Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La longue marche vers un monde multipolaire : Chine, Islam et matérialisme historique

La foi en l’humanité ou le nihilisme impérialiste instrumentalisant les religions : un enjeu de civilisation et de transmission intergénérationnelle, interculturelle… dans des combats communs pour la perfectibilité d’un destin…

Edmond Janssen, notre éditeur et à sa manière co-auteur de notre livre a été invité en Chine, à une rencontre universitaire pour participer à une conférence qui vise à « Construire un nouveau récit du dialogue entre les civilisations qui transcende la théorie occidentale du choc des civilisations ». Il m’a proposé d’écrire avec lui son intervention, vu le contenu de notre livre et sa première partie, celle que nous avons rédigé Marianne et moi qui est justement non pas sur le thème de l’Islam et de la Chine, mais bien sur celui de ce qu’ouvre cette rencontre, une démarche « civilisationnelle » y compris avec les Etats-Unis. J’ai donc avec Edmond et après consultation des trois autres auteurs, comme nous le faisons désormais pour les publications de ce blog, rédigé ce texte avec Edmond qu’il va porter en Chine, pour dire notre « désintéressement » à tous au nom de ce à quoi nous aspirons.

Je ne sais si ce texte sera entendu pour ce qu’il est, une respiration pour dire que la France ce n’est pas Macron, son asphyxie, la trahison des anciens et celle de la jeunesse, un cri pour dénoncer de la censure de toute espèce… Alors que nous venons de si loin, nous qui sommes là en ce moment ; depuis les premières peinture sur les roches, depuis que s’est manifestée cette soif de connaitre en transformant.

Je voudrais encore vous raconter une anecdote pour contextualiser ce texte et cette démarche de transmission, qui est la principale caractéristique de nos écrits collectifs et de ce blog : hier nous avons marché mon petit fils Willem qui a 24 ans et moi 87 ans, un couple inusité salué par un « vous êtes superbes tous les deux ! ») (je vous jure que c’est vrai) par une procession touristique en train de visiter Marseille : pendant des kilomètres, trois heures durant, de l’aube fraiche à la lumière verticale de midi. Là installés dans les jardins du Palais du Pharo à l’entrée du Vieux port marseillais, nous avons lu face à la mer. Lui découvre Politzer, il en est aux trois quarts des « principes élémentaires de philosophie » et avec la passion de la jeunesse, il s’initie au « marxisme », il apprend le chinois avec la même boulimie joyeuse avec laquelle il me décrit les découvertes physiques et morales de la pêche sous marine, de la plongée en apnée… je lui ai demandé puisqu’il est musulman, originaire de l’Algérie mais très patriote français, ce que représente pour lui la relation Chine et Islam, il m’a dit : deux choses essentielles, la base même des valeurs du communisme, l’Islam est le communisme, c’est l’entraide en particulier envers les plus pauvres mais il y aussi chez les Chinois et dans le monde musulman, le refus de se complaire dans le malheur, de l’anticiper, le choix du bonheur, du corps et de l’esprit.

Dans cette journée lumineuse de la Méditerranée, dans cette ville Marseille où chacun vient d’ailleurs, alors je lui ai lu un passage d’Aragon où il parle de la pédagogie de la poésie, celle à la fois savante dans laquelle comme dans le fou d’Elsa la langue française rend hommage à la poésie arabo-andalouse, un texte des Essais littéraires dans la pléiade où le poète savantissisme propose l’École buissonnière du plaisir, complément indispensable de l’érudition et de la nourriture intellectuelle apportée par l’école, les musées… Je lui ai lu aussi les pages sur l’héroïsme français de 1942, qui se revendique – mais pas seulement militaire – face au drame français de la défaite et la trahison. Voici en confidence, en fin d’article, deux photos de ce moment de transmission civilisationnel entre générations, entre monde brisés par la colonisation et l’arrogance d’aujourd’hui, un instant buissonnier de bonheur. Notre livre a comme notre blog cette dimension, celle de l’exigence du livre, de la formation, mais aussi la vie qui transperce à chaque moment le poète, le cinéaste, le militant et l’amoureux, avec la complicité totale de notre éditeur. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

