Nettoyage au cimetière de Highgate
Qui a fait de Karl Marx un sataniste ?
La propagande n’a pas de limite en Ukraine et, comme nous l’avons noté par ailleurs, plus c’est gros plus on se dit que cela va passer. Ainsi en est-il de la publication en 2019, sous l’égide d’une mystérieuse organisation “la voix des martyrs” (ceux du communisme) de ce livre qui fait de Karl Marx, un adepte d’une secte sataniste. Le film l’ombre de Staline provient des mêmes sources de financement et le plus extraordinaire est la manière dont depuis pas mal de temps les rédactions de nos journaux, les critiques de cinéma, semblent prêts à accepter sans mot dire les délires anti-communistes les plus violents. Ne jamais oublier que non seulement Bernard Henry Levy a accepté les financements de ces gens-là et une première à Odessa autour d’un de ses navets habituels, mais tout ce que compte de plus connu, voire à Gauche le monde de la culture a été prêt à le suivre dans cette affaire. On sait à quel point Steve Bannon et son acolyte favorite Marion Maréchal s’intéresse désormais de près à notre pays, nul doute qu’il y trouvera un terrain décérébré et complaisant favorable. Notons également que leur terrain privilégié sont les évangélistes très actifs en France en particulier chez les Africains. Je me demande combien de temps il faudra aux communistes français que l’on a convaincus que Staline était un monstre équivalent d’Hitler, puis qu’il en était de même pour Lénine, pour qu’ils n’osent plus parler de Marx devenu disciple de Lucifer ? (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop).
Introduction : Pourquoi cet article a été écrit
Qui au XXIe siècle pouvait avoir besoin de rééditer un opus de propagande de la guerre froide, qui même pour son époque avait été jugé trop primitif et pour cette raison était resté peu connu ? Cependant, quelqu’un l’a fait.
Devant moi se trouve le livre du pasteur Richard Wurmbrand (1909-2001) “Marx et Satan”, dont l’auteur, sur 140 pages, attribue au plus célèbre philosophe-matérialiste l’appartenance à une secte satanique, à partir de ses années d’étudiant. Cette œuvre pitoyable est née en 1978, lorsque le pasteur Richard dirigeait l’organisation de propagande antisoviétique “La voix des martyrs” –une organisation bien sûr, publique et indépendante, mais financée à 95% par le budget de l’État américain. Sachant cela, l’écriture d’un tel livre et son ton ne sont pas du tout surprenants – surtout que le pasteur a été emprisonné dans la Roumanie socialiste et qu’il avait des comptes à régler avec les maudits impies.
La traduction russe a été publiée en 2019, selon l’édition de 1986, par la même “Voix des Martyrs”. Il n’y a pas d’autres données sur l’édition, à l’exception d’une boîte postale à Rovno, en Ukraine. Et c’est déjà, vous en conviendrez, intéressant – pourquoi ce texte, dont l’influence sur les esprits était initialement si faible qu’il n’a même pas été traduit dans la langue du principal ennemi, maintenant que le marxisme est vaincu, écrabouillé et, à tout hasard, combattu à nouveau chaque année, est soudain déterré du dépotoir de l’histoire ? Le miracle d’une poignée d’adeptes fanatiques ? Si c’était vrai, je n’aurais probablement jamais entendu parler du pasteur Wurmbrand et de ses écrits. Mais je les ai découverts en ouvrant par curiosité une liste de diffusion de spam d’une autre secte, cette fois-ci occulte et païenne, qui a quitté la Chine et y est maintenant interdite, mais qui évolue également sur le champ inépuisable de la lutte contre le communisme vaincu. Les adeptes des gourous chinois m’ont offert leurs propres ouvrages sur le même sujet, et m’ont renvoyé à une autorité reconnue – le livre du pasteur Richard Wurmbrand. (note de D.B. il parle de la secte Falun Gong)
La première chose que les étudiants en histoire apprennent, c’est à suivre les liens.
Ayant à peine ouvert les 40 volumes des Écrits de Marx, j’ai vu que même une connaissance superficielle de ses premiers textes – poèmes et rédactions de lycéen, correspondance avec son père et sa fiancée, premiers ouvrages scientifiques –suffisait pour se convaincre que ces accusations étaient infondées. Et donc, qu’il était inutile de donner une réponse aussi détaillée à ces questions. La vie, les intérêts et le cercle de communication de Marx sont documentés presque jour pour jour, même ses brouillons et ses documents scolaires sont publiés. Dans la vie d’un jeune homme si passionné d’apprendre que ses parents lui conseillent même de réduire le nombre de conférences suivies et de dépenser moins en livres, membre actif de la communauté étudiante et responsable du club de poésie, auteur de ballades ardentes, bien que jeunes et immatures, en l’honneur de sa bien-aimée épouse, il est très difficile de trouver ne serait-ce qu’un lieu et un moment pour adhérer secrètement à un culte mystique. Marx est une personnalité qui est trop enracinée dans le monde.
