Alléchée par cet article, j’ai commencé à lire le Mage du Kremlin dont la version française est publiée par Gallimard, la séduction indéniable que ce roman exerce sur le lecteur français c’est qu’il y a là un pastiche du style satirique russe et d’Europe centrale y compris Gombrowicz, mais rapidement on est confronté à un appauvrissement du dit style, un asséchement par rapport à la truculence. Mais on éprouve néanmoins une familiarité, par exemple dès les premières pages dans ce qui se veut une description de Poutine: “il avait un visage banal, peut-être un peu enfantin, le teint pâle, les cheveux noirs, très raides, et une coiffure de premier communiant. Dans une vidéo, tournée en marge d’une rencontre officielle, on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie“. Ce qui n’est pas mal vu, mais après quelques pages de lecture j’ai éprouvé le même malaise que celui jadis à la lecture du livre qu’Umberto Eco prétendait consacrer à l’élaboration du faux “les protocoles des sages de Sion” dont le titre était le Cimetière de Prague. Eco éprouvait une telle jouissance dans l’ironie complice, et la culture de l’ambiguïté que son roman comme le “Mage du Kremlin” finissait par être une compilation complaisante de tous les poncifs de l’antisémitisme. Il y a une manière d’être littéralement fasciné par les aspects mythiques des stéréotypes bâtis sur ceux que l’on veut haïr que cela devient pour le lecteur naïf conforté dans ses pires lieux communs, la voie royale à tous les conspirationnismes, de la suprématie des juifs à la soumission au pouvoir des russes. « Le mélange du vrai et du faux est plus faux que le faux », disait Valéry et bien c’est le cas pour ce roman qui au bout de quelques pages est comme le Cimetière de Prague du dit Eco en fait assez médiocre. Et la critique russe que nous a traduit Marianne me parait être tout à fait pertinente: si vous voulez connaitre la Russie ne commencez pas par nous interdire ou nous pasticher sans talent, lisez nos auteurs, écoutez nos arguments réels nous disent les Russes. Quand nous en sommes à supporter les délires de LCI, pour soutenir un régime où le ministre de la culture parle de “dépouchkinisation” après la décommunisation, où on procède à des autodafés de la culture russe, en commençant par Pouchkine, prétendre pasticher Gogol n’est pas le chemin littéraire le plus juste pour comprendre la politique russe et pour construire la paix. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)
https://svpressa.ru/culture/article/359966/
Ce roman sur Poutine est devenu un best-seller en Occident, faisant exploser l’opinion publique. Selon les critiques littéraires, et autres critiques dilettantes, Le Mage du Kremlin dépeint un portrait étonnamment sympathique.
Le roman de Giuliano da Empoli tente d’expliquer la vision du monde et les motivations du président russe Vladimir Poutine. Le “ministère de la vérité” occidental est mis sous pression. Il s’avère qu’il y a “deux choses que les Russes exigent de l’État : “l’ordre interne et la force externe”. Ils pensaient qu’au contraire, nous aimions la rébellion russe, insensée et impitoyable, le chaos et le désordre. Qui sait, cependant – le livre est une fiction, les personnages sont fictifs, y compris un président russe au nom de famille familier. “Le mage du Kremlin” (ou “magicien”) explore les rouages de notre gouvernement et du vôtre, et toutes les coïncidences sont, bien sûr, fortuites.
Écrit il y a quelques années et publié l’été dernier d’abord en italien à environ 20 000 exemplaires, juste à temps pour l’opération spéciale, le roman a rapidement conquis la France, où il a remporté divers prix et récompenses, en se vendant à plus de 430 000 exemplaires. L’auteur italo-suisse s’est immédiatement transformé en un “kremlinologue” de premier plan, invité à dîner avec le Premier ministre français et dans divers programmes d’information pour analyser l’évolution du conflit en Ukraine, écrit le New York Times. Le roman a été traduit en trente langues et continue de conquérir le monde comme le proverbial “soft power”, avec lequel, encore une fois, nous n’avons rien à voir.
Selon Bogdan Bezpalko, membre du Conseil présidentiel sur les relations interethniques, le problème du soft power est qu’il est toujours une projection du hard power :
– La culture d’un pays est traitée avec considération et intérêt lorsque ce pays représente quelque chose de puissant, de grand et d’imposant. Ou au moins quelque chose qui inspire le respect. Ainsi, alors que nous étions en pleine débâcle dans les années 90, notre soft power ne pouvait être efficace que par inertie.
