Impossible de m’arracher à la splendeur du chef d’oeuvre absolu qu’est le Napoléon Bonaparte d’Abel Gance… Vendredi j’ai revu pour la deuxième fois la première partie et aujourd’hui dimanche je revois la seconde partie… J’ai eu comme ça des rencontres avec des films et l’impossibilité dans laquelle ils me mettent d’aller voir quoi que ce soit d’autre…
Je crois que je reverrais des dizaines de fois sans pouvoir m’y arracher ce moment où Bonaparte affronte la tempête qui l’arrache à son île qui avec Paoli s’apprête à se vendre aux Anglais, il est entraîné par le souffle du sirocco au large avec pour seule voile l’immense drapeau français qu’il a arraché à la Consulte corse estimant qu’ils n’en étaient pas dignes… Et tandis que dans la nuit se lève une tempête dont la noirceur lumineuse fait songer à du Soulage en mouvement (ce qui change tout) est décrite une autre tempête, celle menée par les “Dieux” de la révolution : Danton, Marat, Robespierre contre les Girondins, l’assemblée ; le peuple derrière la Montagne est comme une gigantesque vague, les deux tempêtes se confondent… Bonaparte entre dans l’histoire avec cette lutte dans le déchaînement révolutionnaire en proie à cette lumière intérieure… On va retrouver cette identification dans la deuxième partie, celui des “jouissances thermidoriennes” dans son dialogue dans l’assemblée déserte avec les ombres des dieux exécutés Danton, Marat, Robespierre que sont ces révolutionnaires allés au delà de leur propre classe bourgeoise jusqu’à se confondre avec les masses en tempête que Bonaparte lui va transformer en grande armée…
Veuillez m’excuser de vous infliger un commentaire en anglais mais c’est ce que j’ai trouvé de mieux en matière de montage pour vous faire percevoir l’écriture d’un tel chef d’œuvre… et le contexte d’épanouissement d’élévation massive dans lequel il est produit…
Metternich ne s’y trompera pas : Napoléon Bonaparte c’est Robespierre plus la grande armée dira le ministre de la sainte alliance, celle de la réaction féodale qui tente de conserver la monarchie absolue et accompagnera le retour des rois tandis que le “diable” est ligoté à Saint Hélène…
Je suis hantée par la vérité historique que porte ce film simplement parce qu’il a cherché la vérité de l’image et de son mouvement reflétant à la fois des processus objectifs et comment ils s’incarnent dans les passions humaines… en faisant y compris de l’horreur de la guerre (on sort de la boucherie de la première guerre mondiale, de la réponse des masses avec la révolution bolchevique et déjà les prémisses du fascisme et son esthétisme de la guerre) guerre qui est toujours dénoncée sans complaisance… Le cinéma est le nouveau langage des masses trahies, jetées les une contre les autres, mais le terreau de la révolution et de sa réalisation par un peuple armé par ses bourreaux.. Tant que Napoléon est à la tête de cette armée qui proclame “mort aux tyrans” il avance mais quand à partir de la guerre d’Espagne la mission s’obscurcit, la prophétie des “Dieux” : si tu trahis la révolution nous nous retournerons contre toi terribles et vengeurs et nous t’écraserons… s’accomplit. Mais cet “idéal” révolutionnaire contenait le pillage, l’asservissement des peuples pour toujours plus nourrir les appétits de cette classe déchirée par un conflit à la Faust dont parle Marx.
Écrasé par lui-même et son despotisme tentant l’alliance avec les rois, favorisant une contrerévolution dans laquelle à travers des convulsions diverses la bourgeoisie et les forces conservatrices de la féodalité ont commencé leur régression face à ce nouvel acteur de l’histoire apparu avec la Commune de Paris et réprimé par cette classe dominante gorgée d’appétits coloniaux qui envoya les proscrits en Algérie et en Nouvelle Calédonie…
Aujourd’hui où une tempête de même nature est en train de se soulever contre cet impérialisme, ce film devrait susciter un dialogue passionné sur le sens d’une Révolution…
Je ne peux m’empêcher en voyant ces images sublimes autour de Napoléon Bonaparte réalisme de la terreur et qui comme la Bourgeoisie sait que pour survivre sa Révolution, celle de sa classe a besoin de conquêtes, de se nourrir des terres qu’elle prétend convertir aux droits de l’homme… Qu’elle est anthropophage et il est brûlé de l’intérieur par cette lumière de la noirceur de “l’esclavage émancipateur”…
Je relis Marx non seulement la lutte des classes en France mais la sainte Famille et ce paragraphe révélateur:
“Robespierre, saint Just et leur parti ont succombé parce qu’ils ont confondu l’antique république, réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de l’esclavage réel avec l’Etat représentatif moderne, spiritualiste et démocratique, qui repose sur l’esclavage émancipé, la société bourgeoise. Quelle énorme illusion : être obligé de reconnaître et de sanctionner dans les droits de l’homme la société bourgeoise moderne, la société de l’industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs fins, la société de l’anarchie, de l’individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même, et vouloir en même temps, anéantir après coup dans certains individus les manifestations vitales de cette société, tout en prétendant modeler à l’antique la tête politique de cette société.”
Cette contradiction est totalement le sujet du film, et Napoléon parce qu’il “agit” est celui qui l’exprime y compris dans sa vie privée et son amour fou pour une “putain” de la réaction thermidorienne et la logique de son appétit de jouissance à qui l’on donne les rapines de la guerre pour aliment en tentant de limiter la soif de jouissance par les contraintes de la cour et du cérémonial impérial… Il faut relire la Sainte famille : beaucoup de contradictions de cette société bourgeoise telle qu’elles s’expriment dans son crépuscule y sont exposées (1).
La différence essentielle entre la démocratie antique qui repose sur l’esclavage réel fait de l’esclave une force productive qui n’a aucun statut de citoyen et qui laisse le maître, le père de famille (exerçant sa puissance despotique sur la femme, l’enfant et l’esclave chacun avec un statut différent, ce que décrit la politique d’Aristote) alors que la bourgeoisie émancipatrice reconnait la citoyenneté de tout homme et même pour Robespierre de toute femme alors même qu’elle repose économiquement sur l’esclavage en usine pour celui qui doit vendre sa force de travail au propriétaire des moyens de production, qui est privé de tout droit à la porte de l’usine… qui les conquiert et les reperd dans chaque affrontement comme cette même bourgeoisie va en user avec les colonies..(1)
Mais cette révolution qui a péché par “idéalisme” a été la première expérience avec celles lointaines de Spartacus, puis des jacqueries, puis de la Commune, la libération et le programme de la Résistance et tant d’autres de la force des masses… La France dans ses échecs a toujours su annoncer plus qu’elle n’a été capable de mener à bien…
Il faut s’interroger aujourd’hui sur le sens de chaque événement, sur ce qui est révolutionnaire et sur ce qui n’est que réaction, division de ce qui doit être uni…
Je fais un rêve devant ce chef d’œuvre : aller en Corse, trouver le moyen d’en organiser des séances publiques sur grand écran et provoquer le dialogue autour de cette vision étrangement proche et différente de ce qui se passe aujourd’hui … Je parle de la Corse à cause de mon attachement à deux îles… mais ce serait un tour de France que mériteraient ces sept heures qui passent comme un instant…
Danielle Bleitrach
(1) dans la Sainte famille on trouve des pages très fortes sur l’émancipation féminine et d’autres à propos du roman d’Eugène Sue (les mystères de Paris) sur l’hypocrisie bourgeoise qui incite à la pudibonderie l’élan vital des corps déchaînés …
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