Ni dans les sciences historiques, ni dans la littérature marxiste, la version de Wurmbrand n’a reçu de réponse sérieuse précisément en raison de son caractère grotesque évident. Même le philosophe catholique français et anticommuniste Maurice Clavel, auteur du livre “Deux siècles avec Lucifer”, a renié de manière assez expressive un tel adepte : « Ai-je lu le livre du pasteur Wurmbrand sur Karl Marx et Satan ? Oui, je l’ai lu … puis-je admettre la thèse du pasteur Wurmbrand selon laquelle Marx a rejoint une secte satanique dans sa jeunesse ? Nullement, car je trouve les hypothèses de cet auteur très vagues, plutôt ridicules et, de plus, offensantes pour Satan lui-même.
Comment pouvez-vous imaginer que le Seigneur de l’Enfer aurait envoyé à un minuscule groupe de fans extatiques et frétillants un homme qui, grâce à la rigueur intellectuelle de sa doctrine, a pu conquérir les deux tiers de la planète en un siècle et demi ! »
Cependant, cela valait la peine d’écrire ce livre car tout ce qui précède n’arrête pas des individus qui depuis près de cent ans cherchent le “satanisme” chez un matérialiste convaincu. Dans notre ère de post-vérité, les gens ne sont pas convaincus par les arguments et les faits, mais par les gros tirages des publications et le pilonnage des pages Internet, et la réticence même à toucher les sources primaires “impies” est compensée par des références les uns aux autres.
Bien sûr, la propagande de masse doit être efficacement combattue non par des références à des publications scientifiques, mais par des ouvrages de culture de masse – comme “Le jeune Karl Marx” de Raoul Peck, le dessin animé chinois en 7 séries”le leader”, “Le spectre de Karl Marx” de Decalan et “Marx” de Corinne Meyer.
Mais avec le déclin constant de la qualité de l’éducation post-soviétique, l’histoire du satanisme est passée de la blogosphère obscure et des agitations des Cents Noirs aux éditions grand public, où elle est reprise par les “scientifiques” et les “publicistes” de ce siècle, totalement déshabitués de la lecture de livres épais. Si quelqu’un avait besoin de traduire et de republier les écrits de Wurmbrand en 2019, si aujourd’hui ils sont répétés et republiés par les propagandistes de “La Voix des martyrs” et “La Grande époque”, couvrant un nombre à six chiffres d’abonnés uniquement dans la version russe – cela signifie que ce texte doit encore être analysé.
Enfin, l’existence de cette accusation, le processus de recherche de ses preuves ou de ses réfutations a « ravivé » chez moi l’étude de la biographie et de l’héritage de Marx, a conféré à la lecture des lourds volumes des œuvres et des nombreuses biographies l’excitation d’une enquête. Elle m’a obligé à étudier pour la première fois la correspondance, que je considérais auparavant comme inintéressante et sans importance par rapport aux travaux scientifiques de Marx. Des lettres chaleureuses et émouvantes m’ont fait connaître non seulement Karl, mais aussi son noble père, Henry Marx, sa belle épouse à la fois décisive et inébranlable, Jenny, sa sœur dévouée, Sophie, de nombreux parents, amis et ennemis, déchirant ainsi le voile de deux siècles qui sépare de nous l’Allemagne orageuse et romantique des années 1830 – l’âge d’or de la littérature et de la philosophie allemandes, des associations d’étudiants et des sociétés secrètes, l’âge de la lutte des idées, où l’absolutisme prussien et la pensée progressiste, la poésie de la “tempête et de l’assaut” et la censure policière se chevauchaient. Où la moitié du pays vénérait le génie de Goethe, et l’autre moitié considérait qu’il était inconvenant d’apporter ses livres dans la maison. Là où le fanatisme religieux le plus obtus, dont le porte-parole, le censeur Dolleschal, a interdit l’annonce de la Divine Comédie de Dante, parce que “on ne plaisante pas avec les affaires divines”, voisine avec l’impiété la plus audacieuse, dont un des prédicateurs, Bruno Bauer, est titulaire d’une chaire de professeur de théologie. Ayant regardé derrière ce voile une fois, il n’était plus facile de s’arrêter.
Il est peut-être juste de remercier nos amis obscurantistes pour avoir éveillé cet intérêt.
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