Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Homens : critique d’As bestas par Jérôme Bleitrach

merci à Jérôme Bleitrach dont j’espère les contributions futures à la rubrique cinéma, qui est notre passion commune et celle d’autres lecteurs, collaborateurs de ce blog. Je partage sa lecture de ce film, cette mise en scène autour du mâle alpha et surtout le fait que le film n’est pas “l’affrontement du progrès contre l’obscurantisme”, l’intérêt de ce film est que les oppositions nationales France/Espagne, celles de la ville contre la ruralité ne sont que les porteurs d’une violence meurtrière devenue l’être de chacun . Tout n’est-il pas dit dans ces deux moments d’étreinte virile , la séquence intiale dans lequel deux hommes maitrisent un cheval et celui dumeurtre comme un accouplement au paroxysme de la haine, qui introduit une nouvelle narration. Pour dire cette bestialité, l’entêtement, il n’y a pas que le montage, l y a aussi le plan fixe utilisé pour de longues séquences, la caméra ne bougeant pas, les acteurs envahissant le cadre tandis que montent les tensions !

Oui Jérome a raison, la virilité est l’axe central du film avec son équivalent cinématographique de genre, le western, mais nous ne sommes pas dans la parodie sur le mode Tarentino. Ce n’est pas la naissance d’une nation mais sa désagregation, la dimension de classe n’est pas celle des siècles derniers mais celle de l’échec européen d’aujourd’hui. Oui c’est l’intellectuel, qui ne maîtrise pas la langue, qui est le taiseux, gauche, toujours au travail et l”orateur, le choeur du hameau de la tragédie grecque, le cultivé est le rustre, celui qui fait référence aux antagonismes historiques, sociologique, et commente. Mais peut-être faut-il nuancer la réflexion sur la maîtrise de la nature et le fait que la femme ferait partie de cette nature, que son interiorité renvoie à la virilité y compris celle de don quichotte luttant contre les éoliennes. La célébration de la nature, des grands espaces est celle d’un Terence Malick, elle renvoie à l’intériorité des personnages, à la multiplicité des points de vue, à une violence quasi métaphysique de classe dans laquelle la femme est plus que l’objet du désir. On pense à la microhistoire, à la méthode de l’historien italien Carlo Ginzburg, qui a changé de focale historique, pour s’intéresser à des faits singuliers, à restituer la parole et le témoignage de ceux qui n’en ont pas le droit reconnu. Ginzburg a refusé le post-moderne et combat “pour cette vieillerie le réel“. Il faut savoir ce qui s’est réellement passé. Cette quête du mort pour dire le crime est celle de la femme, honneur, désir, justice, terre, elle n’est pas la proie, la soumise, elle avance passionnée et calme, l’hystérie est affaire d’hommes. Elle qui inlassablement parcourt la forêt, réellement indifférente à la haine, à la peur, à la fatigue, elle constitue des preuves, s’appuie sur les intitutions hostiles et defaillantes de l’appareil de justice et de répression, s’identifie à cette montagne, prend possession des lieux et confronte patiemment ce qu’elle obtient en sachant que les vérités auxquelles elle aboutit « sont par principe révocables », car « ces preuves peuvent toujours être rejetées ».

Voilà ce que j’ai eu envie de préciser par rapport à la critique de Jérôme Bleitrach, la manière dont les confusions d’aujourd’hui bousculent les catégories. Comme il le dit: si tout cela vous donne envie d’y aller, tant mieux, le filme le mérite, ne serait-ce que parce qu’on sort de là en s’interrogeant. Ce qui aujourd’hui amène à questionner ce que l’on croit savoir est une bonne chose, en particulier quand il s’agit d’une question d’actualité: la description horrifique des risques sous-estimés d’une escalade catastrophique

Bref il y a deux films de l’été: the décision to leaves dont j’ai déjà parlé et celui-ci, dont vous parle Jérome Bleitrach (1) As bestas d’un jeune metteur en scène Rodrigo Sorogoyen. (note de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Homens : critique d’As bestas par Jérôme Bleitrach

On a beaucoup écrit sur As bestas, le dernier film de l’espagnol Rodrigo Sorogoyen. On a dit partout qu’il était un « thriller » qui ausculte la « haine » de « l’autre ». On a loué la « virtuosité » et l’« authenticité » de l’œuvre. On a rapproché le film de Délivrance pour sa confrontation des citadins aux gens de la campagne. Tant mieux si tous ces qualificatifs ont conduit des spectateurs à acheter un billet pour le voir. Le film le mérite.

