Je m’étais lancée dans la traduction du très long discours de Poutine paru dans The National Interest en Anglais, arrivée à la moitié un lecteur compatissant m’a donné le lien avec la traduction du Grand soir, il est à la fin de l’article. Marianne, elle, a découvert un texte qui résume et commente le discours et qui est signé de notre cher Akopov. Voici donc l’ensemble (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop).
https://ria.ru/20200619/1573161086.html
par Piotr Akopov pour Ria Novosti
Vladimir Poutine a écrit l’un des textes les plus importants de sa vie – ces dernières années, seul le «discours de Crimée» du 17 mars 2014 peut être mis sur un pied d’égalité avec lui, et parmi les plus anciens, le discours à Munich en février 2007.
Le texte actuel ne sera pas un discours – l’article intitulé “75 ans de la grande victoire: une responsabilité partagée pour l’histoire et l’avenir” a été publié dans la revue américaine The National Interest.
Il est difficile d’en faire un résumé – tout y compte, et malgré son volume considérable, il est facile à lire. Oui, il s’adresse principalement à l’Occident, mais il est également très important pour nous. Parce qu’il donne un aperçu harmonieusement structuré des causes de la Seconde Guerre mondiale et de ses leçons, et c’est aussi un gros problème, même pour beaucoup de nos concitoyens. Mais Poutine parle non seulement de cela, mais aussi de la façon dont une tentative de réécrire l’histoire de la guerre peut conduire à une nouvelle tragédie. Et il explique quel mécanisme peut aider à prévenir une nouvelle catastrophe mondiale.
L’article est à la fois émotionnel et riche en faits, y compris des faits qui sont vraiment peu connus, même pour de nombreux historiens. Par exemple, Poutine dit qu’« en septembre 1939, la direction soviétique, selon les accords avec Berlin, avait la possibilité de repousser les frontières occidentales de l’URSS encore plus à l’ouest, jusqu’à Varsovie, mais a décidé de ne pas le faire », car l’URSS « évitait au maximum de participer à l’escalade du conflit et ne voulait pas jouer du côté de l’Allemagne. » En conséquence, le véritable contact des troupes soviétiques et allemandes a eu lieu bien à l’est des limites spécifiées dans le protocole secret, non pas le long de la Vistule, mais approximativement le long de la “ligne Curzon”.
Autrement dit, l’URSS s’est bornée à récupérer des terres ouest-ukrainiennes et ouest-biélorusses – et Poutine cite les mots de l’ancien Premier ministre britannique Lloyd George: «Les armées russes ont occupé des territoires qui n’étaient pas polonais et qui avaient été pris de force par la Pologne après la Première Guerre mondiale. <…> Ce serait un acte de folie criminelle que de mettre l’avancement russe sur le même plan que l’avancement des Allemands. »
Le concept de Poutine est clair et net: la Seconde Guerre mondiale n’a pas commencé brusquement; le déclencheur n’a pas été le pacte Molotov-Ribbentrop, mais la conspiration des puissances occidentales avec Hitler à Munich en août 1938. Et une raison encore plus profonde était Versailles, c’est-à-dire les résultats de la Première Guerre mondiale et le système international construit après elle. Construit, soit dit en passant, sans l’URSS et à bien des égards contre l’Union soviétique, mais principalement contre l’Allemagne:
« L’ordre mondial instauré par Versailles a donné lieu à de nombreuses contradictions cachées et conflits évidents. Il était basé sur les frontières des nouveaux États européens tracées arbitrairement par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Presque immédiatement après leur apparition sur la carte, des conflits territoriaux et des revendications mutuelles ont commencé, qui se sont transformés en mines à retardement. <…> Les causes sous-jacentes de la Seconde Guerre mondiale découlent en grande partie des décisions prises après la Première Guerre mondiale. Le Traité de Versailles est devenu le symbole d’une profonde injustice pour l’Allemagne. En fait, il s’agissait du pillage d’un pays qui était obligé de verser d’énormes réparations à ses alliés occidentaux, ce qui épuisait son économie. Le commandant en chef des Forces alliées, le maréchal français Foch a prophétisé à propos de Versailles: “Ce n’est pas la paix, c’est un armistice de vingt ans”. »
« C’est l’humiliation nationale qui a constitué le terreau des sentiments radicaux et revanchards en Allemagne. Les nazis ont habilement joué sur ces sentiments, construit leur propagande, promettant de sauver l’Allemagne de “l’héritage de Versailles”, de restaurer son ancienne puissance et, en fait, ont poussé le peuple allemand à une nouvelle guerre. Paradoxalement, les États occidentaux, principalement la Grande-Bretagne et les États-Unis, y ont contribué directement ou indirectement. Leurs cercles financiers et industriels ont été très actifs pour investir dans des fabriques et usines allemandes de fabrication de matériel militaire. »
Et la Société des Nations, créée pour assurer la paix à long terme, dont l’idée en elle-même est qualifiée par Poutine de progressiste, a démontré son inefficacité et s’est tout simplement noyée dans un discours vide de sens. Parce qu’elle était dominée par les puissances victorieuses – la Grande-Bretagne et la France, et les appels répétés de l’Union soviétique à former un système équitable de sécurité collective n’ont pas été entendus: par exemple, “nos propositions de conclure des pactes d’Europe orientale et du Pacifique qui pouvaient faire obstacle à l’agression ont été ignorées”.
