Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pluie noire (Kuroi ame,1989), de Shohei Imamura par Laura Laufer

Pluie noire (Kuroi ame,1989), de Shohei Imamura. AvecYoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura, Etsuko Ishihara.

Soixante-quinze-ans après la barbarie lancée sur Hiroshima et Nagazaki, sortie nationale en version restaurée de Pluie noire de Shohei Imamura. Après avoir étudié l’agriculture et écrit quelques pièces de théâtre, Imamura débute comme assistant sur trois beaux films d’Ozu tournés entre 1951 à 1953, mais c’est une projection de L’ange ivre de Kurosawa qui le décide  à passer à la réalisation. Il appartient à la nouvelle vague japonaise qui suivit celle des trois maîtres, Mizoguchi, Ozu et Kurosawa.

Pluie noire (Kuroi ame ,1989), s’inspire d’un roman éponyme de  Masuji Ibuse (1966) dont la structure romanesque est construite à partir de plusieurs journaux tenus pas des rescapés du bombardement d’Hiroshima. Le film en adoptera le principe, par la voix off de deux de ses personnages : Yasuko  incarnée par l’actrice Yoshiko Tanaka et du principal narrateur du récit, 

parlant à la première personn,e Shigematsu , l’oncle de Yasuko, que joue Kazuo Kitamura.

C’est par la vie animale qu’Imamura ouvre son film. Images paisibles de la vitalité de la nature : le héron marche en bord de mer et le crabe qui y  entre.

Nous sommes le 6 août 1945 : Yasuko, jeune fille fraîchement diplômée s’apprête à aller voir son oncle Shigematsu employé d’usine à Hiroshima. Celui-ci s’apprête à partir au travail. À la gare, les passagers qui attendent sur un quai de gare sont nombreux. Dans une salle qui réunit des jeunes femmes, dont Yasuko, on s’apprête à célébrer une cérémonie. Est-ce pour les diplômes ? Soudain, un éclair blanc. Puis le noir. Dans le compartiment d’un train, les voyageurs sont projetés brutalement sous l’impact de débris pulvérisés qui s’accumulent sur eux. Un corps pend. Un homme rampe, le visage déformé par un œil sorti de son globe. Yasuko part dans un petit bateau retrouver son oncle à Hiroshima : sur la mer une horloge irradiée flotte et n’a plus que l’empreinte de ses heures, tandis qu’une pluie noire s’abat sur la passagère.

Une grande horloge marque : 8h15. Temps suspendu puis arrêté net. Cut. Nous pénétrons dans  Hiroshima, ville martyre avec ses corps carbonisés, mutilés, ses agonisants et ses survivants rampant à même le sol entre les ruines et le feu : une vision de l’horreur sur une humanité hébétée, sidérée par la sauvagerie de l’anéantissement. Cette vision dantesque reviendra à quelques reprises trouer le souvenir de ses personnages : Yasuko, son oncle et sa tante Shigeko Shizuma (Etsuko Ishihara ) trois futurs rescapés de la bombe du 6 août 1945.

1950 : cinq ans plus tard, nous retrouvons le trio car c’est aux conséquences de cette sauvagerie de destruction qu’Imamura s’intéresse à ceux qui en furent les survivants et qui trouvèrent un nom  dans la grande Histoire: les hibakushas*.  

Imamura ouvre son film par deux plans sur la vitalité animale, c’est par contraste pour décrire la lente consumation des corps humains irradiés : les hibakushas, sains d’apparence, sont lentement rongés de l’intérieur, et inexorablement.

Si les maîtres du cinéma de la génération précédente impliquaient le spectateur par l’émotion, le cinéma d’Imamura agit comme le biologiste ou l’entomologiste. Il entraîne le spectateur, par l’observation quasi clinique du mal qu’il décrit : et ici,  le corps malade de chacun, atteint le corps social tout entier qui discrimine celui qui a survécu. Il rejette, en lui et sur lui, la terrible image de la défaite du Japon impérial et fasciste. La honte d’un passé sur lequel le pays refuse de se retourner, qu’il refuse de regarder d’autant la force américaine occupante le lui a interdit. Ainsi les hibakushas sont traités en parias. Et l’oncle de Yakuso qui veut marier sa nièce ne cesse de courir après les médecins pour un certificat attestant de la bonne santé de la jeune fille. Il aura beau faire : Yakuso ne trouve pas de prétendant digne et préfère la compagnie de Yuishi, hibakusha comme elle, mais que la guerre a rendu à moitié fou.

La société japonaise et l’occupation américaine ont relégué les hibakushas. C’est cette plaie-là que le film ausculte  dans la maladie léguée par la bombe. Tout est atteint : psyché et corps. Ainsi la folie intermittente de Yuishi sculpteur obsessionnel d’étranges figures. La bombe a ruiné des fonctions essentielles du corps.

