Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La guerre hors limites, Qiao Liang et Wang Xiangsui

Voici  un très bon résumé d’un livre que j’ai trouvé fondamental dès la première lecture et qui m’était apparu devoir être lu en contrepoint de l’échange entre Peter Singer et Julian Assange sur la société de transparence ou de surveillance… J’en avais fait la critique pour changement de société en expliquant à quel point ce livre de deux gradés chinois témoignait à partir de l’expérience irakienne d’une mutation stratégique importante qui s’est accélérée depuis et dont discutaient justement Peter Singer et Julian Assange avant que celui-ci en devienne une illustre victime. Mais voici qu’aujourd’hui ce livre prend encore plus d’actualité. Il montre que la Chine se prépare depuis longtemps à cette “guerre sans limite”, dont les auteurs attribuent l’invention à Hitler, mais découvrez plutôt qui sera victime…

La guerre hors limite, Qiao Liang et Wang Xiangsui

Ce livre, rédigé par deux militaires chinois de haut rang, est passionnant du début jusqu’à la fin. Je l’ai lu et annoté il y a quelques années, et l’ai presque intégralement relu pour cette longue note. Que les lecteurs des quelques lignes qui suivent n’imaginent pas qu’elles permettent de se dispenser de la lecture de ce passionnant ouvrage – il est trop riche pour être résumé. Pour le résumer, deux points.

 Bonne nouvelle : les prochaines guerres feront peu de morts. Mauvaise nouvelle : la guerre est permanente.

Les auteurs redéfinissent la guerre tout au long de cet ouvrage. La guerre n’est plus « l’usage de la force armée pour obliger un ennemi à se plier à sa propre volonté », mais l’utilisation de « tous les moyens, dont la force armée ou non armée, militaire ou non militaire et des moyens létaux ou non létaux pour obliger l’ennemi à se soumettre à ses propres intérêts. »

Contrôler l’opinion publique est par exemple une arme à la disposition du faible :  « Si l’on en juge par la performance de l’armée américaine en Somalie, où elle se trouva désemparée face aux forces d’Aïdid, on peut conclure que la force militaire la plus moderne n’a pas la capacité de contrôler la clameur publique, ni d’affronter un opposant qui opère de manière non conventionnelle. »

Toute la difficulté des guerres nouvelles est de savoir combiner armes classiques et armes nouvelles, et les auteurs appellent les états-majors, et principalement et paradoxalement l’état-major américain, à ne pas surestimer le pouvoir des armes militaires traditionnelles.

Ainsi, la recherche de la prouesse technologique dans la fabrication d’armes peut être un moyen ruineux.

 Les auteurs donnent l’exemple du bombardier furtif B-2, dont chaque exemplaire a coûté deux ou trois fois son poids d’or – même si la hausse du prix de l’or a dû, depuis rabaisser ce prix. C’est même cette conception militaire périmée qui a entraîné, selon eux, la chute de l’URSS, perdue dans des dépenses militaires incontrôlées. Pour les auteurs, « un empire colossal s’effondra sans qu’un seul coup de feu fût tiré, corroborant de manière éclatante les vers du célèbre poème de Kipling : « Quand périssent les empires, ce n’est pas dans un grondement mais avec un simple ˝ pouf ˝ ».

Les raisons économiques ne sont pas les seules à orienter vers des guerres moins sanglantes. La perspective de guerres nucléaires et la possibilité de conflits provoquant des centaines de millions de morts, voir l’anéantissement de l’humanité, ont conduit à l’emploi d’armes « adoucies ». Les militaires ne cherchent plus forcément à infliger un maximum de pertes chez l’ennemi, mais à obtenir les pertes suffisantes dans les limites de ce qui est tolérable par l’opinion.

 Troisième point, après le coût des armes classiques et la crainte de la guerre ultime, dans le même temps où s’épuisent les armes de conception nouvelle, de nouveaux concepts d’armes émergent. De fait « il n’est rien au monde aujourd’hui qui ne puisse devenir une arme ». Pour les auteurs, « un seul krach boursier provoqué par l’homme, une seule invasion par un virus informatique, une simple rumeur ou un simple scandale provoquant une fluctuation du taux de change du pays ennemi  […] toutes ces actions peuvent être rangées dans la catégorie des armements de conception nouvelle. […] Nous croyons qu’un beau matin les hommes découvriront avec surprise que des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières ».

 La tendance n’est pas complètement nouvelle, et les auteurs rappellent ainsi que c’est par le trafic de l’opium mené à grande échelle que les britanniques eurent raison de la Chine au XIXème siècle – même si ce trafic fût in fine imposé deux fois par des moyens militaires. On peut penser en effet que quand la moitié des entreprises auront basculé leurs messageries et leurs flottes de téléphones sur des systèmes Google, elles seront à la merci de quiconque déciderait de mettre Google à son service.

