Si vous voulez connaître l’histoire de la Chine autrement qu’à travers le folklore d’internet, il existe un ouvrage (en français) qui est incontournable c’est “Le monde chinois” de Jacques Gernet. Hier à propos de l’article publié ici d’Eric de Maisonneuve, il était question de Zhen He qui devenait le personnage énigmatique qui après avoir monté une immense flotte et quasiment avoir découvert l’Amérique rentra chez lui en renonçant aux voyages. Je voudrais dire deux choses à propos de l’histoire chinoise qui permettent de replacer l’épisode Zhen he dans un contexte qu’il importe de connaître. Les dirigeants chinois sont pétris de cette histoire, et tous les Chinois avec qui j’ai pu discuter se plaignent de n’avoir pu approfondir assez les études sur leur pays tant cette connaissance est essentielle pour eux dans la mesure où elle est liée à celle de la famille et des ancêtres. La temporalité chinoise est marquée par l’histoire de grandes dynasties souvent nées de révoltes populaire. Ces insurrections qui redoublent les complots des Grands marquent la défaveur du ciel (le mandat céléste) et le nécessaire remplacement de souverains qui ne peuvent plus assurer paix et prospérité.
La dynastie des Ming qui est celle dans laquelle intervient Zhen He est d’ailleurs née d’une révolte paysanne et le fondateur est un moine défroqué d’origine plus que modeste. Un autre aspect de la crise du pouvoir impérial en particulier sous les Ming est le poids grandissant des eunuques, qui mènent des intrigues de cour et sont souvent accusés d’être à l’origine de la décadence.
Enfin , il faut concevoir l’histoire de la Chine en considérant que cet immense pays peuplé de paysans laborieux et pacifiques est sans cesse menacé par des invasions venues du nord, qui parfois imposent des souverains et des dynasties, dont la dernière celle des Qing. Dernier trait important: il y a deux Chine, celle du sud orientée vers la mer et celle du nord fermée vers l’intérieur et ayant toutes deux des formes de développement différents et engendrent parfois des royaumes séparés avec des conceptions du pouvoir différentes. Il faudrait encore parler des trois courants de pensée sur l’exercice du pouvoir, courants qui parfois s’opposent mais souvent s’interpénètrent, le taoïsme, les légistes et le confucianisme.
Si je note ces constantes historiques c’est parce qu’elles marquent la pensée stratégique des dirigeants chinois depuis toujours et y compris les dirigeants communsistes de Mao à aujourd’hui. Si les Chinois me paraissent les derniers stratèges de notre temps c’est non seulement parce qu’ils sont par leur poids, leur essor de puissance atypique, en situation d’avoir effectivement une stratégie mais aussi parce qu’en partant de la nation chinoise, de son histoire connue (qui remonte à deux mille ans avant J.C et bien avant sous une forme mythique), nous avons non pas la civilisation la plus ancienne mais la seule qui s’inscrive dans la continuité.
C’est dire la manière dont il faut apprécier le positionnement des dirigeants et citoyens chinois à la fois par rapport aux questions concrètes qui sont devant eux mais en référence à cette longue durée, ses constantes et ses enseignements. Sans cela nous avons du mal à comprendre les positionnements chinois et l’on peut même cultiver tous les stéréotypes sur leur absence de transparence qui s’opposerait selon nous à la rude franchise des Etats-Unis. Surtout quand comme les politiciens occidentaux actuels, français en particulier nous sommes des barbares incapables de concevoir ce qu’est une civilisation.
Quand à propos du porte-avion chinois, ce qui peut paraître une anecdote, on lit cette déclaration de la Chine :
“La construction d’une marine puissante, à la hauteur du nouveau statut de la Chine, est une étape nécessaire et un choix incontournable pour le pays s’il veut sauvegarder ses intérêts nationaux, qui sont de plus en plus globaux.”
Il faut la prendre avec en fond cette vision stratégique et historique qui nous renvoie à Zhen He mais à bien d’autres périodes dans lesquelles se sont jouées des expansions et des repliements débouchant sur des désordres, des invasions étrangères et des chutes dynastiques de pouvoir perdant leur légitimité pour ne pas savoir assurer au peuple sécurité, prospérité et le soumettre au drame renouvelé sans cesse des invasions étrangères. Cela va de l’histoire la plus ancienne à la plus récente, voir à l’expérience contemporaine du poids de la querelle sinosoviétique et de la chute de l’Union Soviétique dans son affrontement frontal avec l’impérialisme étasunien.
La Chine nous exprime-t-elle par là qu’elle est obligée pour remplir les exigences de la nation chinoise de faire face à un impérialisme de plus en plus belliciste et qu’elle doit le faire à sa manière et non celle de l’Union soviétique? Effectivement il lui faut inventer un rôle qui ne soit pas passif mais qui ne provoque pas le conflit armée, ni même une concurrence impérialiste. Ce que décrit trés bien l’article d’Eric de Maisonneuve, en parlant d’une puissance atypique et qui a d’abord une vision des défis intérieurs mais dans mon article sur l’affaire du porte-avion, je lui réponds que les chinois savent désormais que leurs intérêts nationaux sont de plus en plus globaux et sont contraints par ce qu’est l’impérialisme. Ne serait-ce qu’à travers la compétition pour l’énergie, redoublée par le plus fondamental pour un dirigeant chinois: s’il oublie jamais qu’il a une population de 1, 300 milliard d’âmes à nourrir il sera balayé.
