monde selon différents indicateurs économiques, et sa forte influence est évidente même dans les pays lointains d’Afrique et d’Amérique latine. Pensez-vous que la Chine deviendra la principale puissance mondiale dans un avenir proche et qu’elle pourra supplanter les États-Unis ?

– Un nouvel ordre mondial est en train de se construire. Un ordre mondial complètement nouveau !!! Un monde dominé par une seule superpuissance ne se reproduira pas.

La Chine et la Russie, non sans la participation d’un certain nombre d’autres pays importants de tous les continents, réunis au sein des BRICS, de l’OCS et d’autres organisations internationales, réfléchissent depuis longtemps à la nécessité de “remettre à leur place les États-Unis”, complètement déchaînés après la chute de l’URSS et de construire un ordre mondial qualitativement nouveau et bien pensé. Le moment est venu de passer à l’action dans tous les domaines envisagés à l’avance, notamment économique, financier, diplomatique, idéologique et, depuis février 2022, militaro-technique.

Je sais que les Chinois ont une mentalité complètement différente de celle des Anglo-Saxons. Ils comprennent qu’un pays, aussi puissant soit-il, ne peut pas et ne doit pas diriger le monde. C’est pourquoi je ne doute pas que le monde ne sera pas unipolaire, avec la Chine qui prendrait la place des États-Unis.

Je pense que le monde bipolaire, dans lequel il y a eu une confrontation féroce entre deux systèmes mondiaux opposés, voire antagonistes, une lutte à mort, ne se répétera pas non plus ; dans cette lutte, comme on le comprend généralement, le système capitaliste des “prédateurs” a vaincu le système socialiste des “mammifères” par un processus naturel. On dit que c’est une loi de la nature que les plus forts survivent. Mais une autre loi est également connue : sans les “mammifères”, les “prédateurs” périssent.

La Chine est déterminée et croit fermement à la possibilité d’une coexistence égale, d’une coopération et d’un développement complémentaire entre différents pays. D’autant plus qu’elle possède une brillante expérience de la mise en pratique de la loi de la dialectique (et de la nature aussi) de l’unité et de la lutte des contraires (capitalisme et socialisme). Le monde entier peut constater qu’il s’agit d’une expérience brillante et scientifiquement étayée !

La Chine propose aujourd’hui d’étendre cette approche scientifique du développement humain au-delà de ses frontières. Mais pas dans le but d’assurer sa propre domination. Une évaluation correcte de l’expérience de l’ordre mondial bipolaire et unipolaire conduit logiquement à une définition scientifique du “juste milieu” (1). Il semble qu’il ait déjà été trouvé, et de plus en plus de pays dans le monde comprennent l’essence de l’exemple chinois.

SP : Que pouvez-vous dire des ragots populaires – “les Chinois vont s’emparer de la Sibérie”, ou “l’expansion chinoise va submerger la Russie” ? Je pense que les centres de propagande occidentaux ont également exercé une certaine influence ?

– J’ai abordé la soi-disant “question territoriale” entre la Russie et la Chine dans ma réponse à la première question. J’ajouterai ceci :

Ce serait bien s’il ne s’agissait que de ragots. Malheureusement, ce ne sont pas des ragots, mais une arme dont le nom est “diviser pour mieux régner”. Je me souviens bien que des forces bien connues dans le monde, dans leur propagande par l’intermédiaire de Voice of America et des stations de radio Svoboda*, effrayaient déjà le peuple soviétique, en particulier les Russes, avec le “péril jaune”. Que d’anecdotes savoureuses (2) sur le sujet !

A l’époque, il s’agissait de briser les relations fraternelles qui s’étaient développées entre l’URSS et la RPC suite à la victoire des communistes chinois sur le Kuomintang en 1949 et à la transition de la Chine vers le socialisme.

À l’époque, les Chinois construisaient le socialisme sur le modèle soviétique, qui s’est avéré imparfait. L’Union soviétique n’a pas pu résister à la concurrence du capitalisme et s’est détournée de la voie choisie par Lénine et ses associés, se précipitant dans la direction opposée. La Chine ne s’est pas écartée de cette voie, après des péripéties très difficiles de la lutte politique interne, elle a pris en compte les inconvénients du socialisme à la soviétique, a apporté sa propre contribution à la science de la construction du socialisme et met aujourd’hui cette science en pratique avec succès. Et je sais pertinemment que la science est honorée en Chine !

Cela dit, réfléchissons à la question suivante : pourquoi la Chine envisagerait-elle de “s’emparer” de la Sibérie ou de l’Extrême-Orient si elle s’est fermement engagée sur la voie de la construction d’une “communauté mondiale d’un seul destin”, de la coexistence sur un pied d’égalité, de la coopération et du développement complémentaire des différents pays ? Une telle voie pacifique ne laisse aucune place à l’agression et à l’occupation d’autres pays.

Si de tels plans ont existé, ils ne sont pas réalistes. À notre époque d’armes de destruction massive, toute tentative de mise en œuvre de tels plans se solderait à coup sûr par une guerre thermonucléaire mondiale, puis par la fin de l’humanité, y compris de la Chine. La Chine en est parfaitement consciente.

Et le développement pacifique conjoint des richesses de la Sibérie (qui se met déjà lentement en place) promet une réelle prospérité à la fois pour la Sibérie et pour la Chine à l’avenir.

Par ailleurs, alors qu’auparavant seuls les Soviétiques, et principalement les Russes, étaient visés par la propagande du “péril jaune”, les Européens le sont désormais également. La raison en est évidente : la Chine dépasse l’Occident dans son développement et montre l’exemple de la construction d’une société progressiste et humaine. Elle doit être freinée. Il faut discréditer cet exemple contagieux comme à l’époque l’Union soviétique. Il faut peindre la Chine comme un ennemi. Par chance, la capacité à maîtriser les moyens modernes de manipulation des masses permet de résoudre n’importe quel problème idéologique.

Cependant, pour moi personnellement, le concept d'”endiguement” et la politique correspondante, généralement acceptés en Occident, sont misanthropes et devraient être proscrits. Cela revient à étrangler un organisme vivant.

Mais que dis-je… De nos jours, le capitalisme a cessé de cacher son essence misanthropique. Étrangler quelqu’un au vu et au su de tout le monde, c’est normal.

C’est contre cela que le monde se révolte. C’est pour stopper cette évolution que le nouvel ordre mondial est en train de se construire.

(*) Voice of America et Radio Liberty (Free Europe) sont reconnues par le ministère russe de la Justice comme des agents étrangers.

(1) La notion de “juste milieu” (中庸 zhong yong) est très importante dans la philosophie chinoise.

(2) “Anekdot” en russe signifie “une blague”. Dans une anecdote célèbre, on rapporte à Brejnev que des gens se sont rassemblés sur la Place Rouge, de plus en plus nombreux, et qu’ils sont en train de manger. Cela n’inquiète pas le dirigeant jusqu’à ce qu’on lui dise : “Mais ils mangent avec des baguettes !”

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