Le 16 décembre sort aux Variétés à Marseille, et sans doute dans toute la France, le nouveau film du nonagénaire Frederick Wiseman, « Menus-Plaisirs – Les Troisgros », qui s’intéresse au contexte social et esthétique d’un restaurant trois étoiles mondialement connu. Pour ceux qui ignorent tout de qui est Wiseman, la découverte de ce juif Américain, qui ne quitte plus la France, Aix en Provence en particulier, où il cherche à se reposer de ce qu’il est advenu des USA, s’impose. Maintenant que la France est en train de devenir une annexe du cauchemar étasunien, prenez du plaisir à la manière dont Wiseman et Richard Brody font de la France la tradition dans l’excellence d’unir la nature dans la plus sophistiquée des manières artisanales d’œuvrer, dans ce creuset de l’art de faire dans lequel rois et compagnons ont su accomplir le miracle des cathédrales, des palais et de la cuisine. Cette France-là, comme celle d’un parti communiste dont la jeunesse saurait retrouver le sens du combat, j’ai cru la retrouver dans mon périple en Occitanie, entre festins, réunions, discussions entre camarades, cloîtres et cathédrales, le luxe du peuple français, la belle ouvrage du faubourg saint Antoine révolutionnaire…… (note et traduction de Danielle Bleitrach)
Par Richard Brody21 novembre 2023
Le plaisir de manger en France a longtemps été que l’on peut le faire superbement à un prix raisonnable. La nouvelle d’Isaac Babel de 1934 « Rue Dante » écrit :
Nous avons déjeuné dans une taverne en face des Halles aux vins, fréquenté par les marchands de bétail et les marchands de vin. Une fille de village en pantoufles nous a servi du homard à la sauce rouge, du lapin rôti farci d’ail et de truffes, et du vin que vous ne pourriez trouver nulle part ailleurs.
La gastronomie, c’est une autre histoire. Le film de Roberto Rossellini de 1966, « La prise du pouvoir par Louis XIV », montre comment l’essor de la haute cuisine visait à fournir non seulement une nourriture digne d’un roi, mais aussi une nourriture que seul un roi pouvait se permettre. Malgré tous les plaisirs qu’il offrait, l’embarcation somptueuse faisait également partie d’un plan explicite visant à mettre en faillite la noblesse, qui était censée imiter la magnificence de la cour royale. Ainsi, l’extravagance absurde a été intégrée dans les grands arts gastronomiques dès le début, et elle est largement exposée dans le nouveau documentaire de Frederick Wiseman, « Menus-Plaisirs – Les Troisgros », qui prend l’affiche mercredi au Film Forum. Le film se déroule à l’intérieur du Bois sans Feuilles, un restaurant aux allures de sanctuaire appartenant à la famille Troisgros, dans le village d’Ouches (prononcez « oosh »), dans les hauteurs du Val de Loire.
Le Bois sans Feuilles est l’un des temples de l’excès à couper le souffle de la cuisine française, mais Wiseman n’est pas là pour se moquer. Le cinéaste nonagénaire, avec plus de quarante documentaires à son actif, datant de 1967, est l’analyste suprême du cinéma des institutions – hôpitaux, bureaux gouvernementaux, communautés, écoles. En soumettant l’entreprise Troisgros à son regard perspicace, il tombe sous le charme de sa sublimité esthétique et trouve la logique persuasive de son absurdité apparente, la grande utilité de son apparente frivolité. Ce qu’il y découvre, en somme, c’est la folie de l’art sous le joug des exigences des affaires, la pression de l’argent, faisant de l’entreprise une architecture ou, oui, un cinéma. Mais « Menus-Plaisirs » ne cède pas aux analogies faciles. Wiseman, qui est le réalisateur et le monteur du film, s’en tient aux détails au cours du film (qui dure quatre heures), accordant une attention méticuleuse à la manière dont la nourriture arrive à la table. En cours de route, il construit deux histoires globales qui confèrent au film une tension dramatique : l’une sur l’évolution de l’établissement Troisgros, l’autre sur la transformation matérielle de la nourriture elle-même.
