Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’Europe sortira perdante de la bataille avec la Russie au sujet de ses bases en Syrie

La plupart des analyses et des commentaires en Russie, à commencer par les déclarations de Vladimir Poutine lui même corroborent l’analyse que nous avons faite dans histoireetsociete sur la situation en Syrie. Nous n’avons pas prétendu que l’éviction de Bachar al Assad avait bénéficié de la complicité de la Russie mais que l’issue telle qu’elle s’est déroulée n’aurait pas pu se réaliser sans un accord avec la Russie. La situation est telle que désormais au Moyen Orient et dans d’autres lieux de la planète quel que soit le changement de pouvoir positif ou négatif ne soient respectées les lignes rouges que définissent non seulement les USA et leurs vassaux, mais le monde multipolaire et l’accord stratégique entre la Russie et la Chine. Un accord qui non seulement laisse subsister les influences mais limite le chantage que nous décrivons par ailleurs à propos de Trump et du Panama qui consistent à revendiquer les droit à l’arbitraire sur des pays qui ne vous appartiennent pas mais que l’on prétend arracher à des dictatures. Ce qui a été le grand jeu de la période précédente et qui s’avère de plus en plus difficile voire impossible aujourd’hui (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://ria.ru/20241221/bazy-1990528544.html

Texte : Dmitri Bavyrine

« Nous voulons que les Russes s’en aillent ». C’est ainsi que le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Caspar Veldkamp, a exprimé la position de l’Union européenne sur l’avenir de la Syrie. Kaja Kallas, chef de la diplomatie européenne, a dit à peu près la même chose : les Européens sont prêts à lever les sanctions contre Damas et à reconnaître le régime en place comme l’autorité légitime, si ce régime chasse les militaires russes des bases de Tartous et de Khmeimim.

Ce n’est pas la seule condition posée par Bruxelles, mais elle semble être la principale. C’est dire à quel point ils nous détestent, ils ne peuvent pas nous tolérer même en Syrie. Mais ils seront bien obligés.

La lutte pour la succession de la dynastie Assad bat son plein, mais l’UE s’est engagée dans cette lutte avec des capacités modestes et des attentes démesurées, et c’est par inertie qu’ils menacent la Russie (d’ailleurs, Kaya Kallas ne sait faire que ça).

La position de la Russie, au contraire, semble meilleure qu’elle ne l’est habituellement dans de telles situations. La situation est telle que les mêmes personnes contre lesquelles notre armée se battait sous le président Bashar al-Assad sont arrivées au pouvoir en Syrie.

Toutefois, ce fait a perdu de son importance beaucoup plus rapidement que dans le cas de l’Afghanistan – littéralement en quelques jours. Des négociations sont en cours entre Moscou et Damas, et tout ce que l’on sait de ces négociations laisse penser qu’elles se déroulent bien. Comme l’indique la publication en langue anglaise National des Émirats Arabes Unis, elles se déroulent dans une « atmosphère positive » et « sur la base d’intérêts mutuels ».

Le président russe Vladimir Poutine a également utilisé l’expression « intérêts mutuels ». Il a confirmé que la Russie était en contact avec toutes les forces influentes en Syrie et a donné un exemple de cet intérêt mutuel : l’utilisation de la base aérienne de Hmeimim pour l’acheminement de fournitures humanitaires.

D’une manière générale, la nature antérieure de nos relations avec les Syriens ne constitue pas un obstacle à l’établissement de nouvelles relations. Damas est également de cet avis.

En politique, un même événement est souvent interprété de manière diamétralement opposée, selon qu’il nous est plus ou moins favorable. Par exemple : l’aviation russe a évacué Assad de Syrie. On peut affirmer que, ce faisant, « le dictateur a échappé à un châtiment mérité ». On peut aussi se réjouir que l’ancien président ait été mis hors jeu (il y a donc moins de problèmes), tout en se disant que la Russie remplit ses obligations envers ses alliés (ce qui est très apprécié dans la culture du Moyen-Orient).

Les nouvelles autorités ont choisi la seconde voie. Sur la base, comme il a été dit, d’intérêts mutuels.
L’intérêt de la Russie est clair : préserver les bases de la marine à Tartous et de l’armée de l’air à Khmeimim, car elles sont logistiquement liées aux opérations en Afrique, y compris la partie de l’Afrique dont les Français ont été honteusement expulsés ces dernières années.

En d’autres termes, l’UE cible clairement l’intérêt principal de la Russie, mais il aurait été étrange qu’elle se trompe à ce sujet, car cet intérêt est évident pour tout le monde. Il est moins évident de comprendre pourquoi la Russie peut compter sur le succès de son entreprise en Syrie, alors que l’UE ne le peut pas et est condamnée à se cogner contre le mur avec le front de Kai Kallas (les géopoliticiens baltes ont des fronts particulièrement durs).

Les personnes qui ont pris le contrôle de la majeure partie de la Syrie se sont révélées pragmatiques. Malgré le caractère militaro-révolutionnaire de la prise de pouvoir, ils n’ont pas proclamé la création d’un nouvel État, comme des bolchéviques, mais se sont proclamés les successeurs de l’ancien. De cette manière, ils ont pu revendiquer l’ensemble du territoire du pays, ses biens étrangers et le siège à l’ONU.