Une autre chose est sûre, le souci de l’opinion conduit aujourd’hui à rendre opaque le jeu des conflits d’intérêts : « ce qui différencie principalement les guerres contemporaines des guerres du passé, c’est que, dans les premières, l’objectif affiché et l’objectif caché sont souvent deux choses différentes ». C’est ainsi que, pour les auteurs, la première intervention américaine contre l’Irak était sans doute avant tout motivée par des intérêts pétroliers, même si ce n’en était pas l’unique raison. La complexité des guerres nouvelles, leurs modalités multiples, conduit à rendre celles-ci bien moins visibles, et lisibles.

Retour sur l’évolution du champ de bataille.

L’avion ajouta une dimension nouvelle à l’espace de la guerre. Il fît évoluer la guerre d’un combat « plat »,  retraçable sur des cartes, à des mouvements en trois dimensions. Aujourd’hui de nouvelles dimensions se sont ajoutées : l’espace des télécommunications, celui de l’opinion, la profondeur des mers, Internet, autant de lieux, ou de champs, dont le contrôle devient stratégique.

De longs développements suivent sur la guerre moderne, qui peut être menée par un hacker comme par un magnat de la finance ou des médias. Conclusion des auteurs : « qui pourrait dire que Georges Soros n’est pas un terroriste financier ? »

Face à ces menaces nouvelles, les armées traditionnelles sont bien démunies et comparables à des dinosaures affrontant des souris. Ce que les américains ont appelé les opérations militaires autres que la guerre (Military Opérations Other Than War, MOOTW), prend une importance croissante. Pourtant, pour les auteurs, cette notion est encore trop limitée. Il s’agit, dans l’acception américaine, de poursuivre la guerre en utilisant au besoin des moyens civils. Pour les auteurs, c’est la guerre tout entière qui est devenue civile autant sinon plus que militaire. Ils opposent ainsi la notion d’opération de guerre non militaire, déjà datée, à celle d’opérations militaires autres que la guerre. Le lecteur est bien obligé de reconnaître que la modernité conceptuelle se trouve ici indéniablement du côté chinois.

Il ne faut pas croire pour autant à un aveuglement américain. Sans que le concept en soit explicite, les manœuvres commerciales américaines sont dénoncées par les chinois comme de véritables armes de guerre, l’exemple le plus direct étant l’embargo meurtrier mené, dans le silence des opinions, contre l’Irak.

Même dans la conduite des opérations militaires classiques, des évolutions sont encore possibles. Les auteurs mentionnent ainsi la réforme du commandement militaire américain en période de combat : un seul chef commande l’ensemble des moyens engagés, quel que soit leur arme de rattachement, aviation, terre ou marine. Sur le terrain, selon les auteurs, l’hélicoptère a fait la preuve de sa supériorité sur les chars. Pour un lecteur ignorant tout de stratégie et de tactique militaire, le débat ne reste pas technique et les auteurs savent user de rappels historiques pour arriver à intéresser même le profane. On constate en tout cas que pas grand-chose des débats stratégiques au sein de l’armée américaine n’échappe aux auteurs.

La guerre hors-limites, ou généralisée, découle donc de ce constat : « souvent, les menaces militaires ne sont plus les principaux facteurs influant sur la sécurité nationale ». Les financiers, les hackers, les Oussama Ben Laden, les sectes telles Aum, les trafiquants de drogue peuvent être plus dangereux que des armées ennemies. Face à cela, on ne peut plus, selon les auteurs, faire reposer la sécurité nationale sur les seules forces militaires.

Alors notamment que la plupart des guerres imaginées aujourd’hui par les armées qui souhaitent rester préparées, ressemblent à des combats de char dans les forêts, la prochaine guerre pourrait plutôt ressemble à quelque chose de très différent. « Par exemple : alors que l’ennemi ne s’y attend pas du tout, l’assaillant mobilisera secrètement une masse de capitaux et lancera une attaque surprise contre ses marchés financiers ; après avoir provoqué une crise financière, il opèrera une attaque de ses réseaux grâce à des virus implantés à l’avance dans les systèmes informatiques de l’adversaire et à l’intervention d’équipes de pirates informatiques. Il provoquera ainsi l’effondrement total du réseau électrique civil, du réseau de régulation des transports, du réseau de transactions boursières, des réseaux de télécommunications et des réseaux médiatiques, déclenchant une panique sociale, des troubles civils et une crise gouvernementale. Pour finir, une puissante armée massée aux frontières augmentera progressivement l’emploi des moyens militaires jusqu’à acculer l’ennemi à signer un traité sous la contrainte. »

Le nouvel art de la guerre deviendra celui de la combinaison de tous les moyens, militaires et non-militaires, pour arriver à ses fins.