Le deuxième point est la question des instruments. Même sans les livres de l’auteur italien, nous avons suffisamment de nos propres œuvres, suffisamment de richesse culturelle, pour utiliser tout cela dans le cadre du soft power. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui, partout dans le monde, on a interdit les représentations des œuvres de Piotr Tchaïkovski, par exemple, ou les pièces basées sur les romans de Fiodor Dostoïevski ou tout autre classique russe. Ces œuvres ne sont pas moins importantes que celles de l’Italien. Même cela, nous avons même du mal à les promouvoir.
Sans parler du fait que si nos artistes créent une œuvre de génie ici, nous devrons la rendre accessible au consommateur européen, aux gens ordinaires en Suisse, en France ou en Italie. Comment ? Ils ont fermé tous nos accès.
Si l’une des chaînes de télévision américaines était interdite en Europe, en France par exemple, cela provoquerait une certaine réaction dans toutes les strates de l’État et de la vie publique. Les protestations commenceraient immédiatement et les Américains répondraient par des sanctions économiques. Mais quand nos chaînes sont fermées là-bas, nous ne pouvons pas réagir de quelque manière que ce soit. Il en va de même dans le reste de la culture, de la politique et du soft power en général.
“SP : – Mais voilà le paradoxe. Si l’on suit la littérature contemporaine, je m’empresse de signaler qu’un genre entier a émergé en Occident, décrivant un certain pays très semblable à la Russie. Mais ce sont des écrivains occidentaux qui le font. La plupart du temps, il s’agit de quelque chose qui rappelle la fantasy : les “elfes et les orcs” sont devenus ennuyeux, maintenant ce sont les “boyards” qui plaisent. Un exemple est Shadow and Bone, un roman de la jeune écrivaine américaine Leigh Bardugo. Les nôtres ont repris cette idée, et le genre a été appelé “boyar anime”. Mais il s’avère aujourd’hui qu’outre un intérêt pour les “contes de Russie”, dans la lignée des “Contes d’Italie” de Maxime Gorki, il existe également un intérêt pour l’exploration des réalités de notre pays…
– S’il y a un intérêt pour la Russie, c’est une bonne chose. Après tout, les citoyens ordinaires s’opposent à l’agression de leurs dirigeants envers notre pays. Mais comment satisfaire cet intérêt ? Comment pouvons-nous le transmettre au consommateur européen ? Si nous n’avons pas l’occasion d’entrer sur ce marché, pour dire les choses crûment…
“SP : – Oui, le marché… Mais en fait, le livre “Le mage du Kremlin” est devenu populaire sans aucun doute à cause de l’opération spéciale. Sinon, on ne l’aurait peut-être pas remarqué. L’auteur a soumis le manuscrit à la maison d’édition française Gallimard il y a deux ans. Et puis, “tout à fait par hasard”, il a été publié au plus fort de l’hystérie anti-russe en Occident.
– Comment pouvons-nous travailler si nous n’avons pas le droit d’y aller ? Comment pouvons-nous travailler aux États-Unis si nous pouvons être accusés, comme Maria Butina, juste parce que nous avons rencontré quelqu’un ? Techniquement, il n’y a rien que nous puissions faire pour empêcher un succès ou en tirer parti.
“SP : Donc inutile d’y penser ou de faire quoi que soit ?
– Il faut y réfléchir. La situation va certainement changer. Et ensuite, nous devrons travailler avec. Nous devons juste être prêts.
Nous avions l’habitude de penser que nous avions “le pays qui lit le au monde”. Il s’avère que ce n’est pas tout à fait le cas, ou même pas du tout. Le succès de Signore ou Monsieur Empoli a démontré le pouvoir de la littérature en France. Un pays où les romans suscitent parfois un débat public. L’ancien Premier ministre, Édouard Philippe, a qualifié le livre de “grande réflexion sur le pouvoir”. L’actuel Première ministre française, Elizabeth Borne, a admis avoir beaucoup apprécié ce livre, qui mêle fiction et réalité. Mais peut-être que Madame ne voulait pas être vue comme une ignorante ?