Avec l’accord de la Société des Nations, il y a eu après l’accord de Munich le démembrement de la Tchécoslovaquie, que seule l’URSS défendait. Et Moscou a ensuite tiré les seules conclusions correctes:
« L’accord de Munich a montré à l’Union soviétique que les pays occidentaux résoudraient les problèmes de sécurité sans tenir compte de ses intérêts et, selon les circonstances, pourraient former un front antisoviétique. <…> Néanmoins, l’Union soviétique a essayé jusqu’à la dernière limite d’utiliser toutes les possibilités pour créer une coalition antihitlérienne, et ce en dépit, je le répète, de la duplicité de l’Occident. »
Poutine tire essentiellement les mêmes conclusions auxquelles Staline est parvenu après la partition de la Tchécoslovaquie:
« La Grande-Bretagne, ainsi que la France, qui était alors le principal allié des Tchèques et des Slovaques, ont préféré abjurer leurs garanties et livrer au dépeçage ce pays d’Europe de l’Est. Non seulement le livrer, mais aussi diriger les convoitises des nazis vers l’est, en comptant bien que l’Allemagne et l’Union soviétique s’entrechoqueraient inévitablement et se détruiraient l’une l’autre. C’était la politique occidentale d’ “apaisement”. »
Les actions des dirigeants soviétiques dans ces conditions, y compris la décision d’un pacte avec l’Allemagne, étaient les seules correctes – elles découlaient de menaces réelles, et de menaces de guerre sur deux fronts, avec l’Allemagne et le Japon:
« Staline et son entourage méritent pleinement de nombreuses accusations. Nous nous souvenons à la fois des crimes du régime contre son propre peuple et des horreurs de la répression de masse. Je le répète, on peut reprocher aux dirigeants soviétiques de nombreuses choses, mais pas d’avoir manqué d’une compréhension de la nature des menaces extérieures. »
« Ils ont vu qu’on laissait l’Union soviétique seule aux prises avec l’Allemagne et ses alliés, et ont agi en reconnaissance de ce réel danger afin de gagner un temps précieux pour renforcer la défense du pays. »
Le pacte Molotov-Ribbentrop est déclassifié depuis longtemps, mais qu’y a-t-il dans les archives occidentales? Par exemple, en anglais? Poutine ne parle pas directement de la fuite de l’adjoint d’Hitler, Rudolf Hess, au Royaume-Uni au printemps 1941, mais il a en tête également cet épisode:
« Nous ne savons pas non plus s’il y avait des “protocoles secrets” et des annexes aux accords d’un certain nombre de pays avec les nazis. Il ne reste plus qu’à croire sur paroles. En particulier, les documents sur les négociations secrètes anglo-allemandes n’ont pas encore été déclassifiés. »
Dans le même temps, Poutine rappelle également que “Hitler a tenté à plusieurs reprises d’entraîner l’URSS dans une confrontation avec la Grande-Bretagne, mais les dirigeants soviétiques n’ont pas cédé à ces persuasions” – et c’est aussi un fait historique, que ceux qui rendent l’Union soviétique coupable de guerre préfèrent oublier. Et au lieu de reconnaître l’importance clé de l’accord de Munich ou de déclassifier tous les documents sur les conversations avec Hess, ils essaient d’imposer toujours la même ligne: Hitler et Staline sont coupables de tout. Autrement dit, ils se livrent à une révision de l’histoire, ce qui peut avoir des conséquences très graves.
