Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Méthode de lecture, un dialogue qui combat victorieusement toutes les censures…

Je profite de l’accord de François Eychart pour publier ce petit mot qu’il m’a envoyé à la suite de ma critique de cet irremplaçable livre sur les textes d’Aragon de 1935, pour tenter de vous faire comprendre comment peut se nourrir la passion de la lecture et le dialogue avec son auteur… A ceux qui m’accusent volontiers d’introduire “abusivement” ma subjectivité dans des analyses politiques, je répondrais que c’est là le chemin de la “culture” dans sa spécificité telle que nous y incite Aragon et qui unit miraculeusement l’émancipation de l’individu à la grande aventure collective de l’humanité, et dans les temps qui sont les nôtres l’espérance d’une vague qui succèdera dans tous les domaines à la médiocrité des petites ambitions… la lecture est un merveilleux antidote à ce que cette société génère à profusion : la vanité toujours insatisfaite et le manque d’estime de soi sur le fond. C’est pourquoi ce livre rassemblant les textes d’Aragon me donne la patience d’attendre le temps de la vague qui n’est pas si lointaine…

Une démarche politique pas seulement celle des rapports de forces mais celle du futur qui les a dépassés et qui cherche “la vérité”, celle qui s’impose à vous comme une évidence devant certaines créations dont il n’y a rien d’autre à dire qu’elle sont exactement ce qu’elles doivent être. Une évidence qui pour s’imposer doit toujours voir la réalité, la seule dont peut naitre la transformation espérée, c’est-à-dire le réalisme socialiste, qui est réalisme mais avec quelque chose de plus parce qu’il est socialiste et donc parce qu’il anticipe par une lutte prométhéenne dans la maitrise de ce qui est, la matérialité…

Je pourrais faire une thèse sur ce que l’œuvre de Marx doit à son immense culture et qui lui permet de faire la critique des disciplines telles que le “positivisme” ou l’économisme les a cloisonnées, pour dépasser ce stade que la bourgeoisie définit comme le réel éternel celui de sa domination et que l’on ne dépasse pas en rêvant de conciliation. Marx, quand il parle de la propriété, peut critiquer l’économisme, l’utilitarisme des Anglais parce qu’il a aussi une culture juridique qui lui permet de se défendre dans les procès qui lui sont intentés… Ses connaissances en philosophie comme celle d’Engels en mathématiques, en linguistique sont monumentales et de ce fait ouvertes à toutes les découvertes pour toujours mieux s’approprier le réel et son dépassement, les ruptures et les continuités… Aragon a très bien perçu cela et il a lui-même une boulimie de culture et de connaissances, une assimilation de la culture française dans ce qu’elle doit à la poésie courtoise dans ce chef d’œuvre qu’est Le fou d’Elsa, comme dénonciation de la guerre d’Algérie… une culture qui est aussi celle à laquelle il initie des dirigeants du PCF d’alors, de Maurice Thorez à Jacques Duclos et le “je” n’est pas exclu parce qu’il est le chemin de la liberté par ce dialogue privilégié auquel jadis le PCF invitait chacun de ses adhérents.

Voici donc ce que m’écrit François Eychart, bien sûr le compliment fait plaisir mais j’ai été surtout heureuse qu’il reconnaisse dans ma critique cet hommage à ce qu’Aragon et d’autres ont voulu pour les communistes, pour le peuple français et pour l’humanité…

Bonjour,  j’ai lu  ce que vous avez écrit sur Les Annales 25, c’est-à-dire les textes d’Aragon de l’année 35. Je dois vous dire que c’est la première fois qu’un numéro des Annales fait l’objet d’une présentation en lien avec notre actualité politique avec une telle justesse et une telle force. Jusqu’à maintenant, les recensions publiées se limitaient à relever l’intérêt des propos d’Aragon dans le cadre de l’évolution de ses idées, ne cherchant pas à savoir si ses textes avaient quelque chose à nous dire pour les temps que nous traversons. Vous en avez fait la lecture qu’ils méritent ; cela ne m’étonne pas venant de vous. Dois-je vous remercier ? La bienséance le voudrait mais je crois que vous êtes bien au-delà de la bienséance. Le combat que vous menez pour faire en sorte que sorte de l’actuel parti communiste un parti communiste digne de ce nom est certainement l’ultime et le plus important de vos combats. Cet article en fait partie ; il est un des signaux que vous envoyez aux communistes. Je me réjouis d’autant plus de ce que vous avez écrit que je partage vos inquiétudes et vos espérances. Ce rappel, sous votre plume, de ce que nous avons été est une des rares bonnes choses de ces derniers temps. Le combat continue et j’ai la chance de pouvoir y impliquer Aragon. Pas seulement lui, d’ailleurs. Le prochain numéro des Annales auquel je travaille présentera les textes de 1936 et 1937. Vous y trouverez la même matière, la même force de conviction. Avec mes  salutations les plus amicales, chère Danielle. François Eychart, responsable des Annales pour la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet 