Un peu de contexte : je connais le nom de Troisgros depuis environ 1980, quand j’étais à l’université et que j’apprenais à m’amuser avec la cuisine. Je suis tombé sur un livre intitulé « La nouvelle cuisine de Jean et Pierre Troisgros », qui venait d’être publié aux États-Unis. À l’époque, j’étais assez fan des nouveautés françaises de tous bords – la Nouvelle Vague dans le cinéma et les philosophes (Foucault, Derrida, Barthes et Cie) dans le travail desquels je me spécialisais. J’ai donc emprunté le livre à la bibliothèque et j’ai découvert que, contrairement à d’autres livres de cuisine français, dont je pouvais adapter les recettes pour une cuisine de dortoir, le livre de Troisgros était à la fois fascinant et inutilisable, car les ingrédients qu’il demandait et les techniques qu’il exigeait étaient totalement hors de portée. L’approche de la « nouvelle cuisine » proposée par les frères Troisgros semblait être fondée sur l’accent mis sur des ingrédients naturels, mais d’une manière tout à fait non naturelle – un mystère et un paradoxe que j’ai regardés avec une admiration perplexe. Si le terme « nouvelle cuisine » n’est pas évoqué dans les discussions de « Menus-Plaisirs », les vecteurs de simplicité et de complexité, de nature et de culture du style sont toujours présents dans l’œuvre des protagonistes du film, Michel Troisgros (fils de Pierre, né en 1958) et les fils de Michel, César et Léo, qui travaillent avec lui. César est le chef cuisinier du restaurant principal de la famille, Le Bois sans Feuilles (son nom signifie « la forêt sans feuilles ») ; Léo est le chef cuisinier d’un deuxième restaurant Troisgros, plus décontracté, dans les environs.
Le film plonge directement dans le cœur de l’agriculture, s’ouvrant sur une longue séquence sur un marché fermier en plein air dans la ville natale de la famille, Roanne, à cinq miles d’Ouches. C’est là que César, Léo et plusieurs collègues font leurs emplettes, pour des produits de base comme la laitue, le fenouil, la ciboulette et les radis, ainsi que des produits exotiques comme le cresson sauvage, l’alliaire officinale et les pleurotes gigantesques et complexes, de la taille d’un ballon de basket, que l’un des membres du groupe compare à une sculpture et que César prévoit de cuisiner entiers. Une rencontre des trois chefs autour d’une table de la brasserie de la famille Troisgros, à Roanne, se déroule comme une conférence d’histoire : ils décident d’utiliser un poisson de rivière (le sourcing est un problème, et le brochet est préféré au sandre), et se mettent d’accord sur la réalisation d’un soufflé à l’omble chevalier et aussi de quenelles. César a l’idée spontanée d’ajouter un morceau d’anguille à l’une de ces recettes, mais note que ce n’est « pas facile ». Cet avertissement est confirmé bien plus tard dans le film, d’une manière qui donne le même frisson que de voir se dérouler une scène que l’on ne connaissait auparavant qu’en lisant le scénario : César enseigne à un sous-chef sa technique compliquée de nettoyage et de préparation des anguilles, en mettant l’accent sur une manœuvre rapide mais délicate : « lâcher le poids du couteau ». Au moment où les anguilles entrent en jeu, Wiseman a établi Le Bois sans Feuilles comme un personnage à part entière. Le restaurant est relié à l’hôtel familial, où les convives peuvent séjourner, et le somptueux complexe est une capitale miniature du modernisme aux lignes épurées, construite dans et autour d’une vieille maison que la famille a rénovée. Les tables du restaurant sont largement espacées et le mobilier est pauvre en ornements, une contrainte qui déplace l’attention des convives vers les vues panoramiques à travers les baies vitrées. (Michel Troisgros admet que l’endroit est « luxueux […] mais ce n’est pas parce que les arbres sont beaux que la lumière est belle. L’esthétique épurée et le cadre naturel splendide sont tout sauf fortuits : ce sont des manifestations visuelles des idéaux qui prévalent dans la cuisine.
