Denis réagit sur un texte que nous avons publié et qui rétablit les mérites du système actuel chinois, mais tout en appuyant cette expérience et celles non moins innovantes que sont Cuba et le Vietnam, il propose un retour sur ce qui est fondamental à savoir l’expérience soviétique et dans la foulée celle du PCF. Quand légitimement à propos de cette période d’intense créativité française sous l’influence du programme de la résistance et du PCF il est question des jours heureux, il est indispensable d’en resituer la mémoire complète parce qu’elle conditionne notre approche du présent et de l’avenir ne serait-ce que dans ce grand bouleversement des BRICS. (note et traduction de Danielle Bleitrach histoireetsociete)
Il est certain que nous avons à apprendre de tous les peuples et particulièrement de ceux qui construisent le socialisme. Les systèmes éducatifs qu’ils mettent en place, et les ressorts théoriques qui les sous-tendent sont porteurs de prétexte à réflexion. C’est l’Union soviétique qui a été le pays le plus complètement accessible de ce point de vue même si Cuba et le Vietnam ne sont absolument pas des inconnus. La richesse des volumes en vente à la Librairie de Globe à Paris m’a permis de m’enrichir d’un nombre non négligeable d’ouvrages de psychologie, de sociologie, de pédagogie, de didactique, d’histoire qui met encore plus en évidence la perte que fut la destruction de l’URSS. Mais il ne faudrait pas oublier les avancées qui ont eu lieu en France dans le domaine éducatif grâce aux luttes sociales et au Parti communiste. Malheureusement, une bonne part est oubliée par ce parti. Je vais m’expliquer et ce que je vais maintenant écrire peut s’inscrire dans le droit fil du texte de Franck Marsal.
Il faut inclure dans le programme du CNR et des « Jours heureux » un développement ultérieur qui a pris le nom de Plan Langevin-Wallon, qui sert encore de référence parfois. Deux mesures parmi d’autres, préconisées par ce Plan, sont toujours d’une actualité brûlante et sont un peu oubliées : la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans et surtout qu’on « instaure un régime nouveau et plus réaliste pour l’attribution des bourses, (qu’on) prévoit l’allocation d’un pré-salaire au troisième cycle du premier degré (de 15 ans révolus à 18 ans), (que) l’on considère enfin l’étudiant comme un travailleur, qu’il est en réalité, et qu’on lui alloue un salaire en rapport avec les services qu’il rend et qu’il est appelé à rendre à la collectivité. »
Mais le plus important n’est pas encore là, et qui pourtant s’est inscrit dans la législation française concernant l’éducation, mais qui n’est plus l’objet de luttes et pourtant… il y a de quoi faire. En effet dans le Plan il est souligné que « les enfants ont un droit égal développement maximum… de leur personnalité » .
La loi d’orientation sur l’éducation du 10 Juillet 1989 en son article premier, deuxième paragraphe, énonce : “Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité…”. Cette formulation n’avait jamais eu cours dans un texte définissant les finalités de l’éducation ; elle est issue du Plan Langevin-Wallon par l’intermédiaire des députés communistes qui l’ont défendue lors de l’élaboration de la loi. Elle fait partie du code de l’éducation.
Quel point d’appui pour les luttes contre la destruction actuelle du système éducatif ! Les luttes sur cette base ont cessé à la fin des années 90 et particulièrement lors du gouvernement de la « gauche plurielle » de sinistre mémoire (de sinistre mémoire pour le peuple français et pour le parti communiste). Je vais essayer d’illustrer ce en quoi le contenu de ce texte, la finalité éducative du développement de la personnalité est une base de luttes importante pour le développement du système éducatif.
La finalité psychologique la plus générale assignée à l’éducation, le développement de chaque individu, de chaque personnalité, trouve sa condition et son moyen dans le développement de l’activité humaine, médiatisée sous forme matérielle (outils au sens large) ou linguistique (langage). C’est dans le processus d’éducation (et d’apprentissage qui lui est interne) que le sujet s’approprie l’expérience historico-sociale de l’humanité, de la société humaine, qui est à la source de son développement.