Poutine est franchement indigné (tout comme dans une autre partie de l’article, où il qualifie d’ignominie et de trahison le trafic de la mémoire, que ce soit la démolition de monuments ou la glorification de collaborateurs nazis), quand il décrit ce qui s’est passé l’année dernière:
« Dans la poursuite de leurs objectifs, ils augmentent le nombre et l’ampleur des attaques médiatiques contre notre pays, ils veulent nous obliger à nous justifier, à nous sentir coupables, ils adoptent des déclarations politisées qui atteignent des sommets d’hypocrisie. Par exemple, la résolution “sur l’importance de préserver la mémoire historique pour l’avenir de l’Europe”, approuvée par le Parlement européen le 19 septembre 2019 a ouvertement accusé l’URSS – avec l’Allemagne nazie – d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale. Naturellement, il n’y est pas question de Munich. »
« J’estime que de tels “papiers”, je ne peux pas appeler cette résolution un document, hormis leur caractère évidemment provocateur, renferment de véritables menaces inquiétantes. En effet, elle a été adoptée par une institution très respectable. Et qu’a-t-elle mis en avant, cette institution? Aussi triste que cela soit, une politique délibérée de destruction de l’ordre mondial d’après-guerre, dont la création était une question d’honneur et de responsabilité des pays, dont un certain nombre de représentants ont voté aujourd’hui cette déclaration mensongère. »
Mais l’intégration européenne elle-même et toutes les structures européennes, y compris le Parlement européen, ne sont devenus possibles “que grâce aux enseignements tirés du passé, à ses évaluations juridiques et politiques claires”, rappelle Poutine:
«Et ceux qui remettent consciemment en question ce consensus détruisent les fondements de l’Europe de l’après-guerre.»
Ce n’est pas une menace de la Russie – c’est un rappel que, en déformant, en démantelant le passé commun, l’avenir peut être compromis.
En outre, l’avenir européen ne dépend pas en fait de l’Europe elle-même, mais de l’ensemble du système de relations internationales construit sur la base de la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette question précisément, le système de Yalta, qu’est consacrée la dernière partie de l’article de Poutine.
Poutine appelle le système de l’après-guerre “la quintessence de la quête intellectuelle et politique de plusieurs siècles” et dit que Staline, Roosevelt et Churchill “ont fait preuve d’une grande volonté politique, ont dépassé les contradictions et les partis pris et ont mis les vrais intérêts du monde au premier plan” :
« En conséquence, ils ont pu tomber d’accord et parvenir à une solution dont toute l’humanité a bénéficié. <…> Ils ont jeté les bases grâce auxquelles le monde vit sans guerre mondiale depuis 75 ans maintenant, malgré les contradictions les plus aiguës. <…> Le principal mérite historique de Yalta et des autres décisions de l’époque a consisté à convenir de créer un mécanisme permettant aux puissances dirigeantes de rester dans le cadre de la diplomatie pour résoudre les divergences qui surgissent entre elles. <…>
La triste expérience de la Société des Nations a été prise en compte en 1945. La structure du Conseil de sécurité de l’ONU a été conçue de manière à rendre les garanties de paix aussi concrètes et efficaces que possible. Ainsi est apparue l’institution des membres permanents du Conseil de sécurité et le veto comme privilège et responsabilité.
Que signifie le droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies? Pour le dire franchement, c’est la seule alternative raisonnable à un affrontement direct des plus grands pays. C’est la déclaration de l’une des cinq puissances selon laquelle une solution est inacceptable pour elle, contredit ses intérêts et ses idées sur la bonne approche. Et les autres pays, même s’ils ne sont pas d’accord avec cela, adoptent cette position, abandonnant les tentatives de réaliser leurs aspirations unilatérales. Autrement dit, d’une manière ou d’une autre, des compromis doivent être recherchés. »
Le fait que la guerre froide ne soit pas devenue la troisième guerre mondiale est pour Poutine la confirmation éclatante de l’efficacité du système de Yalta, qui doit continuer d’être utilisé aujourd’hui.
« Bien sûr, nous voyons que le système des Nations Unies fonctionne avec des frictions et pas aussi efficacement qu’il ne le pourrait. Mais l’ONU continue de remplir sa fonction principale. Les principes du Conseil de sécurité de l’ONU sont un mécanisme unique pour prévenir une guerre majeure ou un conflit mondial.”
Par conséquent, Poutine qualifie d’irresponsables les appels à abolir le veto des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est-à-dire à transformer l’ONU en une Société des Nations – “une réunion pour parler dans le vide, sans aucun effet de levier sur les processus mondiaux; on sait comment cela s’est terminé.”
Mais comment vivre dans une ère de changement? D’ailleurs, Poutine lui-même écrit que tout change – depuis le rapport des forces et des influences mondiales jusqu’aux fondements sociaux, économiques et technologiques de la vie des sociétés, des États, des continents entiers. Et il rappelle que “dans les époques passées, des changements de cette ampleur ne se sont presque jamais passés sans conflits militaires majeurs, sans lutte de pouvoir pour construire une nouvelle hiérarchie mondiale”. Autrement dit, la guerre est inévitable, et le système d’après-guerre ne fonctionne pas?