Que devrait m’importer le fait que la France ait aujourd’hui un dirigeant abusif et velléitaire et que ce trait paraisse contaminer toutes les institutions au point que l’opposition feigne avec des jeux puérils l’ignorance totale des périls d’avenir qui nous assaillent ? Y eut-il d’autres temps de pareille inconséquence ? Effectivement la lecture d’Aragon, parfois l’une de ses phrases qui vous met en présence d’une telle évidence que vous êtes dans votre promenade contraint de la noter dans un carnet et de fermer le livre, marcher en la laissant avoir des échos en vous, en amplifiant ce qui vous préoccupe…

La bourgeoisie victorieuse se meuble de petits fauteuils en rotin qui illustrent la politique coloniale du Tonkinois Jules Ferry, de Pierre Loti à Claude Farrère, hier porté à l’académie françaises”

Effectivement, j’ai lu en son temps ces gens-là, leur fatras et j’ai partagé cet appel à des géants qui bouleversent ces conformismes putréfiés et qui ont nom Rimbaud, Lautréamont, Vallès et même Zola avant qu’il retombe lui aussi dans l’étroitesse… Et au vu de ce qui se produit et ce recense aujourd’hui y compris dans cette inauguration des jeux olympiques, j’éprouve l’insolence de ce qu’il affirme : 1871, 1905, 1917. A ces dates, Messieurs les Versaillais, nous ne désirons rien tant que d’ajouter de nouvelles années décisives. (p.136)

Je dirai simplement 1936, 1945, le front Populaire les usines occupées arrachant la conquête des plages et celle du droit à la politique à l’usine, le programme de la résistance imposé les armes à la main par le parti des 75.000 fusillés avec en arrière fond la victoire de l’armée rouge et ses 26 millions de morts ce furent Aragon, Eluard, Picasso mais aussi un mouvement plus vaste, plus grandiose que ce seul parti qui fit de la France ce lieu original dans lequel tous les peuples épris de liberté venaient se ressourcer…

Alors que voulez-vous votre Nouveau Front Populaire n’est pas la réponse à ce qui m’importe : est-ce que de mon vivant je verrai la vague que je vois s’enfler depuis 1994, depuis ce lieu d’observation privilégié que fut Cuba et qui a longtemps annoncé ce monde qui aujourd’hui est là et sans lequel nous ne pouvons plus penser ce que nous sommes, nos luttes, nos aspirations… Nous sommes dans une vague historique et j’attends et espère pouvoir voir moi aussi “les années décisives”…

Que faire ? Se désespérer parce que nous en sommes loin ou guetter partout ce qui nait comme il l’a fait lui Louis Aragon sacrifiant son propre génie à celui d’autres … Dès que parmi les gens estimables par un minimum de talent, il voit une orientation favorable à ce monde nouveau qu’il a rencontré dans l’immense URSS dont il fit connaitre les poètes, les écrivains, y compris ceux de l’Asie centrale, l’auteur jouit d’une attention bienveillante et pourtant toujours exigeante autant sur le plan politique que sur le plan littéraire, artistique. “On se dispute Gide, constate-t-il”, il déblaye le terrain de ce qu’entretient la bourgeoisie autour de ce ralliement … pour que devienne irréversible ce qui n’est qu’amorcé… la dispute autour de l’idée que les sympathies de Gide pour le communisme et la tentative d’en faire un prolongement du christianisme rencontre Aragon refusant une telle identification. Non le communisme n’est pas l’équivalent d’un certain christianisme bourgeois qui économiserait la rupture nécessaire, l’alliance prolétarienne confondue avec la charité.

On lit et on referme le livre en songeant qu’il y a eu deux phrases importantes qui m’ont été dites quand je suis devenue membre du Comité central, rédactrice de Révolution. J’étais une intellectuelle avec une réputation qui s’amorçait pour une œuvre sociologique innovante et membre du Comité national du CNRS, les 24 personnes chargées de juger de la scientificité de la discipline. Le meilleur conseil qui m’a été donné alors a été celui de Francette Lazard me proposant de la rejoindre au secteur de l’éducation : “Danielle si tu choisis de travailler avec le parti sache que c’est ton choix, et n’accuse jamais personne de ce choix“.