La foi en l’humanité ou le nihilisme impérialiste instrumentalisant les religions : un enjeu de civilisation, Chine-Islam, dit par Edmond Janssen pour la conférence en Chine…

C’est en tant qu’éditeur français depuis plus de vingt ans que je m’exprime pour cette conférence internationale. Notre maison d’édition, les Editions Delga, spécialisée en histoire, géopolitique et sciences humaines a publié de nombreux livres sur la Chine. Je citerai seulement ceux publiés ces deux dernières années :
– Le dernier paru en avril 2025, le livre collectif Quand la France s’éveillera à la Chine. La Longue Marche vers un monde multipolaire de 4 coauteurs et préfacé par le Secrétaire du Parti communiste français,
– En janvier 2025 L’Odyssée chinoise. De Mao Zedong à Xi Jinping de Bruno Guigue,
– Un autre livre collectif paru à la fin de 2024, Soixante ans d’amitié entre la France et la Chine,
– Et au début 2024 Ouïghours. L’horreur était dans nos médias de Maxime Vivas.
C’est au prisme de notre dernière parution, le livre collectif Quand la France s’éveillera à la Chine. La Longue Marche vers un monde multipolaire de Danielle Bleitrach, Marianne Dunlop, Jean Jullien et Franck Marsal, que je m’exprimerai dans cette conférence internationale qui stipule dans la lettre d’invitation reçue, qu’elle « vise à construire un nouveau récit du dialogue entre les civilisations qui transcende la théorie occidentale du choc des civilisations ».

Depuis fort longtemps les grandes puissances coloniales ont instrumentalisé des dérives sectaires et violentes dans les religions. Elles ont entretenu la haine, les guerres et le terrorisme. Et nous arrivons au point où ces empires derrière leur suzerain les USA, parvenus au faîte de la domination voient le sol se dérober sous eux. Ce n’est pas le sol qui se dérobe, c’est un nouveau monde qui naît, multipolaire, qui pourra être ouvert et pacifié. Ce livre écrit depuis un de ces empires finissant mais dont le peuple est célèbre pour ses poussées révolutionnaire, la France, dit que notre pays, qui vit un drame, doit demander son adhésion aux BRICS. Ce qui suscite de l’étonnement mais aussi de l’intérêt. Nous expliquons que face à la pression exercée par les Etats-Unis sur tous les peuples, il faut s’unir pour endiguer la guerre, la destruction, les inégalités… Les BRICS ne sont pas une alliance, une coalition sur le mode de celles fomentées par les Etats-Unis y compris pour se lancer dans des croisades meurtrières, des blocus, des génocides comme on le voit à Gaza. Au contraire, c’est le gagnant-gagnant et la souplesse des partenariats comme dans le choix des systèmes de gouvernement, le respect des souverainetés, mais c’est plus que cela, il s’agit de bâtir une communauté de destin, un projet civilisationnel.

Il s’agit de comprendre ce que nous propose la Chine et en quoi cette proposition est crédible. Mais aussi ce que nous voulons, nous…


Revendiquer un projet civilisationnel à opposer à celui en train de s’effondrer ouvre un champ de réflexion immense sur la nature du dialogue humaniste qu’initie la proposition d’un destin commun et ses réalisations. C’est un aller retour permanent entre l’actualité la plus brûlante, celle des conflits, des blocus et des drames et un champ conceptuel qui s’établit par tâtonnement, expérimentation et qui a sans cesse besoin d’être traduit repensé en remettant en cause notre illusion d’un savoir immédiat.