Toutefois, il me semble utile de partager quelques éléments d’analyse afin de penser le film autrement. Oui, en narrant le conflit qui oppose un couple de Français en reconversion professionnelle venus s’installer dans un village espagnol en voie de dépeuplement et un couple de frères du cru, le film met explicitement en scène une hostilité de nature xénophobe. Oui, cette xénophobie se fixe sur deux antagonismes que le film confond (avec une délectable mauvaise foi) : une rivalité nationale (France/Espagne) et une querelle « sociologique » (ville/campagne). Dans l’imaginaire du film, la France représente la ville et l’Espagne devient par métonymie une sorte de vaste campagne (et cela malgré les efforts d’un gérant espagnol de pressings parachuté dans l’histoire pour contredire cette impression). Oui, As Bestas s’inscrit aussi dans la tradition d’un certain cinéma d’horreur américain qui s’est fait une spécialité de l’opposition rat des villes/rat des champs depuis les années 1970 et Massacre à la tronçonneuse. Les spectateurs des salles de cinéma sont majoritairement des urbains coupés de la ruralité. Quoi de plus cauchemardesque pour ces consommateurs de supermarché qu’un espace sauvage où règne la loi du plus fort ? Mais le cœur du film de Rodrigo Sorogoyen n’est pourtant ni à la xénophobie, ni l’affrontement du « progrès » contre l’ « obscurantisme ».

Le point vers lequel les thèmes précédant se ramifient et le thème qui justifie la structure originale du récit, c’est la virilité. As bestas a cette particularité de vrombir du début à la fin. Comme un moteur de voiture qui s’apprêterait à prendre le départ d’une course de vitesse, il est dans un suspens. Cela pourra agacer certains spectateurs qui s’impatienteront que le film ne s’élance finalement jamais mais cette esthétique du bruit sourd et lancinant s’impose par le non-dit du thème. Pourquoi le film n’explicite-t-il pas son thème central ? Parce les personnages n’ont pas conscience que c’est une concurrence virile qui se joue entre eux et cette absence de prise de conscience est leur tragédie. Il n’est d’ailleurs pas exclu que les auteurs du scénario n’aient pas eux-mêmes totalement conscientisé que la virilité est leur thème générateur. Il n’empêche, la virilité est bien le nœud du film.

Rappelons que la virilité est un idéal du masculin construit par un ensemble de représentations. Cet imaginaire évolue à travers le temps. Incarnant les qualités de l’homme « accompli », l’imaginaire viril se veut normatif. As bestas commence par une scène narrativement détaché du récit : deux hommes (qu’on ne reverra jamais) empoignent un cheval sauvage et le font plier jusqu’à parvenir à le mettre à terre. Ce début convoque une représentation virile activée au XIXe siècle : la puissance des hommes leur permet de dominer tous les animaux, et par extension la nature. Cette ouverture invite précisément à penser le film au travers du prisme de la virilité sans la nommer. Antoine, le Français, est interprété par Denis Ménochet. L’acteur n’est jamais apparu aussi massif. Il joue de plus un personnage taiseux. Il fait songer à une force de la nature mais c’est l’intellectuel de l’histoire. Lors de ses rares prises de parole, il en appelle immanquablement à la raison scientifique. Face à lui, Xan, petit et sec, se réclame de la paysannerie. C’est lui des deux qui sait néanmoins le mieux parler. La typologie des personnages va à l’encontre des attendus de la représentation virile : le citadin est un roc, le villageois un hâbleur cultivé. Mais c’est un renversement et à ce titre il indique bien que le référent sera bien la représentation virile. L’enjeu du désaccord est un vote en faveur de l’installation d’éoliennes sur les terrains de la commune. Antoine a convaincu quelques villageois de voter comme lui contre le projet. Xan, qui souhaite empocher l’indemnité pour partir, s’est placé à la tête du camp des pour. Ce qui se joue est symbolique : la place de chef.

