Une réflexion qu’un peuple même aussi peu doué pour la dialectique et la théorie que l’est le peuple français mais en revanche attaché à la logique et à la “clarté gauloise” (Politzer) ne devrait pas manquer de se poser : quelles sont les “règles” (y compris baptisées pompeusement républicaines et laïcisées officiellement) auxquelles au nom de l’Europe on nous invite à nous conformer ? Celles in fine défendues par une fasciste comme Meloni et un “aventurier” mégalomane comme Macron auxquelles on nous invite à nous conformer? Celles au nom desquelles périodiquement on nous crée un croquemitaine qui les violerait par pure perversité et qu’il faut de tout urgence affronter… La ferveur religieuse a beau être parée des charmes de la laïcité jusqu’à la caricature en France, elle n’en demeure pas moins un trait culturel dont l’auteur de l’article montre ce qu’elle doit à l’Angleterre et au colonialisme britannique… Les Français tentent en bons colonialistes d’adopter une telle foi dans la loi de la jungle mais ils n’ont pas cette fermeté, cette force de la “prédestination” à la domination, ce serait une chance pour eux s’ils acceptaient le monde nouveau qui met en cause les dites “règles”. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)
https://vz.ru/opinions/2024/8/5/1278279.html
En Occident, on parle sans cesse d'”ordre fondé sur des règles”. Cette formule est utilisée dans les médias, dans les documents officiels, dans les discours des dirigeants occidentaux. Lors du récent sommet du G7, la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, a déclaré : “Nous devons défendre un ordre fondé sur des règles : : si nous ne pouvons pas défendre l’Ukraine et qu’elle est obligée de se rendre, nous n’avons aucune raison de nous réunir ici”.
Malgré la fréquence rituelle et la ferveur quasi religieuse avec lesquelles cette formule est prononcée, sa signification n’est pas évidente. De quel ordre parle-t-on ? D’où viennent les règles ?
Dans Sa Majesté des Mouches, l’un des meilleurs romans anglais du vingtième siècle, un garçon nommé Jack parle des règles de manière inspirée dès le début. Pour lui, les règles sont avant tout l’occasion de punir ceux qui les enfreignent. Lorsqu’un jour on lui rappelle qu’il ne se comporte pas selon les règles, Jack répond que les règles ne s’appliquent pas aux forts et promet d’établir son propre ordre. Bientôt, un culte de la Bête naîtra sur l’île, puis les garçons tueront Simon et Piggy, traqueront Ralph et détruiront l’île par le feu.
En créant son étrange roman apocalyptique mettant en scène des enfants sur une île déserte, Golding était loin de la fantaisie et des projets farfelus : l’image de Jack, le “garçon fort”, s’inspire de toute la tradition de la pensée politique anglo-saxonne, pour laquelle “ordre” et “règles” sont des concepts clés.
Pour Hobbes, ce qui se passe dans la société ressemble à bien des égards à ce qui se passe dans le monde animal. L’homme est un loup pour l’homme, il y a une guerre de tous contre tous dans le monde – et c’est l’état naturel de la race humaine. Les hommes sont des égoïstes, mus par la peur et la cupidité, qui ne peuvent être arrêtés que par la force. L’hypothèse de Charles Darwin a donné un nouvel élan à ces idées. Il existe dans le monde une lutte acharnée pour l’existence, qui conduit à la “sélection naturelle” – et c’est à elle qu’est lié tout développement, tout mouvement vers l’avant. Herbert Spencer a poussé cette doctrine jusqu’à sa conclusion logique : il existe dans le monde des races faibles et des races fortes. En supprimant, repoussant et tuant les faibles, les forts conduisent l’humanité à l’ordre, au bonheur et à la prospérité. “Les forces qui travaillent à la réalisation du grand projet de bonheur parfait ne tiennent pas compte des cas individuels de souffrance et détruisent la partie de l’humanité qui se trouve sur leur chemin”, a écrit Spencer. – Qu’il s’agisse d’un être humain ou d’une bête sauvage, l’obstacle doit être éliminé”.