L’idée de communauté de destin est très ambitieuse, dans ses réalisations « monumentales » et dans sa portée philosophiques. Sur le plan philosophique, il y a une montée vers l’universel, a contrario de l’universel imposé comme une « viol de l’histoire » que proclame l’occident. Depuis le partage du monde colonialiste a aujourd’hui où l’impérialisme US exige l’uniformisation et soumission. Cette voie alternative du sud, déjà à l’œuvre, a rassemblé un grand nombre de pays se revendiquant de l’Islam. Mais l’adhésion parait plus fondée sur l’OPEP+ et le refus de n’être que les « pétrodollars »dans la FED. A contrario de l’impérialisme, qui se limite à ses seuls intérêts, nous sommes à l’aube d’une diplomatie de négociations qui refuse l’anarchie. mais soyons honnêtes, on peut s’interroger à ce niveau sur la réalité de l’entraide proclamée par l’Islam . Néanmoins, il y a le fruit d’un effort qui a exige un « travail » ,des coopérations. Comment un monde multipolaire peut-il aboutir à l’unité et pas seulement de la monnaie ? Ne sera-t-il pas le monde des rivalités entre empires tentant de surgir de la décomposition de l’hégémonisme ? C’est un possible, mais il y en un autre, qui matériellement se donne comme finalité le développement : le gagnant – gagnant mais qui appelle aussi à un renversement intellectuel à partir des aspirations humaines les plus nobles.

C’est possible, l’aspiration à un idéal éthique peut être partagé, approprié. Il n’est pas plus dit en ce sens que l’Islam soit seulement Moyen Oriental, il y a déjà l’Indonésie, l’Afrique, etc pas plus que le communisme ne soit européen. Cette longue marche de l’humanité, si elle va vers son émancipation, doit être une véritable décolonisation, dans la maitrise des ressources, des décisions nationales, locales mais aussi dans une optique éthique, culturelle. Donc « la communauté de destin » en créant les conditions matérielles de l’émancipation à partir des possibles scientifiques et technique, aspire à rendre leur dignité aux êtres humains en les inscrivant dans leur propre histoire et dans leur lignée. Cette démarche éthique a des similitudes avec la laïcité française, avec par exemple le refus de la Chine d’accepter tout financement extérieur pour les religions sur son territoire, tout doit dépendre des seuls adeptes chinois. tout en étant proche c’est différent laïcité mais c’est différent parce que les Chinois n’ont jamais eu à lutter contre l’endoctrinement religieux qui leur interdisait la science comme dans le cas de l’Europe. De ce point vue les Chinois ont plus de parenté avec l’Islam qu’avec le christianisme européen et puritain des USA.

Au Ier siècle av. J.-C., les Romains découvrent un tissu mystérieux venu de l’Orient lointain, du pays inconnu des Sères. La soie, dès l’abord symbole de luxe et de richesse, sera le premier produit d’échanges entre la Chine et l’Occident. Au Moyen Age, marins et commerçants arabes assurent l’essentiel du trafic avec l’empire du Milieu et rapportent de Canton porcelaines et épices. La conquête de Constantinople, en 1204, ouvre aux croisés les portes de l’Orient et des routes caravanières, qu’empruntera Marco Polo, marchand vénitien. Il relatera sa longue odyssée, qui le mène jusqu’à la cour de Kubilaï Khan, dans Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles. la Route de la Soie, fut aussi une voie d’échanges culturels , savants et religieux.

L’islam , on le sait, est né au VIIe siècle en Arabie, mais sa rapide expansion doit beaucoup aux routes commerciales, dont la route de la soie. Les marchands musulmans ont joué un rôle clé dans la transmission de l’islam, notamment à travers l’Asie centrale.Avec le développement simultané des califats abbassides et omeyyades, de nombreuses bourses commerçantes et caravansérails se transformèrent en lieux de prière. Les marchands musulmans favorisaient activement la construction de mosquées le long des routes. L’apprentissage du Coran devenait une pratique courante dans les écoles rattachées aux caravansérails. Les soufis, connus pour leur spiritualité charismatique, ont été des acteurs centraux en particulier en Ouzbékistan et en Iran, on a pu grâce au vestiges archéologiques comprendre comment grâce aux commerçants musulmans, la doctrine islamique s’enracinait toujours plus profondément dans le tissu social local.Et si l’on veut aller encore plus loin dans l’influence, il faut considérer que le bazar, là où se mêle marchands, artisans est également un lieu de mouvement démocratiques et anti-impérialiste au XXe siècle. Il y a eu des phénomène parallèles concernant le bouddhisme qui est aussi une religion itinérante, mais en Chine l’assimilation de l’Islam va à la rencontre de Confucius, alors que le bouddhisme rencontrera plutôt lao Tseu. Comme on prétend que le marxisme aura plutôt des affinité avec les « légistes »ou le renforcement de l’Etat mais il y avec les prises de pouvoir, les alliances des modes d’influence plus complexes comme ceux qui se développent aujourd’hui à travers les BRICS et la BRI, l’organisation de coopération de Shanghai .