A la lumière des représentations viriles, il s’agit de savoir qui des deux sera le mâle alpha. Antoine fréquente régulièrement le bar du village alors qu’il y apparait isolé et s’y fait prendre à partie par Xan. Quelle raison motive une telle attitude sinon qu’Antoine refuse d’apparaître comme le perdant. Dans As bestas, le bar est l’espace public et dans cet espace il n’y a que des hommes. Antoine se montre non par souci d’intégration (il reste accoudé seul au bar) mais pour faire acte de présence et ce faisant il cherche à affirmer aux autres hommes qu’il tient tête à son adversaire. Quand Olga, l’épouse d’Antoine, lui avoue qu’elle commence à avoir peur de Xan et son frère, Antoine fait mine qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Or, à plusieurs moments du film, la respiration d’Antoine indique qu’il est vraiment effrayé. Antoine ne dit donc pas la vérité à sa femme. Olga dit qu’il faut partir. Antoine considère que leur départ serait une défaite. L’ancien professeur est pris au piège des catégories de la concurrence virile. Il patauge dans une équation insoluble. Pour Antoine, l’homme viril moderne est celui qui garde son sang-froid en faisant appel à sa raison. A la violence verbale et physique de Xan, il répond par la ruse. Sa tactique nécessite de convaincre les forces de l’ordre qui incarnent a priori une virilité raisonnée qui lui ressemble. Celles-ci se refusent à intervenir faute de preuves suffisantes. Antoine se retrouve désemparé : il est isolé avec sa conception de la virilité. Les acteurs incarnant la garde civile sont ostensiblement hors du jeu de la démonstration de la virilité, ils ont physiquement l’air neutre. Ils n’appartiennent à aucun stéréotype viril. Lors d’une confrontation stupéfiante entre Antoine et Xan, l’Espagnol avoue sa misère sexuelle et dit jalouser Antoine parce qu’il a une femme. L’affirmation de la virilité de Xan est aussi une réaction à son mal-être. Cette confession ouvre la voie à la seconde partie du film.

Pour ne pas divulgâcher le récit, nous en dirons très peu sur ce second mouvement. On peut néanmoins indiquer que le film est organisé en diptyque : une première partie est consacrée à une focalisation interne masculine ; une seconde à une focalisation interne féminine. Ce changement de point de vue met en relief la perspective virile du film. Les regards que lancent Xan et Lorenzo à Olga et à sa fille sont ceux de mâles persuadés d’être des alphas, des vainqueurs, et à ce titre ils se sentent dans leur plein droit de recevoir leur récompense. La grille de lecture de la virilité (et son déport par une focalisation féminine) semble motiver la durée de cette seconde partie. Rester fixé sur l’enjeu du racisme la rendrait en tout cas incompréhensible. Sa scène centrale a pour objet le pouvoir au sein du couple Antoine-Olga. Elle répond à la scène centrale de la première partie où les trois hommes en finissent après de nombreux détours à parler des femmes

La virilité est un thème opérant dans une grande quantité de films car depuis le XXe c’est dans les films qu’elle s’actualise principalement. Les westerns, les films de guerre (dont le dernier Top Gun), les films de gangsters, les films de sport ont tous ce thème dans leur premier plan axiologique. On ne pourra que s’étonner que la question reste si peu commentée.

As Bestas, un film de Rodrigo Sorogoyen avec Marina Foïs, Denis Ménochet, Luis Zahera, Diego Anido et Marie Colomb. 2h17. En salle depuis le 20 juillet 2022.

(1) outre le fait que son bisaïeul est mon arrière grand père, Jérôme qui actuellement enseigne le Français pour les étrangers au lycée d’Hanoï a été producteur de cinéma, réalisateur, scénariste et a la même passion des voyages que moi. Son travail l’a mené dans de nombreux pays (Allemagne, Belgique, Israël, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Qatar, Tunisie, Burkina Faso…) et aujourd’hui au Vietnam.

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 333

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.