Personne ne fait visiter la cuisine à Wiseman et à son équipe minimale, qui comprend le directeur de la photographie James Bishop et le preneur de son Jean-Paul Mugel. Comme toujours dans ses films, Wiseman exclut toute reconnaissance de sa présence. De même, parce qu’il n’utilise jamais de titres superposés pour indiquer qui est qui, il faut reconstituer ces informations à partir des moments où les gens sont désignés par leur nom ou se présentent aux autres. Dans la plupart des films documentaires modernes, la méthode dite du « fly-on-the-wall » aboutit à une sorte de fausse objectivité, mais dans l’œuvre de Wiseman, cela est compensé par l’unité implacablement personnelle de son œuvre. La particularité et la gloire de ses films, c’est que, bien qu’ils soient rigoureux d’observation jusqu’à la rigidité, ils sont aussi plus ou moins le même film, des années soixante à nos jours. Ses analyses des institutions – dans des films tels que « Hospital », « Welfare, Model », « Near Death », « Boxing Gym » et « In Jackson Heights » – forment, en effet, un dépassement de la dichotomie corps-esprit tout au long de sa carrière. Wiseman montre comment la vie quotidienne est façonnée par le pouvoir de l’intellect et du jugement – par le débat et le décret, l’interrogation et la discussion – et révèle les vastes réseaux de connaissances, de pensées et même de passions qui sous-tendent des systèmes apparemment opaques ou impersonnels. Ce qui importe, ce n’est pas tant de savoir si le monde l’est exactement ; plus important encore, Wiseman, dans ses enquêtes documentaires, trouve ce qu’il cherche, ou, plutôt, travaillant comme un cinéaste de fiction, il rend de manière convaincante sa vision personnelle du monde incontestablement réelle. Sa puissance à le faire, comme dans « Menus-Plaisirs », dépend autant de son montage audacieux que de sa manière de filmer.
En français, le titre « Menus-Plaisirs » contient un jeu de mots, car « menu », en plus d’être l’addition d’un restaurant, est aussi un adjectif signifiant « léger » ou « bagatelle ». (Il vient de la même racine latine que le mot « minute ».) Pour Wiseman, les « petits plaisirs » du titre sont des distillations hautement concentrées d’efforts puissants, de la grande tradition soigneusement cataloguée de la cuisine française à la tradition immédiate des restaurants de la famille Troisgros (aujourd’hui dans sa quatrième génération). Le film approfondit de plus en plus les éléments qui font du restaurant ce qu’il est : l’agriculture et l’élevage ; les mélanges extrêmement spécifiques de science et d’art qui entrent dans la fabrication du fromage et du vin ; les procédures pratiquement hospitalières nécessaires pour garder une cuisine propre et sécuritaire ; l’intelligence commerciale nécessaire pour mener à bien la viabilité commerciale d’une affaire aussi complexe ; le flair théâtral essentiel à la mise en scène d’une expérience pour les convives ; et, au cœur de tout cela, la passion inventive et l’imagination artistique d’un chef créatif.
Chacun de ces éléments est exposé de manière dramatique dans « Menus-Plaisirs », tout comme le rôle de l’architecture dans l’entreprise culinaire familiale. Michel fait visiter la cuisine à deux convives, expliquant qu’elle est construite très ouverte, « comme un petit court de tennis », sans hottes ni cloisons pour diviser l’espace. Ceci, ajoute-t-il, optimise un type particulier de leadership humain et non autoritaire : « Vous pouvez gérer la cuisine sans élever la voix. » La cuisine ouverte est aussi une sorte de panoptique culinaire. Chaque étape de la préparation des aliments, du nettoyage du poisson au hachage des légumes, en passant par le hachage des épices, le sauté des rognons, la pose des tranches de poisson comme dans une composition florale et, enfin, la mise en place des garnitures à l’aide d’une pince à épiler, témoigne du savoir-faire raffiné de chaque membre du personnel et reflète l’orientation uniforme de Michel. La technique est cruciale, et le moment le plus conflictuel du film concerne le reproche de Michel à un sous-chef concernant la technique de nettoyage des cerveaux.
La cuisine Troisgros combine l’exactitude expérimentale d’un laboratoire avec l’esprit créatif d’un atelier d’artiste et l’énergie tendue et expectative des coulisses d’un théâtre, et Wiseman est vivant de tout cela. L’intensité avec laquelle le personnel de cuisine calibre la finition des plats pour une livraison simultanée à une table pleine de convives est un drame en soi. Avec un œil architectural, Wiseman se concentre sur un petit espace liminal, entre la cuisine et la salle à manger, où, d’un côté, le personnel de service met un visage de jeu et, dans l’autre, le détend. La scène la plus dramatique, cependant, est celle dans laquelle César donne à son père, Michel, un nouveau plat sur lequel il a travaillé, des rognons à la sriracha et au fruit de la passion. La vigilance du couple aux nuances du goût – le degré d’épices, l’équilibre des saveurs, les exigences de présentation contre celles de quantité, le choix d’un légume d’accompagnement – atteint un haut degré de ferveur, sous-tendue par l’aura implicite d’une lutte générationnelle. Bien que Wiseman reste invisible, on ne peut s’empêcher de sentir un salut d’un artiste à deux autres.
