Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’histoire de Daniel Ellsberg, le premier lanceur d’alerte

15 juin 1971 : l’affaire des «Pentagon Papers» détaillée dans Le Figaro

L’histoire de Daniel Ellsberg aujourd’hui témoin dans le procès Assange a donné lieu à un film de Spielberg en 2018, à l’occasion de la sortie de ce film, le Figaro a ressorti ses archives. (note de Danielle Bleitrach)

LES ARCHIVES DU FIGARO – Le film de Spielberg «Pentagon Papers» sort en salle ce mercredi. Quand l’affaire éclate en 1971, Le Figaro ne tarde pas à relayer l’information: une «affaire de fuite» d’un document «ultra secret» qui remet en cause la version officielle de l’engagement des États-Unis au Vietnam.Par Marie-Aude BonnielPublié le 23 janvier 2018 à 19:37, mis à jour le 24 janvier 2018 à 12:28

Robert McNamara, secrétaire d'état américain à la défense (1961-1968) au cours d'une conférence de presse durant la guerre du Vietnam. C'est lui qui a fait effectuer le fameux rapport lorsqu'il était à la tête du Pentagone.
Robert McNamara, secrétaire d’état américain à la défense (1961-1968) au cours d’une conférence de presse durant la guerre du Vietnam. C’est lui qui a fait effectuer le fameux rapport lorsqu’il était à la tête du Pentagone. Rue des Archives/Rue des Archives/Tallandier

Washington a son «affaire de fuite» écrit Le Figaro au lendemain des révélations publiées dans Le New York Times. Le document divulgué dans la presse retrace l’origine et la genèse de l’engagement des États-Unis au Vietnam: il montre comment le gouvernement américain a délibérément généralisé la guerre à l’insu du Congrès. L’affaire éclabousse les milieux politiques américains. Pendant une quinzaine de jours, le New York Time publie ses «Pentagone Papers» .

Le lanceur d’alerte: Daniel Ellsberg

À la fin du mois de juin 1971, on apprend qu’un certain Daniel Ellsberg est à l’origine de ces fuites: il se rend lui-même aux autorités. «L’homme le plus dangereux d’Amérique» comme le surnomma à l’époque le responsable de la diplomatie américaine Henry Kissinger, n’est autre qu’un ancien collaborateur du département de la Défense. À ce titre, c’est l’un des rédacteurs du fameux rapport McNamara. Occupant un poste de chercheur à la Rand Corporation, c’est là qu’il a eu accès à l’étude résultant de l’enquête ordonnée par Robert McNamara, secrétaire à la Défense: «Il a eu l’indélicatesse de photocopier un certain nombre de documents qu’il avait sélectionnés» note Le Figaro dans son édition du 29 juin 1971.
Ellsberg communique les documents au New York Timesqui choisit de publier l’histoire contre l’avis des avocats du journal. Poursuivi en justice, Daniel Ellsberg est acquitté: des perquisitions illégales dans le bureau de son psychanalyste et l’enregistrement de ses conversations téléphoniques personnelles rendent impossible la poursuite du procès.

Le livre qui retrace l’histoire a été réédité en décembre 2017: «The Pentagon Papers: The Secret History of the Vietnam War.» Racehorse Publishing.


Article paru dans Le Figaro du 15 juin 1971

Le président Johnson aurait délibérement trompé l’opinion et le congrès américain

Un rapport secret – publié par le New York Times – remet en cause la version officielle de l’engagement U. S. au Vietnam

Washington a son «affaire de fuites». La publication par le New York Times d’un document ultra-secret, retraçant l’origine et la genèse de l’engagement militaire américain a fait l’effet d’une bombe à la Maison-Blanche. Le scandale risque d’entraîner des conséquences politiques importantes à quelques jours du vote par le Sénat sur l’amendement Hatfield-McGovern, dont le but est de limiter les pouvoirs des chefs de l’éxécutif en matière de conduite de guerre.