Ceci dans un contexte rendu plus complexe encore par l’internationalisation croissante des problématiques, où l’état et son territoire ne sont plus les acteurs premiers – « seul un simple d’esprit comme Saddam Hussein a pu vouloir assouvir ses ambitions en occupant carrément un territoire ». Il ne faut pas croire que le phénomène est nouveau et les auteurs rappellent que depuis la guerre du Péloponnèse, la mise en commun des forces entre nations est la règle. La seule différence est qu’aujourd’hui les combinaisons et alliances s’effectuent à plusieurs niveaux simultanément : pluri-étatique – comme avant, supra-étatique, et hors-état (par le jeu des ONG). Un très bon exemple de bataille ultra-moderne, selon les auteurs, est la crise financière asiatique de 1997. Lorsque la crise éclata, le Japon proposa la création d’un fonds monétaire asiatique. Les Etats-Unis imposèrent l’action du FMI et posèrent leurs conditions au renflouement de la Corée. Ce détail, parmi de nombreux autres compose un paysage qui pourrait laisser croire que si les Etats-Unis n’ont pas sciemment provoqué cette crise, le déroulement des événements ressemble à ce que pourrait être une crise provoquée dans le cadre des guerres ultra-modernes.

Parvenus à ce point, les auteurs jusque là suprêmement rationnels, entrent dans de longs développements d’abord peu convaincants : en effet, ils souhaitent convaincre que pour doser les moyens de la guerre, il convient de se référer au nombre d’or. Par exemple, ils avancent que les mongols ont envahi l’Occident grâce à des formations de deux cavaliers lourds pour trois légers (ratio de 2/3, proche du nombre d’or). On a du mal à les suivre sur ce terrain si on les prend au pied de la lettre. Mais ils redéfinissent ce principe du nombre d’or en un autre, plus compréhensible. A travers les exemples historiques qu’ils donnent, on comprend en quelques mots qu’il s’agit de faire d’un point faible une force (ou principe latéral-frontal, dans lequel l’aspect secondaire, latéral, devient essentiel). Pour l’Allemagne en 1940, cela consistait à attaquer les armées alliées à partir d’un terrain défavorable : les Ardennes. En 1914, toujours pour l’Allemagne, le plan Schlieffen prenait le risque énorme d’engager 59 divisions sur 68 en un seul point, n’en laissant que 9 en réserve.

Malgré ce principe latéral-frontal, adossé au nombre d’or, l’art de la guerre reste une œuvre incertaine, sans garantie de victoire. L’essentiel est de rester…machiavéliens, selon les auteurs, c’est-à-dire de subordonner les moyens à la fin que l’on s’est donnée.

En conclusion, ils synthétisent en une dizaine de principes la révolution qu’ils perçoivent dans les affaires militaires, survenue depuis à peine une vingtaine d’années. On en ressort convaincu que les intellectuels férus de modernité devraient se pencher avec plus d’attention sur les questions militaires. Un livre hautement recommandable.

*

addendum : cherchant si les auteurs avaient publié d’autres ouvrages – apparemment non, je suis tombé sur la version américaine de l’ouvrage vendue sur Amazon. Le livre est présenté comme le « plan de la Chine pour détruire l’Amérique« , Chine qui aurait fomenté les attentats du 11 septembre. Tout cela parce que les auteurs, en une phrase, citaient, dans ce livre publié en 1999, une explosion au World-Trade Center ou des bombes posées par Ben Laden comme de nouveaux instruments de guerre. Il faut être simplet pour ne pas comprendre que ce livre est profondément pacifiste. Si véritablement les auteurs pensaient détenir, avec cet ouvrage, un plan contre l’Amérique, aurait-il été publié ?

 Voir un point de vue plus critique, reprochant aux auteurs – à mon avis trop rapidement – de brouiller la frontière entre conflit violent et « simple » concurrence entre nations :

http://armee-du-futur.over-blog.com/article-36095083.html

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1 Commentaire

  • Maïa
    Maïa

    je ne partage pas le “simple d’esprit comme Saddam Hussein ” à mon avis, ce n’est que mon avis, Saddam a eut l’aval des états-Unis pour son projet d’envahir le Koweït, magnifique occasion d’enclencher une guerre sans fin ! Ce dernier n’est plus là pour donner sa version des faits. Je conçois difficilement qu’il pût en être autrement, puisque rien n’est laissé au “hasard” …dans cette guerre totale …

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