Non, écrit Poutine – et il rend à nouveau hommage aux Trois Grands:
« Grâce à la sagesse et à la prévoyance des dirigeants politiques des puissances alliées, il a été possible de créer un système qui empêche les manifestations extrêmes de cette rivalité objective, historiquement inhérente au développement mondial ».
Mais pour que ces fusibles fonctionnent et que le système soit amélioré (Poutine ne dit pas changé, bien que le terme “reconstruit” soit approprié ici), “aujourd’hui, comme en 1945, il est important de faire preuve de volonté politique et de discuter de l’avenir ensemble”.
Autrement dit, Poutine invite Xi Jinping, Trump, Macron et Johnson à se hausser au niveau de Staline, Roosevelt et Churchill, rappelant qu’ils ont déjà accepté sa proposition de tenir la première réunion des Big Five cette année (exprimée en janvier à Jérusalem). Poutine écrit qu’il escompte qu’une “telle réunion puisse avoir lieu physiquement dès que possible”.
Cette réunion ne sera pas «un nouveau Yalta», mais grâce à une attitude sérieuse, à la volonté et la conscience de leur responsabilité (et pas seulement envers leur peuple), ce serait une étape très importante, au moins elle aiderait à la stabilisation relative des turbulences mondiales (renforcée par la crise du coronavirus).
Poutine est prêt à prendre ses responsabilités et à prendre des décisions. Xi Jinping également possède à la fois l’expérience et la pleine puissance, ainsi qu’une compréhension de la gravité du moment. Donald Trump comprend aussi pas mal de choses, mais il est constamment attaqué. Emmanuel Macron (représentant en fait l’Union européenne dans les “Big Five”) est dans un état d’esprit sérieux, mais n’a pas suffisamment d’influence sur la situation paneuropéenne.
Les dirigeants occidentaux ont de gros problèmes, comme on dit, avec leur mandat de négociateurs. Mais même dans ces conditions, il est important de faire le premier pas, sans attendre que la vie nous force à le faire dans des circonstances similaires à celles dans lesquelles Staline, Roosevelt et Churchill se sont retrouvés.
La stature des personnes, bien sûr, a une importance considérable, mais l’époque impose un défi d’une telle force qu’aucun dirigeant digne de ce nom ne peut tout simplement pas s’y soustraire.
Vues : 466
KALDOR Francois
Vladimir Poutine et la direction russe qui a travaillé à ce texte ont une excellente compréhension de ce qui s’est passé depuis la montée du national socialime et l’incendie du Reichstag.
Ce qui est expliqué sur le conseil de sécurité est intéressant mais il esquive un peu la question de l’origine de ce qu’on appelle droit de veto au moment de la guerre de Corée où la Chine était représentée par Formose et où l’Union soviétique ne reconnaissant pas le régime de Formose n’est pas venue pour s’opposer à la décision d’usage de la force contre le peuple Coreen.
La Cour internationale de La Haye a alors interprété cette absence comme un acquiescement tacite à l’intervention américaine.
Par ailleurs la question des armes nucléaires n’est pas traitée. Peut être il y aura t il un complément à ce texte majeur.
Ces questions des conséquences de la du Traité de Versaille ne sont pas suffisamment réévaluées en Europe occidentale à l’égard des peuples d’Europe Centrale.
Ce texte utilise un ton très utile à l’égard de l’Allemagne comme celui de l’Union soviétique… à Potsdam avant la venue de Truman.
John V. Doe
Bonjour Danielle,
Je cherche de bons livres en français sur la 2e GM à l’Est, notamment concernant les aspects militaires mais aussi industriels et idéologiques vus du côté russe. Pour le moment, le marché me semble noyé sous les ouvrages d’un anti-communisme aussi primaire que fervent.
Que pouvez-vous me recommander, ouvrages ou auteurs ?
D’avance merci
Michel BEYER
Excusez_moi Danielle, je me permets de proposer à votre place l’excellent livre de Geoffrey Roberts “Les guerres de Staline”, avec une préface tout aussi excellente de Annie Lacroix-Ris
Michel BEYER
Edition DELGA
Danielle Bleitrach
cher Michel,tout à fait d’accord, c’est un livre excellent et la préface d’annie est précieuse… j’en profite pour envoyer mes amitiés à John V.Doe, je me demandais où il était passé…
John V. Doe
Je vous lisais toujours mais je n’avait rien de suffisamment utile à commenter.
Merci à vous deux.
Amicalement
antoine
Il y a aussi “La Russie en guerre” de Alexander Werth.
John V. Doe
Merci, ce sera mon prochain achat après avoir fini “Les Guerres de Staline” qui est passionnant.