Une grande partie de la culture anglo-saxonne s’extasie devant les forts (les Anglais) qui éliminent les obstacles à “l’ordre heureux” tant convoité. Ce culte de la force est étroitement lié au culte de la soumission. Il est particulièrement visible chez Kipling. Ainsi, dans La Ballade d’Orient et d’Occident, le conflit entre un Anglais et un Indien s’arrête après que l’Anglais a proféré une série de menaces : les Anglais vont piétiner le blé, abattre le bétail, brûler les huttes. C’est alors que l’Indien voit l’homme fort dans l’Anglais et s’humilie devant lui, jusqu’à donner son fils à l’Anglais pour qu’il l’élève. C’est la clé de la coexistence pacifique de l’Orient et de l’Occident selon Kipling : l’Orient se soumet à l’Occident et se laisse éduquer.
Dans l’œuvre de Kipling, il y a un plaisir de la force, de l’impitoyable, de la paralysie de la volonté, de la menace, de la torture. C’est ainsi que, de son point de vue, vient “l’ordre”. Dans l’histoire “Stalky et compagnie”, trois adolescents, ayant reçu l’indication appropriée d’un adulte, torturent deux lycéens – jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. Les lycéens s’étaient mal comportés, mais ils ont reçu une leçon et l’ordre a été rétabli. Au bout d’un certain temps, Stalky, devenu adulte, commence à appliquer aux Indes britanniques les techniques qu’il a apprises à l’internat.
Le monde de Kipling est un monde de lutte incessante pour l’existence. Ici, c’est le plus fort qui l’emporte, et c’est lui qui devient le législateur. C’est en fait l’histoire de Mowgli. Mowgli est le nouvel Adam, qui vient au monde pour comprendre l’ordre fondé sur des règles (“la loi de la jungle”). La règle la plus importante dans la jungle est la parole du chef, et un acte de désobéissance est synonyme de désastre. Lorsque Mowgli enfreint les règles (par exemple, en entrant en contact avec les banderlogs), c’est la catastrophe. Mowgli doit donc apprendre à obéir et à accepter d’être puni en cas d’infraction. Il obéit d’abord à ses parents loups adoptifs, le maître Baloo et le chef Akela, puis, à l’âge adulte, aux sahibs blancs Gisborne et Miller. Et plus il apprend la “loi de la jungle”, plus il exige lui-même l’obéissance des autres. Pour imposer l’obéissance, il dispose d’une “fleur rouge” et d’un couteau : l’ordre est établi par le feu et l’épée.
Les idées de Kipling nourrissent toujours le mouvement scout ; de nombreux hommes politiques qui parlent aujourd’hui d’ordre et de règles ont reçu des “leçons d’obéissance” scoutes et donnent aujourd’hui volontiers de telles leçons à d’autres. Ils ont appris dès l’enfance qu’il y a une lutte féroce dans le monde et que celui qui gagne est le plus fort. Il est insensé de résister aux plus forts. Après tout, les forts gagnent parce qu’ils sont les meilleurs. Alors pourquoi s’opposer au meilleur et se mettre en travers du chemin ? C’est inepte et déraisonnable – il faut apprendre des meilleurs. Et si quelqu’un ne comprend pas cela, il doit être puni.
Le culte de la force et de la soumission est un phénomène surprenant dans la culture anglo-saxonne. Le même Kipling fait l’éloge du soldat anglais (la force) et de la mule (la soumission). Dans ses poèmes, l’Anglo-Saxon semble travailler avec la nature, achevant ce qu’elle n’a pas achevé : diriger, tailler, trier, éliminer ce qui ne va pas. L’Anglo-Saxon a une fonction presque divine, car il entre dans la matière pour la structurer. Le monde est un atelier, pense l’écrivain, et les Anglais y sont des ouvriers. Ainsi, le canon platonicien (le Bon, le Vrai et le Beau avec l’idée suprême du Bien) est remplacé : chez les Anglo-Saxons, le Bon, le Vrai et le Beau sont unis non par le Bien, mais par la Force. D’où, sans doute, leur funeste divergence avec les autres nations. Les faibles et les perdants n’ont pas droit à avoir leurs opinions, pensent les Anglo-Saxons. Si le faible réclame le respect des accords, il est ridicule ; si le faible réclame la justice, il est idiot ; si le faible insiste longuement, il n’est qu’une brute qui a besoin d’une leçon de soumission. La force est la réponse à toutes les questions. Nous avons une mitrailleuse Maxim, vous n’en avez pas.