La formation de personnalités développées ne peut être que le produit de l’assimilation active et créatrice, par chaque individu, des acquis socio-historiques, eux mêmes en perpétuel développement illimité (sauf si l’humanité met en cause sa propre existence). Ce qui veut dire que, potentiellement, le développement de la personnalité n’a lui même pas de limites.
Il n’a pas de limites au plan historique. A un moment historique donné, pour l’individu, les limites sont celles de sa vie. Mais à l’intérieur de ce trop (!) court laps de temps, le développement de l’humanité est tel actuellement qu’au cours d’une vie il est maintenant impossible d’en assimiler tous les acquis dont la formation a tendance à s’accélérer.
Autrement dit, il n’y a pas de limites au développement personnel, autres que celles imposées par les conditions de vie de l’individu et qui dépendent du lieu où il se trouve (sur la planète, et à l’intérieur d’un pays). Ces limites dépendent aussi des capacités créatrices de l’individu, que l’éducation a charge de promouvoir, et qui lui permettent d’orienter le développement de sa propre vie puisqu’il peut notamment agir, individuellement ou collectivement, sur les conditions qu’il trouve à l’endroit où il est. L’action sur les conditions de sa vie, permet d’une part à l’individu de reculer les limites objectives de son développement et, d’autre part, a un effet sur sa personnalité puisque par là même elle s’enrichit.
Mais la formation de personnalités ne peut aller sans une personnalisation de l’enseignement. Je dis bien personnalisation et non individualisation car elle doit s’adresser à l’individu en tant que personnalité c’est à dire doué de subjectivité et non en tant qu’individu social assimilant sous une forme particulière telle ou telle forme de connaissance. La formation de la personnalité ne peut donc aller sans une personnalisation de l’intervention de l’école (de la famille…) dans le processus individuel d’acquisition des savoirs, savoir faire, sentiments, émotions, attitudes développées par l’humanité depuis des millénaires en s’appropriant la nature par l’action transformatrice qu’elle a sur celle-ci.
Le développement de la personnalité est déterminé par le développement de l’activité que déploie le sujet. Cette activité a des déterminations : les motivations. Développer la personnalité c’est, concrètement au niveau psychologique, développer, diversifier les motifs de l’activité ; développement, diversification qui accroissent la diversité des rapports au monde ; cette diversité étant elle-même condition du développement de la personnalité, d’où l’importance par exemple de l’éducation polytechnique, comme y insistaient déjà Marx et Engels en leur temps, et de l’éducation physique et esthétique.
Il est évident que le développement des motivations ne peut être affaire d’enseignement : le développement des motivations ne peut se réaliser par simple transmission d’individu à individu, de maître à élève, mais se réalise dans le vécu des tâches accomplies, dans le vécu du déroulement de la vie. Si éduquer c’est contribuer au développement de la personnalité et par conséquence au développement des motivations, il s’avère que ce ne peut être la tâche du professeur, de l’enseignant, qui dispense des connaissances, mais celle de l’éducateur… qu’est normalement tout enseignant.
L’assimilation réelle, par tous, des acquis humains peut seule permettre une diversification, elle aussi sans limites, des personnalités. On parle bien souvent de respect des différences, expression qui a des formulations variées. Si cette expression a un aspect positif en cela qu’elle vise à lutter contre toute exclusion, elle n’est pas dépourvue d’ambiguïté. Le respect des différences peut conduire, consciemment ou non, à son effet inverse. Respecter les différences, et d’une manière active, ne peut il être aussi les accroître qualitativement et quantitativement, en termes clairs cela ne peut il conduire par exemple à inférioriser celui qui est déjà inférieur ?
L’assimilation sans limites des acquis humains peut seule permettre une diversification des personnalités et bien plus et bien autrement qu’un “respect” des différences elle est à la source d’un développement très personnel des êtres humains. En effet, chaque être humain se trouve en un lieu et en un moment du processus historique que n’occupe personne d’autre que lui. Ce lieu et ce moment déterminent ce que chaque société offre à chacun de ses membres, par l’intermédiaire des médiations spécifiques qui le relie à l’ensemble du corps social.