La BRI (route de la soie) aujourd’hui créée par la Chine et qui transforme fondamentalement le devenir des peuples n’est pas un simple projet né de l’imagination de quelques technocrates elle est le fruit de réalités, d’expériences, celles de cette antique route , celle de celles crées par l’URSS et la Chine communiste dans l’esprit de Bandung, celle du grand jeu et de la guerre froide , des opérations « terroristes » avec toujours cette obstination dans l’échange caravanier, théorico-pratique dans toutes les villes et oasis de l’Asie centrale, les invention chinoise et celles de l’Islam se mélangeant, comme les savoirs et les interprétations en suivant les marchands et la sagesse orientale de villes oasis, en steppes et aussi en ports. Notons qu’à partir de là c’est toute la relation avec le judaïsme qui est repensée, recrée, celle avec toutes les civilisations asiatiques et européenne. Exactement le contraire du charnier de Gaza, dans lequel ces peuples ont pour seule mémoire la réinterprétation cauchemardesque du charnier d’Auschwitz dans un impérialisme incapable d’autre destin qu’Apocalypse Now. Ce refus d’apprendre et cette manière de nier la réalité pourtant évidente parce qu’elle met en danger l’endoctrinement, le système, la puissance.

Bien sûr tous les ateliers de cette rencontre reviendront certainement sur le fait, qui va a contrario de la propagande inculte et falsificatrice des Usa et de l’occident des Etats-Unis, que la population musulmane chinoise ne se limite pas aux Ouïghours de culture turque. Le plus grand nombre de musulmans sont les Hui de culture chinoise. Et ce qui est intéressant par rapport à la dimension philosophique anthropologique de la multipolarité est d’observer comment à travers cette population Hui, Chine et Islam se ont transmutés dans le contexte d’une civilisation non islamique. C’est l’aboutissement d’un effort de traduction, des termes privilégiés qui pour le Chinois converti revendiquait sa foi comme pureté et vie. On connait cette parole du sage découvrant comment les premiers prosélytes de l’Islam avaient établi des convergences dans la traduction des termes, des rites et des croyances avec l’enseignement confucéen : « Ainsi, bien que son livre explique l’islam, il illumine en vérité notre confucianisme. » Et effectivement, il y a là les bases de cette multipolarité qui veut que des musulmans peuvent pleinement vivre leur foi à travers une cosmogonie archaïque mais aussi un des fondamentaux de la civilisation chinoise traditionnelle : l’humanisme chinois tel que le fixe Confucius et une tradition archaïque de l’interprétation magique sur des carapaces de tortue de l’oracle, lié à la naissance de l’écriture, se centre sur la dignité de la personne humaine. Elle même comprise comme voie des valeurs supérieure du monde. Et nous avons dans notre livre tenté d’aborder la manière dont ces valeurs pour nous marxistes, selon Marx lui même, se rapprochent du matérialisme dialectique, historique, de la dialectique hégélienne, et nous éloigne du matérialisme vulgaire celui du maquignonnage de Trump. Ce qui est contesté dans la démarche de connaissance scientifique que revendique après les « lumières » le marxisme c’est une connaissance qui serait dictée par la Révélation. Ce qu’il dénonce c’est « la raison » qui ne tire du développement des forces productives qu’enfer et barbarie pour l’humanité. Il s’agit non pas de renoncer à la raison, mais à cette « raison » à « ce matérialisme écœurant » qui en se déshumanisant à travers l’exploitation capitaliste, le pillage et le racisme néocolonial, aboutit à son contraire l’irrationnel de la destruction de la vie elle-même et renforce alors dans le cœur des exploités le recours à l’illusion mythologique destructrice, infernale comme le nazisme. Il n’y a pas d’enfer et de paradis dans la cosmogonie chinoise, mais des points de l’univers dans lequel le récit se déplace, pas plus que de châtiment divin dans les catastrophes, en revanche il y a le héros prométhéen, totem, animal homme qui invente la puissance transformatrice de l’homme, la perfectibilité du juste et du vrai, assorti de la « bienveillance’, le jen (仁 ; rén).

