AFP/Andrei Pungovschi.© ANDREI PUNGOVSCHI
Selon le dépouillement de 85 % des bulletins, le Premier ministre proeuropéen Marcel Ciolacu est au coude-à-coude avec un candidat prorusse au premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie, Calin Georgescu, que les sondages plaçaient à moins de 10 % d’intentions de vote, et qui a obtenu près de 22 % des suffrages, contre 21,6 % pour son rival, et se qualifiera donc au second tour si cette tendance se confirme.. Le candidat “trumpiste d’extrême-droite lui aussi contre le soutien à l’Ukraine que l’on donnait en deuxième position ne devrait pas être le challenger du premier ministre sortant, social démocrate. Le poste de président est honorifique mais il sert de test aux futures élections législatives et les candidats de l’extrême-droite représentent 30% des suffrages exprimés. Le contexte, celui de l’inflation, du désaveu des sociaux démocrates et de la crainte de la guerre vu que la Roumanie est comme la Pologne le lieu où s’assemble l’arsenal qui se déverse de la part de l’OTAN, de la France en particulier, vers le carnage ukrainien dont chacun se rend compte de l’inutilité et craint de devoir y être entraîné.
Comme la Pologne la Roumanie a accueilli un maximum de réfugiés et continue à être la voie de désertion de ceux qui de plus en plus nombreux refusent de poursuivre une guerre constamment marquée par de la corruption, dans le recrutement forcé, dans les soldats fictifs pour lequel les recruteurs touchent la prime, pour les armes qui n’arrivent jamais sur le front et qui donnent lieu à un marché fructueux de mafias génératrices d’insécurité. Il s’agit là de constats établis par les Ukrainiens eux-mêmes. Comme il est évident qu’aujourd’hui Washington est sans doute en train de chercher un successeur à Zelenski.
La Roumanie, partageant une frontière de 650 km avec l’Ukraine et bordée par la mer Noire, joue un rôle stratégique « vital », rappelle dans une étude le groupe de réflexion New Strategy Center. Tant pour l’Otan, dont elle abrite plus de 5 000 soldats, que pour le transit des céréales ukrainiennes. La Roumanie est le lieu de transit de la production céréalière et agricole de l’Ukraine – par le port de Costanza et le Danube- production totalement aux mains des grands trusts de l’agroalimentaire où loin d’être envoyé dans les pays en développement, elle vient concurrencer les productions paysannes européennes.
La carte ci-dessus dit l’imbrication mais elle ne décrit pas les appétits territoriaux qui se sont déchaînés dans un contexte qui parait le fruit de la première guerre mondiale et de la désagrégation de l’empire austro-hongrois qui lui même pour une part explique les alliances pro-nazis : la Roumanie a été une des créatures du IIIe Reich dans sa conquête des terres soviétiques, la Moldavie sur laquelle un nationalisme chauvin et pillard continue à lorgner et l’UE, l’OTAN permet d’assouvir ces appétits, comme la Roumanie a été l’exécutant des basses œuvres des hordes nazies en Ukraine. Les lignes forces de l’histoire de l’impérialisme ont été à la fois submergées et avivées par la construction européenne et l’avancée de l’OTAN.
En Roumanie, la social démocratie aussi pro-européenne que celle de Pologne ou la Moldavie est devenue impopulaire d’abord pour son choix d’une politique qui sacrifie les productions locales, génère de l’inflation, et place le pays en première ligne de l’escalade de la guerre. Après dix ans au pouvoir de Klaus Iohannis, fervent soutien de Kiev, celui-ci est devenu très impopulaire à cause notamment de ses coûteux voyages à l’étranger financés avec l’argent public, les électeurs ont donc porté leur dévolu sur trois candidats antisystème, derrière le Premier ministre.
On prévoyait une montée de l’extrême droite, des scores serrés. Un candidat prorusse et pas celui trumpiste de l’extrême droite qui a créé la surprise dimanche au premier tour de l’élection présidentielle en recueillant autant de voix que le Premier ministre proeuropéen Marcel Ciolacu, selon des résultats portant sur 85 % des bulletins dépouillés.
Calin Georgescu, que les sondages plaçaient à moins de 10 % d’intentions de vote, a obtenu près de 22 % des suffrages, contre 21,6 % pour son rival, et se qualifiera donc au second tour si cette tendance se confirme.
Ce candidat prorusse de 62 ans a créé la surprise. Il doit son score à une campagne TikTok devenue virale, focalisée sur la nécessité de stopper l’aide à l’Ukraine. « Ce soir, le peuple roumain a crié pour la paix. Et il a crié très fort, extrêmement fort », a-t-il réagi.
À l’extrême droite, le chef du parti AUR (Alliance pour l’unité des Roumains) George Simion, 38 ans, que les pronostics avaient donné en deuxième position, ne devrait pas se qualifier pour le second tour. Mais il ne s’était pas avoué vaincu en attendant que davantage de bulletins soient dépouillés, promettant « deux autres batailles », lors des législatives du 1er décembre et une semaine plus tard pour le second tour de la présidentielle. Avec son discours passionné aux accents mystiques et conspirationnistes, George Simion, fan de Donald Trump a capitalisé sur la détresse d’une partie de la population appauvrie par la forte inflation.
Le poste de président a une dimension honorifique mais le vote a valeur de test pour les prochaines élections législatives et là comme en Moldavie voisine nous avons une situation qui ne peut pas dans le contexte actuel être stabilisée alors que ce pays était considéré comme un bastion sûr pour les coalitions européennes qui s’entendent de fait dans l’application de politique mais qui sont de plus en plus traversés par des facteurs de désunion sous la pression des peuples.