Si le héron marche, si le crabe s’enfouit dans le sable où la mer, s’il se reproduit même, ce n’est pas la conscience de leur corps qui les meut. C’est là toute la différence avec l’homme, sain ou malade. Lorsque l’animal mange, c’est son corps qu’il satisfait et rien d’autre. La bombe frappant physiquement l’homme réduit ce que, d’ordinaire, son corps porte comme le  sexe et la faim  soit désirs, pensées, action… Toutes les pulsions sont atteintes qui, en suspens, ou arrêtées, ou ensevelies ou tuées : dysfonction, accidents, ruines. Pour chaque corps malade, les symptômes sont différents et multiples, atteignant du sexe à la tête : stérilité,  vomissement, perte de cheveux, ulcères, cécité… inutile de détailler le catalogue : la nommer comme le font les victimes, la « maladie de la bombe » suffit à en dire le lent processus d’élimination qu’elle met en œuvre. C qu’Imamura montre clairement,  sans pornographie, ni voyeurisme, avec la retenue et la distance d’une mise en scène placée à hauteur de celui qui observe l’homme dans sa dimension anthropologique. Une science humaine – déjà au cœur des  premiers films d’ Imamura, sous l’influence de Marx et Freud. Plus Freud que Marx, d’ailleurs ici.

La force du film est de montrer l’intégration physique du mal que les victimes d’Hiroshima projettent sur elles –mêmes,  en miroir de ce que la société entière leur renvoie comme image. Ce choc traumatique qu’ils vivent et subissent, la société entière tente de l’exorciser par l’appel aux sectes bouddhiques ou aux prêtres qui se succèdent, de rite funéraire en rite funéraire, en faisant leurs choux gras. Ce qu’Imamura dénonce.

Son ironie caustique, va jusqu’au grotesque : ainsi l’oncle pêchant la carpe avec un compère questionne en se moquant « Entre l’hôpital et le salon de beauté, quelle différence ?». Le cinéaste touche juste : l’hôpital répare les corps et le salon de beauté les maquille. La mort de toute façon est au bout.

Et cette question, miroir de l’angoisse de tou ces parias :

« Pourquoi la bombe sur Hiroshima, alors que la défaite était certaine ? Je ne veux pas mourir sans la réponse ».

Quant aux Américains qui furent une des  cibles de Cuirassés et cochons  (1961) – ce qui valut deux ans d’interdiction de tournage à Imamura –   le réalisateur nous les rappelle ici dans un court passage radiophonique : on y entend Truman proférer la menace, durant la Guerre de Corée, d’un nouvel  usage de l’arme atomique contre la Chine. Un juste rappel de la part du cinéaste, car les Américains n’ont pas désarmé après Hiroshima, travaillant déjà sur le projet ultra secret Vista de la bombe à hydrogène…

Enfin poésie surprenante, baroque et bouleversante : le film s’était ouvert par le héron et le crabe, il nous offre, peu avant sa fin, le corps magnifique d’une carpe sautant avec force et vigueur hors de l’eau. Image puissante qui ,transmet àYasuko un désir furieux de bouger et de vivre avant que son corps succombe. Ainsi de l’animal, pris dans sa vitalité, à l’homme mourant,  le renvoi, par contraste, tout au long du film est constant.

Laissé seul, Shigematsu espère la venue d’un arc en ciel aux couleurs magnifiques, mais l’horizon du paysage, qu’il contemple,  demeure, à jamais gris et sans perspective.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Laura Laufer

*On appelle hibakubas, les victimes des bombardements atomiques)

À voir

Le cinéma japonais, durant l’occupation américaine, avait interdiction d’évoquer la barbarie d’Hiroshima et de Nagasaki.

Dès les Américain partis, l’ancien assistant de Kenji Mizoguchi, le cinéaste communiste Kaneto Shindô (célèbre pour avoir tourné  L’île nue) réalisé en 1952 Les Enfants de Hiroshima (Gembaku no ko, 1952) où il décrivait avec réalisme le sort des enfants après l’atomisation de sa ville natale. On y trouvait déjà l’éclaire blanc et la métaphore puissante du décompte  des heures de  l’horloge  qu’Imamura  reprend en y arrêtant le temps. 

 

Voici  le film entier de Kaneto Shindo Les enfants d’Hiroshima (1952) : sous titrage français paramétrable https://youtu.be/fdDE8f4nvRk

 

La bombe accoucha au cinéma de monstres que les studios  Tôhô produisaient  en série: le premier de ces  fils du nucléaire, tuant par le souffle des radiations, fut  Godzilla , il fut suivi de Motra, Rodan  et bientôt de mutants de l’espèce humaine The H-Man, Matango…

Enfin signalons que la Cinémathèque française organise  une rétrospective  du 28 octobre de l’œuvre de Shimizu, cinéaste peu connu ici et qui fut aussi l’époux de Kinuyo Tanaka l’égérie de Mizoguchi. Il est l’auteur du film Les enfants de la ruhe (1948) tourné avec une équipe et des acteurs non professionnels  des enfants  des rues, orphelins des bombardements. Il y a intégré

des images d’Hiroshima qui échappèrent à la censure.

https://www.cinematheque.fr/seance/34451.html

 

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