Les russophobes invétérés, comme cette mégère de Cécile Vaissier, spécialisée dans la Russie, s’inquiètent du succès du livre. Le livre dépeint le président Poutine de manière très humaine, sans aucune odeur de fagot, ce qui pourrait avoir une incidence sur la politique d’un pays déjà critiqué pour avoir été trop indulgent envers le dirigeant russe. Elle pense que le livre est un peu comme Russia Today, mais pour Saint-Germain-des-Prés, le centre de l’élite littéraire française. En général, selon les critiques, “Le Mage du Kremlin” présente les principales thèses russes sous une forme compréhensible pour l’Occident, du moins pour la France.
Une autre russophobe enragée, Françoise Thom, historienne à la Sorbonne, déplore que l’auteur “occulte complètement la face sombre de la réalité de Poutine” et se livre généralement à une “propagande russe”.
A l’inverse, Mme Hélène Carrère d’Encausse, spécialiste de l’histoire de la Russie, qui a condamné l’agression occidentale contre la Russie et avait précédemment défendu Poutine, considère le livre comme une clé pour comprendre le président russe. Elle a admis en avoir oublié de manger pendant qu’elle lisait le livre. De nombreux intellectuels français conviennent, comme elle, que l’Occident a humilié la Russie depuis la fin de la guerre froide.
La popularité du livre est attribuée à une “fascination française pour la Russie”, alimentée par une histoire commune faite de révolutions, d’empires et de chefs-d’œuvre culturels. Même l’ancien ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine a déclaré que tout le monde était tellement élogieux qu’il a ressenti le besoin de lire le roman, qui s’est avéré “incroyablement plausible”. L’écrivain a donc réussi son pari. Après tout, son seul objectif était d’écrire quelque chose de “plausible” et rien de plus. Mais le livre est sorti, et… il mène sa propre vie.
Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France à Moscou, paraphrase Voltaire, qui a dit, à peu près comme ça, “Je ne suis pas d’accord avec un seul mot, mais je suis prêt à mourir pour votre droit de le dire” : “Nous devons entendre ce discours, mais cela ne signifie pas que nous sommes d’accord avec lui. On ignore si le président Emmanuel Macron a lu le livre. Mais s’il l’a fait, il est peu probable que cela dégrade son opinion de la Russie et de Poutine. Il a déjà appelé à “ne pas humilier la Russie”.
Le personnage principal du “Magicien du Kremlin”, contrairement au “Rêveur du Kremlin” d’Herbert Wells, n’est pas du tout un chef d’État. Le livre est une conversation fictive avec un assistant influent du président appelé Baranov, qui réfléchit au déclin de l’Occident, à la volonté des États-Unis de mettre la Russie “à genoux” et à l’opinion des Russes à ce sujet. Il n’est pas difficile de deviner que le narrateur imaginaire est copié sur l’une des figures les plus intrigantes de la direction du pays, le désormais retraité Vladislav Sourkov. L’auteur le considère comme un romantique de nature. Or, l’auteur affirme ne l’avoir jamais vu, ni d’ailleurs le président russe lui-même. Il ne connaît personnellement que Evgueni Prigojine.
L’auteur de ce livre, qui a mis en émoi le beau monde politique français, n’est pas étranger à la politique. Il est ancien adjoint au maire de Florence et conseiller du Premier ministre italien. Il a déjà publié plus d’une douzaine d’essais politiques sur différents sujets en italien et en français. Cet homme de 49 ans, calme et réservé, maître de conférences à l’université de Paris, est allé quatre fois en Russie, mais n’a jamais appris le russe. Cela n’a pas empêché son livre d’être primé par l’Académie française et de frôler le prix Goncourt.
Il n’existe pas encore de traduction du livre en russe ou en ukrainien. Le livre nous intéressera-t-il ? Après tout, nous semblons nous-mêmes connaître tout ce qui y est décrit. Peut-être quelqu’un serait-il intéressé de se rappeler que Poutine s’est rendu en avion auprès des troupes stationnées en Tchétchénie le 1er janvier 2000, le premier jour où il était président ? J’imagine que tous les succès littéraires sont une sorte de “tests de Rorschach”, chacun peut voir quelque chose de différent dans les étranges taches.
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