Les séquences les plus vertigineuses du film suivent la famille Troisgros dans les domaines raréfiés de certains de ses fournisseurs. Il y a un éleveur de bovins qui fait paître ses vaches naturellement, qui fait très attention à la repousse de l’herbe sur laquelle elles paissent et qui estime que l’élevage artisanal du bétail devrait être reconnu avec le type d’étiquetage officiellement contrôlé que l’industrie du vin reçoit. Un éleveur de chèvres, qui élève ses animaux non pas pour leur viande mais pour leur lait, fait preuve d’un engagement similaire envers leur bien-être et leur cycle de vie naturel. Le directeur d’une petite installation centrale d’affinage du fromage s’attarde sur les points les plus fins de la température et des levures naturelles. Un producteur de tomates célèbre la biodiversité de sa propriété et la façon dont elle reflète le besoin d’ensoleillement de ses vignes. En effet, la famille Troisgros, avec sa demande d’ingrédients superlatifs et sa capacité à les payer, inspire et encourage la perpétuation de l’agriculture traditionnelle par les méthodes de la science moderne. Ici, l’art de la gastronomie s’enfonce non seulement profondément dans le sol, mais aussi loin dans l’émerveillement primordial de la base agricole de la vie urbaine elle-même – et prouve la base agricole du mot « culture ».
L’argent est au cœur de l’histoire, et Wiseman ne l’oublie pas. L’entreprise Troisgros est une entreprise importante, et l’argent qui la fait vivre est discuté à l’écran, comme avec les mentions de cinquante-quatre convives pour un déjeuner coûtant plus de trois cents euros par personne, et de bouteilles de vin qui se vendent dix, quinze, voire vingt mille euros. À un moment donné, la verdure somptueuse et enivrante qui entoure le restaurant principal est dominée par le bruit odieusement fort de la machine de ce qui pourrait être un désherbeur ou une tondeuse à gazon, mais qui s’avère être un hélicoptère, transportant des clients fortunés vers un héliport désigné, taillé comme un green de terrain de golf. De plus, défiant le stéréotype des grands chefs qui s’attendent à ce que les convives mangent ce qu’on leur donne, la famille Troisgros est très libérale avec les substitutions et accorde une grande latitude aux besoins et aux demandes des convives, qu’il s’agisse d’allergies alimentaires, d’aversions (pour l’agneau ou les abats) ou de simples préférences.
Un restaurant, c’est aussi une affaire de personnalités, et de relations personnelles. Les longues scènes où Michel travaille dans la salle et salue des clients de longue date vont au-delà du schmaltz de la bonne humeur pour des discussions de fond sur ses pratiques et ses influences et, surtout, sur le dévoilement, pour les convives, de l’histoire multigénérationnelle de la famille Troisgros. Son restaurant actuel prend la place du restaurant d’origine, en face de la gare de Roanne, dans un immeuble que la famille a loué pendant plus de quatre-vingts ans. Michel dit qu’il a construit le nouvel endroit pour le bien de ses fils, mais qu’il lui a aussi donné l’impression de ne plus être sur les « traces » de son père, que le nouvel endroit, à la campagne, fournit un nouveau type d’inspiration. « Cela a tout libéré », note-t-il. Cette nouvelle inspiration et cette nouvelle liberté trouvent leur symbole ultime dans un plat de crème caramel qu’il confectionne avec un sous-chef plus jeune et qu’il décide de garnir d’un peu de feuille d’or, à la recherche d’une vision qui condense la surabondance du luxe avec l’invention esthétique qu’elle inspire : il constate que la feuille d’or « flotte » dans le courant d’air de la cuisine et veut qu’elle le fasse lorsqu’elle arrive sur la table, parce que : « Il devrait être vivant. » ♦
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Richard Brody a commencé à écrire pour The New Yorker en 1999. Il écrit sur les films dans son blog, The Front Row. Il est l’auteur de « Tout est cinéma : la vie professionnelle de Jean-Luc Godard ».Plus:FranceRestaurantChefGastronomiqueDocumentairesLire la suite
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