Si ce livre sur l’éveil de la France, et la longue marche d’un monde multipolaire, a connu une audience importante qui continue à se développer c’est sans doute à cause de l’engagement politique de cette proposition d’adhésion aux BRICS mais aussi de cette dimension civilisationnelle assumée à laquelle aspire la conscience du peuple français face à ce qui brade son histoire.

Chacun dans ce monde a conscience de vivre un basculement historique, face à cette mutation, l’occident est en proie au nihilisme, en la perte de foi en l’être humain, dans toute forme de collectif, il n’y aurait plus de progrès possible faute de perspective.

Les propositions chinoises sont réalistes, elles s’ancrent sur des réalisations, mais elles vont plus loin, le principe final est la composante humaniste universelle de la perfection humaine en général, l’objectif le plus élevé, à la fois de l’islam et de la tradition chinoise. Dans l’expérience du socialisme à la chinoise il y a la reconnaissance que ce sont des êtres de chair et de sang, et que la principale contradiction du socialisme est justement la nature très élevée des aspirations qu’un tel système produit et les moyens insuffisamment développés de la société pour y faire face, le protagoniste, le héros n’est pas que militaire comme trop souvent le prône l’imagerie hollywoodienne, il y a l’héroïsme civique, l’héroïsme intellectuel, tous les moyens d’expression ceux du sportif au poète et toutes les manifestations armées ou désarmées du courage, face à la violence de l’homme abstrait, marchandise, monnaie, il y la force d’une spiritualité qui cherche l’harmonie, une perfectibilité et la bienveillance dans un collectif recréé que nous nous appelons le communisme, un principe espérance face à un monde qui meurt.

Edmond Janssen (éditeur) et Danielle Bleitrach (sociologue et co-auteur de Quand la France s’éveillera à la Chine. La Longue Marche vers un monde multipolaire (When France Wakes Up to China. The Long March towards a multipolar world)