Cela signifie également que les nouvelles autorités reconnaissent les traités interétatiques antérieurs, y compris le traité avec la Russie.

La guerre en Syrie ne semble pas être un cas où la lettre de la loi ou les accords internationaux décident de tout, mais les autorités syriennes elles-mêmes s’y réfèrent – c’est plus favorable pour elles. Pour les mêmes raisons pragmatiques, il leur est préférable de conserver les bases pour la Russie plutôt que de gâcher les relations avec elle, qui bénéficient désormais d’une « seconde chance » (selon les termes d’Abu Muhammad al-Julani, « l’homme le plus important » de l’actuel Damas).

Le fait que le contact ait été rapidement établi et pérennisé avec les nouvelles autorités est également un indicateur des capacités de Moscou. Dans ce cas, nous parlons de « soft power » – expérience, connaissance des particularités de la région, réseau de contacts allant des cheikhs et émirs aux oligarques pétroliers locaux. Nous travaillons avec le Moyen-Orient depuis longtemps, nous disposons donc des outils et des spécialistes nécessaires.

Et surtout, nos spécialistes ont quelque chose à offrir : l’aviation russe peut être aussi utile aux nouvelles autorités qu’elle l’était à Assad. Vladimir Poutine a déjà évoqué la coopération humanitaire, mais il y en a potentiellement une autre, la coopération militaire. La Syrie est un cas où il faut toujours se préparer à la guerre.

Parmi les ennemis encore actifs d’al-Joulani, il y a des organisations terroristes dont les labels sont mondialement connus. Il les a vaincus lors de la compétition à Idlib, mais elles contrôlent toujours de grandes parties du pays et n’abandonneront pas parce qu’elles sont guidées dans leurs actions non par le pragmatisme, mais par une idéologie radicale.

La Russie dispose d’une aviation de combat avancée en cas d’aggravation du problème terroriste (elle est d’ailleurs apparue en Syrie en 2015 pour résoudre un tel problème). Mais Damas n’a plus d’aviation : les bases militaires laissées par Assad ont été détruites par Israël avec tout leur contenu, navires et avions. L’État juif a donc ajouté de la valeur aux capacités russes.

Selon les règles classiques du jeu actuel, des propositions concurrentes doivent émerger, et le président français Emmanuel Macron va courir devant la foule des concurrents. Il essaie d’être le premier partout, estimant que son pays lui en donne le droit, et il rêve aussi de se venger de la Russie pour avoir été expulsé de l’Afrique. Mais cette fois-ci, Macron n’essaiera probablement même pas, car il n’a rien à espérer.
Premièrement, les Français sont des colonisateurs et des occupants pour les Syriens. Deuxièmement, Macron entretient des relations exécrables avec le président turc Recep Tayyip Erdogan, et l’« action privilégiée » dans les affaires syriennes appartient à Erdogan – le tuteur (ou même l’inspirateur) du nouveau gouvernement.

S’il y a un réel danger pour les bases russes, c’est de la part de la Turquie, pas de l’Union européenne. Et même s’il vient de l’Union européenne, c’est par la Turquie, qui peut offrir aux autorités syriennes les services de ses propres forces armées. Cependant, cette menace ne semble pas insurmontable. Il ne s’agit même pas de savoir s’il est possible de s’entendre avec Erdogan (c’est possible, mais pour un temps seulement), mais de constater qu’al-Julani, à la tête de la Syrie, n’a guère envie de dépendre d’Ankara sans alternative, d’autant que dans ce cas, l’objectif affiché de restaurer l’unité territoriale devra être oublié : les Turcs sont les premiers à vouloir partager la RAS, même s’il se trouve qu’aujourd’hui, Israël les a devancés sans leur demander leur avis.
Quoi qu’il en soit, jusqu’à présent, les autorités turques n’ont pas ouvertement menacé l’intérêt principal de la Russie en Syrie. Contrairement à l’Union européenne, bien qu’elle ne soit plus un acteur sur le terrain syrien depuis longtemps (elle n’a pas de cartes à jouer), et que le message sur la levée des sanctions ne soit pas un appât bien gras.

Peut-être Bruxelles est-elle convaincue que c’est l’investissement européen, et non chinois, arabe ou turc, auquel la Syrie aspire en premier lieu. Cependant, l’argent du Sud se distingue de l’argent occidental par le fait que ses détenteurs n’imposent pas de conditions supplémentaires dans le domaine de l’idéologie ou des caprices politiques. La demande d’expulsion de Tartous d’une base qui s’y trouve depuis plus d’un demi-siècle (depuis les années 1970) et que la Syrie elle-même pourrait utiliser est un exemple d’un tel caprice idéologique.
Peut-être qu’al-Joulani et d’autres as de la nouvelle Syrie ne sont pas aussi pragmatiques et commerciaux qu’ils veulent le paraître. Mais ils essaient au moins d’en donner l’impression, alors que la diplomatie européenne a été réduite à des exigences radicales mais déraisonnables et motivées par l’idéologie, quelque chose que l’on attendrait non pas d’un contingent honorable, mais plutôt de radicaux islamistes dans des « shahid-mobiles ».

C’est pourquoi ils perdront. Grâce aux talents d’Ursula von der Leyen, de Kai Kallas, de Kaspar Veldkamp et d’autres, l’Europe perd déjà en pragmatisme et en raison face aux opérateurs de « shahid-mobiles ».

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