Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les appels de l’Occident à une victoire totale en Ukraine ne peuvent mener qu’à une escalade ruineuse, par Simon Jenkins

Catherine Winch, “notre correspondante à Londres” a traduit pour les lecteurs d’histoire et societe cet article de Simon Jenkins, et elle nous signale qu’il s’agit de l’ancien éditeur du Times, qui ne suit pas Johnson dans le jusqu’au-boutisme.

Simon Jenkins

https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/jun/09/west-victory-in-ukraine-escalation-war?CMP=share_btn_link

Alors que la guerre en Ukraine s’éloigne des gros titres, elle atteint un point de danger maximal. Les parties peuvent-elles être amenées à un compromis et à un règlement, ou leur désespoir, associé à la fièvre de guerre des non-participants, conduira-t-il le conflit à une escalade plus large et au risque de catastrophe ?

Le gouvernement britannique a offert à Kiev ce qu’il appelle un soutien indéfectible. Boris Johnson a ainsi délégué sa politique sur l’Ukraine au président de Kiev, Volodymyr Zelenski. Celle-ci comprend l’ambition de chasser les troupes russes de tout le sol ukrainien, y compris la Crimée et le Donbass. Le poids des chiffres de la Russie rend déjà de moins en moins plausible une telle victoire totale et un retour aux frontières d’avant 2014. Cela nécessiterait également une augmentation massive de l’aide occidentale sur une longue période. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déjà qualifié cette guerre de guerre par procuration des États-Unis contre la Russie.

À ce stade de la guerre, les enjeux sont d’une autre nature. Lorsque l’Ukraine a repoussé la première avancée russe, l’aide occidentale est apparue à la fois cruciale et glorieuse. Ces derniers mois, l’équilibre de la puissance militaire s’est transformé en impasse. La France et l’Allemagne font maintenant preuve de prudence. Comme la plupart des pays de l’OTAN, elles apportent à Kiev une aide militaire et humanitaire, tout en considérant à juste titre que la guerre est celle de l’expansion russe. Elles n’utilisent pas le langage de Joe Biden et Johnson, qui parlent d’un grand conflit impliquant l’ensemble de l’Occident.

Alors que des armes “défensives” de plus en plus meurtrières sont livrées par les puissances occidentales à l’Ukraine, la plainte de la Russie qu’il s’agit d’une guerre par procuration semble de plus en plus plausible, et Vladimir Poutine va continuer à agiter son arsenal nucléaire. S’il peut raser des villes ukrainiennes entières avec des bombes, pourquoi pas avec des obusiers nucléaires ? Les faucons occidentaux ont passé leur vie à s’entraîner pour une telle confrontation. On sent qu’ils sont impatients de tester le courage de Poutine, à une distance sûre de chez eux. Les faucons doivent savoir qu’il ne se retirera pas de toute l’Ukraine. Alors pourquoi ne pas voir dans quelle mesure son bluff nucléaire peut être relevé ?

À mesure que les guerres d’aujourd’hui s’éternisent, leur effet sur l’émotion du public va et vient, tandis que les intérêts particuliers font jouer leurs muscles. Lorsque les Soviétiques ont occupé l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, la discipline de l’Ouest était absolue. Elle a suivi la doctrine de George Kennan, à savoir l’endiguement et non le retour en arrière. La répression soviétique de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en 1968 ne furent pas contestées. Une confrontation nucléaire était considérée comme impensable. La crise des missiles de Cuba en 1962 et le moment de folie du vieillissant Andropov en 1983 (lorsque le Kremlin, alarmé par un exercice de l’OTAN, a failli lancer une attaque nucléaire) ont provoqué une excitation paralysante chez les chefs militaires. Des études récentes ont montré à quel point le monde est passé près de la catastrophe, qui n’a pu être évitée que grâce à des échanges frénétiques, des compromis secrets et des décisions prises en une fraction de seconde.

Si la guerre des Malouines de 1982 avait été réglée par la mise sous tutelle des Nations unies avant le débarquement de San Carlos – comme cela a failli être le cas après le naufrage du HMS Sheffield – des centaines de vies auraient pu être sauvées, sans parler des 60 millions de livres sterling par an encore dépensés pour la forteresse Malouines. En Afghanistan, en 2001, le secrétaire américain à la défense de l’époque, Donald Rumsfeld, a conseillé au président George W. Bush d’entrer dans le pays, de punir le régime et d’en sortir immédiatement. Il a été ignoré par les “bâtisseurs de nation”, qui ont entrepris d’imposer un vaste appareil impérial en Afghanistan et de le détruire. Ces tournants critiques sont oubliés dans les histoires de guerre.

Dès qu’un conflit devient brûlant, la fièvre de la guerre déforme la raison par l’émotion. Alimentée par les médias, elle empoisonne toute tentative de paix avec le cri “trop de gens sont morts pour permettre un compromis”. La stratégie est également déformée. Tout comme on nous a dit en 2003 que l’Irak préparait une attaque de missiles contre la Grande-Bretagne, nous devons maintenant croire que Poutine représente une menace similaire pour notre sécurité.

La doctrine de l’endiguement de la guerre froide, acceptée tacitement par Moscou et Washington, consistait à éviter scrupuleusement une confrontation est-ouest entre les grandes puissances. Tout le reste était subordonné. Nous sommes aujourd’hui à un tel tournant.

Quel que soit l’accord conclu dans l’est de l’Ukraine, il s’agira d’un compromis. Johnson et la Grande-Bretagne ont fait leur devoir d’humanité commune en aidant un État étranger, et non un allié, à résister à une odieuse agression russe. Poutine a à peine avancé sur son incursion de 2014, bien qu’il ait avancé. C’est là que doit se trouver le domaine du compromis. Si Johnson se sent incapable de plaider pour la paix, il devrait au moins cesser de crier à la guerre. Le prochain chapitre des relations entre la Russie et l’Ukraine doit être décidé par ces deux pays.

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