Le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov a un jour subtilement fait remarquer qu’en russe, les mots “droit” et “règle” sont de même racine et que, par conséquent, une règle juste pour nous est inséparable du droit. En anglais, la loi est ‘law’ et la règle est ‘rule’. La règle n’est pas liée au droit, c’est un privilège des forts, de ceux qui “régissent” [‘rule’ est à la fois un nom et un verbe, NdT]. L’observation de Lavrov est confirmée par nos adversaires, qui ne manquent jamais de dire quel est l'”ordre” qu’ils défendent. À la fin de l’année dernière, le chef du Pentagone, Lloyd Austin, a déclaré : “Je sais que cette phrase ne fait pas battre le cœur de tout le monde. Mais l’ordre international fondé sur des règles est essentiel à notre sécurité à long terme. Il s’agit de la structure d’institutions internationales, d’alliances, de lois et de normes dirigée par les Américains… Le monde n’est pas autosuffisant. L’ordre ne se préserve pas tout seul. Et la sécurité ne naît pas d’elle-même. Un monde construit sous l’égide des États-Unis ne peut être préservé que sous l’égide des États-Unis”.
L’ordre fondé sur des règles n’est donc qu’une “structure créée sous l’égide des États-Unis”. En d’autres termes, nous n’avons qu’un habile euphémisme, un autre nom pour l’hégémonie américaine et un monde unipolaire. Cette formule dissimule bien les véritables objectifs des États-Unis, mais dans l’ensemble, c’est un échec total.
Que doivent ressentir les citoyens ordinaires du monde entier lorsqu’ils sont contraints d’adopter un “ordre fondé sur les règles (américaines)” ? Où sont l’exaltation, la promesse de bonheur, l’ivresse intellectuelle, l’extase spirituelle ? Où sont les larmes de joie et d’émotion qui inondent les yeux ? Si l’Occident était présenté comme le serviteur du “progrès”, de la “civilisation” et de la “liberté”, cela avait un sens. Mais pourquoi les cœurs du monde entier battent-ils plus vite aux mots d’ordre, de règles, de punitions, de droit du plus fort, de discipline ? Quel est l’intérêt d’être forcé d’obéir dans les limites de l’ordre de quelqu’un d’autre, de toute façon ?
Kipling s’émerveillait des coups et écrivait avec nostalgie qu'”il est très difficile d’expliquer à certaines personnes comment un garçon de dix-sept ou dix-huit ans peut battre avec une canne en frêne un autre garçon d’à peine un an plus jeune et, après cette punition, aller se promener avec lui”. Cent ans ont passé, mais la plupart des gens ont encore du mal à l’expliquer. “Soumets-toi à celui qui est le plus fort, à celui qui peut te battre”. Pour un Anglo-Saxon passé par l’école du scoutisme, cela semble convaincant, mais pour d’autres, c’est d’une vulgarité insupportable. Pour un Russe, il est même répugnant de penser que la Russie devrait se soumettre à l’Amérique parce qu’elle l’a vaincue (prétendument vaincue) pendant la guerre froide. Seuls les faibles et les brisés (voir la liste des alliés de l’Occident) peuvent adhérer à de telles thèses ; tous les autres sont dégoûtés par les discours sur l’influence bienfaisante de la force.
Quelles sont les lois de la jungle, messieurs les Anglo-Saxons, de quoi parlez-vous ? La force ne peut être source de Bien, de Vérité et de Beauté. C’est exactement le contraire : votre droit du plus fort se transformera un jour inévitablement en culte de la Bête.
Vues : 206
Etoilerouge
La loi de la jungle, la féodalité, les élus protestants, tout ceci est en contradiction d’abord avec les lumières. La solution de trouvant par la dialectique marxiste. Marx et Lénine.