Ce qui a fait la force d’un certain nombre d’intellectuels c’est de n’avoir jamais attribué à personne d’autres qu’à eux-mêmes ce choix qui les ont voués à la stigmatisation de la bourgeoisie et puis de leur propre parti. Ils ont trouvé dans leur propre vie, dans leur propre ressource de quoi alimenter ce qui les a voué à la marginalisation encore aujourd’hui. Mais ces gens-là se reconnaissent, ils sont devenus une sorte d’aristocratie du désintéressement et l’exemple d’Aragon, ce livre les confirment si besoin était dans l’idée qu’ils prendraient le même chemin si c’était à refaire…

La lecture est un merveilleux antidote à ce que cette société génère à profusion, la vanité toujours insatisfaite et le manque d’estime de soi sur le fond et ce livre des textes d’Aragon me donne la patience d’attendre le temps de la vague qui n’est pas si lointaine… Cher François Eychart nous sommes quelques-uns et nous allons être plus encore… C’est une course contre la montre entre l’âge et l’histoire mais elle transforme ma vie en faisant de la vieillesse un “sport de combat” qui guette en état le moins mauvais possible un nouveau temps “décisif”.

Le deuxième conseil a été celui de Pierre Juquin. C’était l’époque où un député voulait introduire un amendement sur l’age de la majorité sexuelle, 15 ans pour les hétéros, mais 18 ans pour les homosexuels. Le PCF avait refusé l’amendement en précisant qu’il n’était pas question d’introduire une discrimination contre un citoyen sous quelque prétexte que ce soit. Il fallait porter cette prise de position à une assemblée à la fac de Jussieu où se réunissaient le mouvement de libération des homosexuels. Les foules ne se pressaient pas au portillon pour défendre officiellement cette position, c’est tombé sur moi. Quand Juquin m’a demandé si j’étais d’accord pour y aller j’ai dit mon enthousiasme ; en gros ce que je pense toujours : “c’est invraisemblable d’emmerder les gens pour quelque chose dont ils ne peuvent rien et qui pratiqué entre adultes libres et consentants ne devrait poser aucun problème si les gens n’étaient pas des obsédés sexuels en train de s’imaginer dieu sait quoi de ce que fait un couple, ce qu’ils n’osent pas faire avec un couple hétéro… Juquin m’a arrêté dans ma démonstration : ce que pense Danielle Bleitrach des droits des homosexuels, la France entière s’en moque, mais ce que pense le PCF de la question les intéresse alors tu diras simplement ce qu’on te dit de dire et pas un mot de plus...

J’ai trouvé que sa démonstration était frappée du plus solide bon sens… On peut et on doit dire “je” à condition de savoir ce que l’on représente réellement de collectif…

Croyez-moi quand Aragon vous parle de lui, donc de ce que la littérature et la France ont d’inextricablement uni, le “je” est vôtre et si l’on vous en prive c’est une terrible aliénation et vous devez impérativement la compenser par le dialogue de la lecture…

Quand on m’interdit à l’Université d’été comme ce parti en agit avec moi et d’autres depuis trente ans j’en ai l’habitude, la honte n’est pas mienne… mais je sais aussi mesurer de quoi il s’agit, non seulement je ne suis pas Aragon mais le problème n’est plus ce que cela me fait. Ma vie est mienne et mon choix ils n’ont pas pu m’en dépouiller, dans ce domaine je n’attends plus rien.. En revanche il reste ce que nous pouvons partager : l’intense curiosité de guetter ce que le collectif mûrit ou non dans son sein qu’on le veuille ou non. J’irai observer, je vous dirai ce que j’en pense étant bien entendu que l’échantillon est constitué de ceux qui peuvent payer 200 euros et le voyage…

Ce sera un prolongement des lectures, du peu que nous arrivons à faire dans ce blog… J’y rencontrerai je le sais des militants qui partagent les préoccupations de ce blog, il faut multiplier ces rencontres. C’est déjà une immense chance celle qui à l’exemple d’Aragon notre “bien le plus précieux” me fait renouveler jusqu’au bout l’engagement comme une lutte, un approfondissement dans les limites de ce que nous pouvons dans nos choix révolutionnaires.

Danielle Bleitrach

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