Autrement dit chaque personnalité est une par essence, mais en même temps elle rend compte de ce qui est commun à l’ensemble des êtres humains. Cette communauté “originelle” se singularisera d’autant plus, la diversification des personnalités sera d’autant plus grande, que les expériences que chacun sera en mesure de multiplier seront plus nombreuses. Il ne s’agit donc pas, de manière restrictive, de respecter les différences mais de manière transformatrice, de les développer. Mais on a vu que l’emploi du terme de différence est ambigu et ne correspond pas à ce qu’a de plus essentiel chaque être humain. Il ne s’agit donc pas de développer les différences mais plutôt de développer ce en quoi chacun va devenir nécessairement unique par la diversité nécessairement unique de ses expériences, de son activité sur la réalité et sur lui même. Chaque sujet, chaque personnalité étant incomparable, c’est un non sens d’en parler en termes de différences. Ce court passage écrit rejoint, envisagé du point de vue du développement de la personnalité, ce que Franck Marsal a pu développer concernant les luttes centrées sur l’intersectionnalité plutôt que sur l’universalisme de l’essence socio-historique de l’être humain.
Cela veut dire, bien entendu, que chacun doit être mis dans les conditions de faire ces expériences multiformes, de pouvoir bénéficier de tous les acquis socio historiques, ou alors la diversification des personnalités se trouve limitée dans son ampleur.
Je vais maintenant aborder la question des contenus d’enseignement du point de vue éducatif.
L’éducation a pour finalité ultime le développement de la personnalité, qui a lui même pour condition l’assimilation de la culture humaine, on l’a vu, par l’assimilation de savoirs, savoir faire, valeurs objectivant les capacités humaines.
L’enseignement – je n’aborderai ici que quelques points qui me paraissent essentiels – est donc une composante de l’activité éducative et il s’agit de justifier le contenu de l’enseignement aussi bien que les méthodes pédagogiques. Cette justification est du ressort de la didactique
Mais la question de l’éducation ne peut se limiter à celle de la didactique. Pour deux raisons principales. Tout d’abord elle ne peut par elle même définir l’amplitude des champs de connaissances à assimiler. L’outillage productif a longtemps surtout demandé une habileté manuelle alliée à une intelligence pratique ; aujourd’hui il demande la maîtrise de capacités intellectuelles et de connaissances elle même en profond et rapide renouvellement. La formation appelle dès l’enfance le développement pour tous les futurs citoyens travailleurs de capacités cognitives, créatives, d’approches conceptuelles. Aussi la refonte des contenus doit être conçue dans la perspective d’utilisation d’outillages nouveaux, plus performants, plus productifs ainsi que d’un développement inédit de l’intervention informée, intelligente, profondément concertée et démocratique de chaque citoyen dans la production et la vie sociale. Cela suppose que la formation donne toute sa place à l’étude des rapports sociaux, à la philosophie, à la connaissance de l’histoire et de la géographie, à l’histoire des sciences…
Ensuite, et j’y ai suffisamment insisté pour ne pas m’y arrêter : si les contenus d’enseignement sont absolument nécessaires à l’assimilation de la culture, ils ne sont pas suffisants en eux seuls à la formation de la personnalité. On peut savoir beaucoup et ne s’être pas pour autant développé. Les connaissances peuvent rester lettre morte pour celui qui les a assimilées. Former des êtres libres et développés c’est leur permettre d’assimiler des savoirs, savoir faire… qui prendrons sens dans les rapports réels de leur vie. Je l’ai déjà souligné : enseigner n’est pas éduquer (dans le sens que j’ai donné à ce terme du point de vue du développement du sujet).
L’école ne peut se contenter de former des individus capables de reproduire la solution de problèmes déjà résolus. Ils doivent aussi être capables de trouver la solution de problèmes nouveaux.
Mais la créativité à l’égard de sa vie propre, si elle peut s’enrichir des pratiques créatrices dans le domaine cognitif, a pour condition la prise en charge graduelle de l’enfant par lui même dans l’assomption de ses relations sociales ; elle a pour condition une pratique de la démocratie débouchant sur des décisions effectives.
En guise de conclusion je voudrais insister sur le fait que le rapport au savoir est un rapport actif, que les rapports de l’élève, de l’étudiant(e), aux savoirs, à l’école, sont réalisés par son activité et même plus concrètement par un système d’activités qui ont pour objets des réalités matérielles et/ou idéelles dont la fonction essentielle consiste à être les motifs de ces activités.