Donc pour revenir à Zhen He qui tel Ulysse fit un beau voyage et puis serait reparti plein d’usage et de raison vivre entre ses parents le reste de son âge parce que la seule chose qui l’intéresse est sa chère Chine… Je crois qu’il faut dépasser l’anecdote pour reconsidérer cette grande expansion maritime. L’histoire de la marine chinoise lors de sa plus grande expansion et celle de l’ennuque Zhen He doit être relue dans un contexte, qui est aussi celui d’un échange remarquable avec le monde arabe, et le tissage de liens nouveaux avec toute l’Asie du Sud Est, ce qui débouche aussi sur une modernité, une vision scientifique et technique qui rappelle notre Renaissance. Ce quelques années avant l’Europe, près d’un siècle puisque les expéditions de Zhen He ont lieu sous le règne de deux empereurs ming, Yongle(1403-1424) et Xuande (1425-1435).
Zhen He est un musulman du Yunnan, ce qui a une double conséquence, d’abord diplomatique puis concernant l’essor intellectuel, l’évolution des mentalités en Chine. Sous les expéditions de Zheng He se renforce l’ancien courant d’émigration et d’échanges commerciaux chinois vers les pays de l’Asie du Sud Est et les ports de l’Inde méridionale, la rencontre avec le monde musulman a été incontestablement facilité par le fait que l’ennuque était lui-même musulman, le personnage a d’ailleurs nous dit Gernet divinisé dans l’Asie du sud-est. Gernet insiste néanmoins sur le fait que quelque soit l’aura du personnage il s’agit d’un choix dynastique renouvelé par deux empereurs qui manifestent à l’époque la supériorité de la marine chinoise sur le Portugal et l’Espagne. Ces pays n’entreprirent leurs expéditions qu’à la fin du siècle.
Gernet nous commente qu’entre autres raisons la Chine reprend le projet des souverains Mongols qui ont conquis la Chine au XII e siècle mais le style a changé: il ne s’agit plus d’entreprendre des conquêtes guerrières à fin d’exploitation économique, mais de faire reconnaître la puissance et le prestige des Ming en Asie du sud-est, de favoriser diplomatie et grands trafics. Ces grandes expéditions sont contemporaines des opérations militaires contre le Vietnam et de l’occupation de ce pays. En fait ces expéditions maritimes ont été précédées de relations diplomatiques et d’échanges depuis les ports du sud Canton, Quanzhou et Fuzhou.
Pour mesurer le formidable essor des connaissances et l’industrie en particulier la construction des jonques qui va caractériser cette époque je vous renvoie à la lecture indispensable de Gernet (1). Nous sommes bien loin dans cette lecture des caricatures ignares sur le personnage et sur la signification de cette ère d’expansion qui en fait a duré quatre siècles. La Chine puissance maritime à son apogée sous Zhen He tient de plus en plus mal son espace maritime, c’est le début de la fin, les pirates se multiplient et on assiste au même repliement du côté de la steppe, la capitale est transférée de Nankin à Pékin. Les offensives des Ming en Mongolie non seulement se heurtent à une résistance mais les peuples des steppes contreattaquent et un empereur est même fait prisonnier, c’est le repli vers le sud et la grande muraille dans son tracé actuel marque cet aspect défensif, une politique de passivité qui a fini au milieu du XVI e siècle par mener la Chine au bord d’une ruine dont elle ne sera sauvée que de justesse…
Je ne crois pas que l’on puisse dans le cadre de la mondialisation actuelle s’épargner la connaissance d’un immense pays comme la Chine, mais ceci est vrai de bien d’autres civilisations que l’occident n’a cessé de détruire, d’en freiner toutes les évolutions, les contraignant à ne développer leur identité que dans la régression sans faire l’effort d’une compréhension de leur histoire. Or celle-ci a construit des mentalités, des visions de l’espace de la planète et de l’humanité elle-même qui sont une richesse. C’est ce que tente de nous dire quelqu’un comme Judith Butler, en expliquant que l’Universel doit désormais se construire dans la reconnaissance de la multiplicité. C’était déjà la démarche d’un Heine quand il allait à Paris pour construire une histoire au présent, celle d’une révolution qui établissait des correspondances entre l’histoire, la politique et la vie du peuple, des peuples ajouterais-je… C’est l’esprit même de ce blog et des flâneries auxquelles il vous convie dans la découverte de cette immense flux de l’humanité depuis l’aube des temps jusqu’à aujourd’hui en tentant d’imaginer demain.
Le cas de la Chine a ceci d’original qu’il nous impose cet effort alors que la barbarie de nos pillages a pu nous le faire économiser pour d’autres pays et civilisations.
(1) Jacques Gernet, Le monde chinois, pour la partie dont nous avons traité il faut lire le tome 2 L’époque moderne du X e au XIXe siècle, Agora Pocket.
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