D’ores et déjà, à la requête du Pentagone, le département de la Justice vient d’ouvrir une enquête officielle pour tenter de déterminer les circonstances de l’indiscrétion et d’en identifier les responsables. Le secrétaire à la Défense. M. Melvin Laird, a déclaré à la presse que tout serait mis en oeuvre pour que la lumière soit faite sur cette affaire. En réalité, on le sait de bonne source, c’est le conseiller numéro un du président en matière de politique étrangère, le professeur Henry Kissinger, qui a pris personnellement l’initiative de déclencher cette procédure. Lui, qui est sensé tout savoir sur l’affaire indochinoise, ignorait même l’existence de ce document…il ne l’a découvert qu’hier matin en ouvrant le New York Times!7.000 pages, 2 millions et demi de mots.

Il s’agit en réalité non pas d’un document unique, mais d’un grand nombre de documents qui constituent la somme d’une enquête officieuse que M. Robert McNamara avait fait effectuer par le service du Pentagone et de la «Central Intelligence Agency» ( C.I.A.) en 1967 alors qu’il occupait les fonctions de secrétaire à la Défense. Le tout— 7.000 pages, 2 millions et demi de mots— a été rassemblé en quarante volumes brochés dont il n’existait, affirme-t-on, que quinze exemplaires.

Aucun d’entre eux ne se trouvait à la Maison-Blanche, le président Johnson ayant eu sans doute l’indélicate précaution d’emporter le sien avec lui lorsqu’il céda la place à Richard Nixon. Un autre est effectivement, confirme-t-on «gardé sous clé» au Département d’Etat -si M. Williams Rogers a eu l’idée d’y donner un coup d’œil, ce qui n’est peut-être pas le cas, il s’est bien gardé d’en parler à M. Kissinger. Un troisième exemplaire devrait logiquement se trouver entre les mains du directeur de la C.I.A.; les autres sont conservés au Pentagone. Tous portaient la mention «Top secret» (ultra secret). Plusieurs membres de la commission sénatoriale des Affaire étrangères, dont le sénateur Stuart Symington (démocrate du Missouri), ont tenté récemment à deux reprises d’en obtenir communication du secrétariat à la Défense. Un refus catégorique leur a été opposé.Le responsable des faits qui viennent d’être rendus publics s’appelle Lyndon Johnson.

Que contiennent ces fameux documents? Pour le moment, nous n’en connaissons que ce que le New York Times a jugé utile de publier dans ses livraisons de dimanche et de lundi. Il y a là déjà quelques révélations sensationnelles qui ont soulevé une vague de jubilation dans les rangs des «colombes» du Congrès. Certes rien de tout cela ne concerne directement M. Nixon. C’est de l’histoire ancienne.
Le responsable des faits qui viennent d’être rendus publics s’appelle Lyndon Johnson. Mais M. Nixon risque fort de payer pour son prédécesseur dans la mesure où les fuites en question montrent jusqu’où un président peut aller de sa propre autorité lorsqu’il agit sans être soumis à aucun contrôle parlementaire.

Des documents édifiants

Les documents d’ores et déjà publiés par le New York Times sont en effet édifiants. À leur lecture on apprend en particulier:

1 Que les origines de l’engagement américain au Sud-Vietnam remontent avant même le départ du corps expéditionnaire français;

2 Que les bombardements aériens du Nord-Vietnam avaient été non seulement envisagés par le président Johnson, mais minutieusement préparés en fonction d’instructions précises qu’il avait données au Pentagone dès le début de 1964, c’est-à-dire plusieurs mois avant l’incident dit de la Baie de Tonkin qui allait être invoqué pour en justifier le déclenchement. Or à ce moment-là, la bataille électorale faisait rage. L’adversaire de M. Johnson, le sénateur Barry Goldwater réclamait sur la place publique le bombardement du territoire nord-vietnamien. M. Johnson, lui, se déclarait ouvertement opposé à une telle extrémité. Il trompait donc délibérément à la fois le Congrès et ses propres électeurs…

3 Que des opérations militaires américaines avaient été déclenchées en secret au Laos dès 1964, bien avant également l’affaire de la Baie du Tonkin, point de départ avoué de ce que l’on appela l’escalade.

Quelles nouvelles surprises le New York Times réserve-t-il demain à ses lecteurs? La direction du journal se refuse à préciser pendant combien de jours la publication du sensationnel document va se poursuivre, pas plus, naturellement, qu’à révéler les circonstances dans lesquelles elle est parvenue à en avoir connaissance.

Par notre envoyé spécial permanent Jacques Jacquet-Francillon.La rédaction vous conseille

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