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2 Commentaires

  • Franck Marsal
    Franck Marsal

    Ces photos sont superbes, et cela fait plaisir de te voir, Danielle, profiter d’un peu de répit après toutes ses années de dur travail au service de l’intelligence collective et de la transmission des acquis historiques du marxisme en France. Nous allons faire le nécessaire pour que notre organisation collective te permette de profiter davantage de tels moments.
    Cette question du rapport entre histoire et civilisation est fondamentale. Déjà, l’article sur Losurdo soulignant les faiblesses du marxisme occidental soulevait peut-être déjà une question civilisationnelle. Je rappelle souvent Samir Amin qui expliquait la naissance du capitalisme en Europe non pas par l’avance de ce continent, mais par son arriération. C’est parce que l’Europe n’avait jamais franchi le seuil supérieur du féodalisme, qu’il appelait – si ma mémoire est correcte – l’empire tributaire, qu’elle offrait, avec un pouvoir divisé et affaibli, des conditions particulièrement opportune pour la dissociation de la société civile et l’émergence du capitalisme.
    Et, l’histoire des sciences nous enseigne que l’Europe de la fin du Moyen Âge était bloquée dans son développement par l’emprise religieuse. C’est précisément la civilisation islamique qui sortit l’Europe moyen-âgeuse chrétienne de sa torpeur, et encore, il fallu plusieurs siècles de scholastique, cette approche qui essayait désespérément de faire coller la science et la philosophie aux textes bibliques, avant que Laplace puisse dire de Dieu « je n’ai pas besoin de cette hypothèse » (citation semble t-il apocryphe, mais comme toutes les citations apocryphes, elle résume bien la situation).
    L’islam, par son exceptionnelle ouverture aux savoirs scientifiques, fit un pont temporel et géographique : temporel avec la science grecque (qui avait achevé son développement à Alexandrie) et géographiques avec les apports plus orientaux, indiens et chinois également. Ainsi, le célêbre mathématicien italien Leonardo de Pise, connu sous le nom de Fibonacci, pour une suite de nombres très simples et aux propriétés et utilisations tout à fait extraordinaire a importé en Europe, la numération décimale positionnelle, c’est à dire l’écriture des nombres en suite de chiffres représentant les nombres d’unités, de dizaines, de centaines … à l’aide les chiffres dits arabes, mais qui sont en réalité d’origine indienne. Certains historiens des mathématiques, notamment Lam Lay Yong et Ang Tian Se, ont émis l’hypothèse que la numération positionnelle indienne, y compris le zéro, est inspirée du modèle chinois des baguettes à calculer. Le boulier, la machine à calculer traditionnelle chinoise, fonctionne en numération décimale. Selon eux, les Indiens auraient découvert le système positionnel chez les Chinois et auraient refait la même chose avec leurs propres chiffres, ceux de l’écriture brahmi. Cependant, cette idée est loin de faire l’unanimité.
    Fibonacci est né à Pise, en Italie, mais son père est marchand et installé à Bejaia en Algérie où il s’occupe du commerce et des douanes pour le compte de la République de Pise. A Bejaïa, grand centre intellectuel, Fibonnaci a une éducation mathématique et étudie notamment les travaux algébriques du Persan Al-Khwarizmi et de l’Égyptien Abu Kamil et probablement a eu connaissance des travaux du Persan Al-Karaji, les grands mathématiciens de l’islam. Fibonacci voyage pour le compte de son père sur tout le pourtour méditerranéen et rencontre les plus grands mathématiciens de son temps. Revenu à Pise à partir de 1198, Fibonacci rédige ses principaux travaux qui formeront une des bases essentielles des mathématiques en Europe.
    Mais, peut-être que l’Europe, avec ses racines très idéalistes (au sens philosophique du terme), très chrétiennes et scholastiques, et dans ses conditions matérielles de centre impérialiste colonial, ne pouvait que retomber, un temps, dans cette vision limitée du marxisme, après l’avoir vu naître. Au fond, ce que décrivait l’article sur Losurdo, c’est une transformation du marxisme pour le rendre conciliable avec la domination occidentale du monde, avec l’impérialisme. C’est évidemment le rejet radical et la censure du léninisme (sous couvert de « rupture avec le stalinisme ») et de toute la pratique révolutionnaire émancipatrice du 20ème siècle. C’est aussi le rejet les principaux enseignements de Marx, avec une méthode qui n’est pas loin de la scholastique, avec la théorie par exemple du « communisme déjà-là », qui finalement tente de conciler le marxisme avec l’idéologie dominante en présentant le modèle capitalisme occidental comme une étape vers la réalisation finale de la société sans classe, dans une évolution graduelle de la démocratie, où il s’agit de gagner des réformes progressives mais surtout pas de prendre le pouvoir.