Même si l’extrême droite n’est pas qualifiée pour le second tour ce qui devrait avec l’apparition d’une alternative de gauche en Slovaquie, dans l’ex RDA nous faire réfléchir, il n’en demeure pas moins que son influence est forte : on peut considérer qu’elle représente un tiers des votes dans ce pays de 19 millions d’habitants.
Ce dont il n’est jamais question et qui pourtant est aussi fondamental pour la Roumanie que pour la Moldavie – et les Balkans- et d’une manière plus complexe pour la Pologne, c’est ce que refusent de prendre en compte la plupart des “experts” en matière d’analyse politique, c’est comment dans ce refus de la guerre avec la Russie joue aussi sur un sentiment très fort et pas seulement chez les personnes âgées à savoir la nostalgie du socialisme et la conscience d’avoir subi un changement de régime monté de toute pièce par l’occident…
Le fait que la social démocratie qui s’est présentée comme le successeur du pouvoir socialiste a été en fait celle qui trahissait, privatisait, appliquait les diktats européens et transformait ces pays en base de l’OTAN.
Il est indispensable de procéder à une analyse de ce qui se joue encore aujourd’hui à travers ce refus de la guerre, ce vote de protestation mais qui peut conduire à la corruption et au drame du fascisme, sur tout le continent européen et on voit à travers l’Allemagne, l’Italie, la Grèce combien ce choix de l’extrême-droite va au delà des ex-pays socialistes. Une étude complète de la Roumanie devrait non seulement prendre en compte les régions, mais y compris montrer la rupture qui s’était crée à l’intérieur du socialisme (on pense en particulier aux révoltes du secteur minier) puisque le socialisme roumain avait joué comme la Hongrie, les Balkans un jeu d’équilibre entre l’URSS et les prêts du FMI, une ouverture sur l’occident. Comprendre le choix de l’extrême droite et le désaveu de la gauche reste une entreprise à mener tout en offrant une alternative de paix et de respect du travail, des services publics qui combattent xénophobie et racisme. Pour cela nous avons besoin de ne pas en rester aux stéréotypes d’une propagande qui nous coupe de la réalité de ce que nous affrontons autant que du contexte dans laquelle elle s’est développé.
A propos de cette “forme” institutionnelle dans laquelle les rapports de production, les revendications de souveraineté tentent en vain de s’incarner dans le cadre d’une UE de plus en plus identifiée à l’OTAN fer de lance supposé des marchés financiers, des marchands d’armes sous la forme financiarisée de l’hégémonisme atlantiste, il me revient la description que Robert Musil à la veille de la première guerre mondiale fait de la Cacanie : « La Constitution était libérale, mais le régime clérical. Le régime était clérical, mais les habitants libres penseurs. Tous les bourgeois étaient égaux devant la loi, mais justement, tous n’étaient pas bourgeois »… cet objet non identifié qui peut être l’Europe comme elle était l’Autriche Hongrie pour Musil ne correspond pas à un Etat nation mais à une mosaïque de différentes nations sans véritable système étatique devant composer en leur sein avec des minorités ethniques. Le régime libéral accroit la fracture sociale entre le peuple et la classe dirigeante, ce qui la soumet aux pulsions révolutionnaires – venues de la lointaine révolution française et celles qui vont surgir du bolchevisme – se nourriront à la fois de ces aspirations révolutionnaires françaises et de l’affrontement avec un empire nationaliste étatique l’Allemagne, le REICH plus sécurisant pour le capital.
Il y a dans ce roman à la veille du premier affrontement impérialiste à l’échelle mondiale dont l’Europe est le creuset avec comme enjeu le partage du monde, le rappel d’une situation qui semble se reproduire lors de la deuxième guerre mondiale et encore aujourd’hui. Deux personnages du roman s’affrontent, Leinsdorf l’élite supposée dirigeant et partisan de ce conglomérat qui refuse d’entendre cet appel à l’autodétermination des peuples, et qui ignore à la fois les revendications ethniques, l’émergence de l’Europe des États-nations et des conditions sociopolitiques qui y sont liées. Le roman décrit alors à travers la subjectivité des héros l’impossibilité à ce qu’il croit être ce “vivre ensemble” qui se gonfle des revendications égalitaires et de survie populaires. Dès lors comme l’ont noté la plupart de commentateurs de l’ouvrage, Leinsdorf qui pose la question du vivre ensemble en Cacanie comme certains se la posent en Europe aujourd’hui est condamné à l’échec sauf à plier devant le Reich, parce que le projet part d’une cécité totale sur la réalité et l’appel à un modèle social désuet qu’il tente de perpétuer qui devient “un sembler vivre”.
Leinsdorf engage Ulrich, “l’homme sans qualité” dans le but de représenter le peuple “austro-hongrois” comme étant celui qui sait ce à quoi aspirent les citoyens retrouver un langage intelligibles entre les uns et les autres. Mais comme Ulrich devant Leinsdorf ne remet jamais en cause les objectifs de l’action de représentation qui sont exigées de lui, il est pétrifié, condamné à être ce qu’il est, “l’homme sans qualité”.
La seule différence entre la répétition de l’Europe foyer des guerres impérialistes a été le surgissement sur les ruines de l’Allemagne nazie d’un autre empire, les Etats-Unis et un pouvoir révolutionnaire qui a crée les conditions de la décolonisation, et aujourd’hui encore une nouvelle étape dans laquelle s’effondre la “cacanie” de l’hégémonisme occidental, sans personne qui veuille prendre le relais.
C”est en ces termes là que se pose désormais le dépassement de l’homme sans qualité.
Danielle Bleitrach
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