De même, je voudrais souligner que le sens des savoirs – les sens des savoirs – d’un point de vue psychologique, renvoie aux motifs profondément personnels qui déterminent les rapports que le sujet apprenant entretient avec ces savoirs (et ne renvoie pas à des valeurs, à des jugements évaluatifs, à des attitudes).
Enfin, il est bien évident que ces savoirs, savoir-faire, qui vont constituer le support du développement de la personnalité, sont issus de la culture commune des êtres humains c’est-à-dire des acquis socio-historiques qui la constituent. Culture commune en développement illimité que chaque être humain doit être mis en condition d’assimiler intimement par l’intermédiaire de processus éducatifs au cours desquels l’activité du sujet, insérée dans le système des rapports sociaux, réalisera les conditions du développement singulier et lui-même illimité de ce sujet. Dit encore autrement : former des êtres libres et développés c’est leur permettre d’assimiler intimement des savoirs, des savoir-faire élaborés au cours des millénaires par l’humanité entière et qui prendront sens dans les rapports réels de leur vie que médiatise leur conscience et particulièrement leur conscience de soi.
Ainsi quand Henri Wallon insistait tant, dans différents écrits, sur le développement de la personnalité pour tous comme finalité de l’éducation il énonçait implicitement des enjeux de lutte concernant les contenus de l’enseignement et les pratiques éducatives, et les moyens correspondant, que le Parti communiste sut faire vivre et qu’il se doit de mettre en valeur à nouveau.
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Sautel Michel
Merci à Denis Lemercier qui enfin ressitue et restitue les enjeux de fond d’une révolution éducative et de la formation dans sa complexité idéologique comme dans la continuité d’une réflexion marxiste de l’action d’enseignement.
Oui, le Plan Langevin-Wallon marquait et portait une rupture conceptuelle de l’action éducative, en France, mais surtout pour la première fois en France, il ouvrait un regard neuf sur l’individu en éducation, en devenir dans le cadre d’une citoyenneté collective nouvelle.
Pour autant, la mise en œuvre de telles ambitions, au delà des moyens économiques et matériels qu’elles suppose, interroge la question des formateurs.
Pour avoir milité avec le Groupement Français d’Education Nouvelle, rencontré et pu « profité » des extraordinaires Odette et Henri Bassis ou d’une Jeanne Dion, j’ai pu constater la difficulté du « bond qualitatif » et surtout du temps de maturation indispensable et variable pour chacun afin de commencer à être à même de mettre en route de nouvelles « démarches » formatrices.
Ainsi, l’essence des conditions de sa propre formation conditionne pour beaucoup l’acceptabilité d’un ressourcement et par conséquent l’intégration profonde d’un processus éducatif de rupture, sortant des rapports de domination intellectuelle (car ici je m’en tiendrais à ce champ).
Pour le dire rapidement former des formateurs nécessite durée, aller retour théorie-pratique multiples et travail de diffusion progressif, non mécaniste ou simplement reproductif.
Sortir du modele, de la recette pour construire soi même ses propres démarches d’auto-socio-construction de l’apprenant est extraordinairement complexe lorsque toute votre vie, votre entourage, votre propre culture éducative et la société invitent au contraire.
Les résistances internes et externes sont fortes et nécessitent du temps dans tous les aspects.
Une telle révolution éducative ne s’imagine qu’en symbiose avec une démarche généralisée à la société car l’éducation et la formation sont des reflets de la réalité objective de la vie citoyenne (cité, entreprise, association…) : un désir lié étroitement à une nouvelle nécessité, toutes choses éminemment conceptuelles.
Cette ambition indispensable a besoin d’être portée par l’empathie évidemment mais surtout dans la durée d’un temps que ne saurait être remis en cause à chaque mandat citoyen. Cela implique de poser les bases d’un contrat national avec et pour une éducation prioritaire. Cela pose donc la question de la domination de classe sur le capital dans la durée et la conception que nous avons de la marche au Socialisme… et de ses conditions (« dictature du prolétariat »…)