    Les civilisations ont eu des rapports dialectiques, elles se sont combattues, ont échangé, se sont fécondées et au travers de ces confrontations fécondes et parfois tragiques s’est effectuée la marche en avant parfois erratique de l’humanité, dont le flambeau est passé et passe encore en quelques sorte d’une civilisation à l’autre au fur et à mesure du développement des forces productives.
    L’étape actuelle est encore marquée par la présence de ces civilisations, mais le capitalisme a internationalisé le développement des forces productives, mais toujours à partir d’un centre industriel dominant, induisant la domination, non pas d’une civilisation, mais d’abord de quelques états-nations devenus empires coloniaux puis de l’impérialisme hégémonique des USA. Lorsque cet impérialisme est réellement devenu hégémonique, à la fin des années 1990, deux modèles idéologiques ont été proposés et margement diffusés pour « remplacer le marxisme » :
    1) la « fin de l’histoire » : C’est le modèle proposé par le chercheur états-unien Francis Fukuyama, par ailleurs, conseiller de l’administration Reagan. Selon lui, le communisme est sur le point de mourir et il prédit le triomphe prochain de la démocratie dans tous les pays du monde et une nouvelle ère de paix grâce au libéralisme. Il n’y aura donc plus de guerre, ni de catastrophe à raconter dans les manuels d’Histoire. « Il se peut que […] ce ne soit pas juste la fin de la guerre froide, mais la fin de l’histoire en tant que telle : le point final de l’évolution idéologique de l’humanité. » (Francis Fukuyama – 1989).
    2) Le choc des civilisations : proposé par Samuel Huntington. Samuel Phillips Huntington est un professeur américain de sciences politiques, enseignant à Harvard et également expert auprès du Conseil national américain de sécurité. Huntington professe que le monde se divise désormais en civilisations (il en dénombre 8) et que ces civilisations, formées sur des critères linguistiques, religieux, culturels sont amenées à s’affronter, en particulier les civilisations non occidentales seraient amenées à confronter la civilisation occidentale dominante pour contester son leadership.
    On voit bien que ces théories traduisent la politique de l’impérialisme US depuis plus de 3 décennies : la première justifie la suprématie, puisque le modèle néo-libéral constitue l’aboutissement du développement de l’humanité, il est normal de vouloir l’imposer partout et que les USA, le principal vecteur de ce modèle, s’érigent en conscience morale et politique du monde pour en parfaire l’application. La seconde justifie la résistance de reste du monde, qui constitue une menace de civilisation et donc l’inéluctabilité de la confrontation militaire à venir, la nécessité de s’armer, et de dominer les autres civilisations pour éviter d’être dominées par elles.
    La proposition chinoise de « communauté de destin » et la vision que nous proposons dans l’ouvrage de considérer le développement des idées et de la construction du socialisme dans leur articulation avec les racines civilisationnelles est tournée vers l’avenir, le progrès et l’universalisme, alors que ces visions de l’idéologie dominante étaient tournée vers le passé, essentialistes et enfermantes dans des clivages indépassables.
    Le développement se dessine alors sur une vaste fresque historico-géographique. qu’il nous faut aujourd’hui nous réapproprier, pour sortir de la vision occidentaliste et idéaliste encore présente à l’intérieur même des organisations marxistes et, au fond, dans nos têtes. C’est une des orientations majeures de ce blog que d’avoir toujours ouvert le débat français vers les pensées et regards mondiaux, russes, chinois, cubains, du fameux « sud global » en général, et également des USA ou de toute autre source pertinente. Il y a encore beaucoup à faire pour accompagner l’évolution des mentalités qui se dessine déjà dans la jeunesse de notre pays et l’ouverture de la France à une nouvelle étape de modernisation.

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    • admin5319
      admin5319

      voilà qui mérite d’être dans le déroulé et susciter un débat comme d’ailleurs les thèses de samir Amin. Il ne faut pas non plus sous estimer le rôle de l’Europe. Certes quand les Byzantins d’un raffinement extrême voient arriver la horde des croisées, ils sont effrayés et ne cherchent que se débarrasser d’eux. Il faut dire que c’est une sacré bande qui pour les rustres ne craint pas dit-on de pratiquer le cannibalisme après les batailles… il faut lire les récits des croisades vu du côté des orientaux c’est pire que la des cription des moeurs viking par les moines des monastères pillés… Mais il faut raison garder et je conseille la lecture ou la relecture de Duby qui a été édité dans la pleiade, c’est un autre de mes livres de chevet… et il faut là aussi retourner à Aragon qui a dit tout ça et oeuvre pour notre connaissance de toute l’Europe et l’Asie centrale…
      il faut surtout retourner à marx, pas des extraits…
      danielle Bleitrach

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