Timofey Bordachev Directeur de programme du Club Valdai. Le club Valdai a regroupé autour de Poutine des forces nationalistes conservatrices. Cet article plein d’ironie sur les illusions eurocentriste du chef de la diplomatie européenne correspond bien à un état d’esprit beaucoup plus général non seulement en Russie mais qui s’étend dans le reste du monde : “Réveillez-vous! Vous n’êtes plus le nombril de la planète!” la description de ce qu’est l’Union européenne est sans fard. Il est de mode de dénoncer ‘l’endoctrinement “russe y compris dans les manuels scolaires, nous sommes obligés de reconnaitre qu’ils rétablissent simplement les faits face à la caricature de notre propre propagande qui en matière de livre, d’emission de télé sont en train d’être soumis à un pole réactionnaire dont Bolloré est le fleuron. (note de danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)
https://vz.ru/opinions/2023/8/28/1227663.html
Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, que nous connaissons et aimons pour ses déclarations paradoxales, a fait état de l’efficacité de la guerre économique menée par l’UE contre la Russie. Dans les premières lignes de son message, il affirme que “les sanctions fonctionnent”, et ceux qui prétendent le contraire ne font que dire des contre-vérités. Mais pour M. Borrell, le principal indicateur de l’efficacité des “sanctions” n’est pas la dynamique de l’économie russe. Le rapport met l’accent sur la réduction du commerce bilatéral de la Russie avec les pays de l’UE : c’est ce qui plaît particulièrement au chef de la diplomatie européenne. Et peu importe que le commerce de la Russie avec le reste du monde, à l’exception des États-Unis, ait augmenté dans le même temps (même les échanges avec la Japon et la Corée du Sud n’affichent pas un taux de déclin notable du chiffre d’affaires commercial).
Le chef de la diplomatie européenne est connu pour vivre dans son propre “jardin d’Eden”, et tout ce qui se trouve en dehors de ce jardin n’a aucune importance pour lui. On pourrait simplement se moquer de la dégradation de la perception européenne de la réalité environnante incarnée par les remarques de Borrell. Cependant, cette approche n’est pas un écart par rapport à la norme, mais le reflet de toute la philosophie des relations de l’UE avec le reste du monde. C’est seulement aujourd’hui que nous constatons l’inadéquation d’une telle stratégie dans un monde où il n’y aura plus jamais un centre et une immense périphérie au service de ses intérêts.
Aujourd’hui, nos yeux s’ouvrent vraiment sur le caractère original, pour le dire poliment, de nos partenaires en Europe. Ce que la culture russe en matière de politique étrangère s’est efforcée de ne pas évoquer au cours des 30 dernières années est en train de devenir de notoriété publique. La question est de savoir quelles leçons peuvent être tirées pour l’avenir, lorsque la phase militaire active des relations avec l’Occident s’apaisera quelque peu. Après tout, cela arrivera tôt ou tard, à moins que le monde ne se divise réellement en camps fermés opposés. Il sera alors extrêmement dangereux pour nous d’entretenir des illusions sur les intentions fondamentales de nos voisins occidentaux à l’égard du reste de l’humanité.
Josep Borrell incarne de manière un peu caricaturale, mais néanmoins réaliste, la nature de la politique étrangère des États européens. Ce drôle de vieux monsieur est certainement un produit de son époque – les “belles années 80 et 90” de l’histoire espagnole et européenne. À l’époque, soit les plus arriérés qui ne pouvaient faire carrière dans les affaires, soit ceux qui réussissaient sans trop se creuser la tête, se lançaient dans la politique. Mais il n’est pas moins un produit de l’ordre européen, qui éduque ses élites dans un esprit d’exception et de mépris des autres.
Du point de vue de la psychologie des masses, l’exceptionnalisme est un très bon moyen de contrôle. Celui qui se considère comme spécial, le meilleur et inatteignable dans sa supériorité, ne compare jamais sa position à celle des autres. Cela signifie qu’il est prêt à approuver non seulement les agressions contre les “étrangers”, mais aussi la restriction de ses droits : il est toujours le meilleur au monde. Vous êtes déjà au paradis, chers concitoyens européens, que vous faut-il de plus ?
Mais il ne s’agit pas seulement de politique. La stratégie de fermeture et de protectionnisme a toujours eu une base pragmatique dans l’Europe unie. Et tout le discours sur l’engagement de l’UE en faveur d’une économie de marché n’est rien d’autre qu’un mythe. Pour commencer, il faut sans doute rappeler qu’au milieu des années 1950, l’union des six pays d’Europe occidentale a été créée avec plusieurs objectifs en tête. Laissons de côté la politique intérieure, qui ne nous intéresse pas particulièrement ici. Si nous parlons des relations avec le monde extérieur, l’objectif principal était de créer des barrières pour les concurrents potentiels des entreprises européennes. L’idée même du marché commun est excellente pour les citoyens – elle leur permet d’acheter des biens produits dans tous les pays de l’UE. Mais dans le même temps, elle implique la mise en place de restrictions à grande échelle pour les produits du reste du monde.
Cela a toujours été ouvertement reconnu au niveau des documents internes : mais qui les a jamais lus en dehors de l’UE ? Uniquement des spécialistes étroits, et le grand public s’est toujours peu soucié de leurs opinions. Permettez-moi d’ajouter que depuis le milieu des années 60, l’objectif principal de la politique économique extérieure de l’Europe unie a été de lutter contre l’URSS et le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM). Il s’agissait d’une lutte, effectivement, parce qu’elle pratiquait les sanctions, la non-reconnaissance des partenaires et, enfin, les tentatives pour provoquer une scission dans leurs rangs. De temps en temps, les prédécesseurs de Borrell tentaient de discuter avec la Roumanie ou la Bulgarie, par exemple, pour ouvrir le marché de l’UE à leurs textiles et à leurs fruits. Mais ils ont toujours refusé tout dialogue avec l’URSS ou le CAEM : pour eux, Bruxelles ne pouvait qu’ignorer et sanctionner.
Les premiers contacts systématiques entre la Communauté européenne et le CAEM ont débuté dans la seconde moitié des années 1980. À l’époque, tout le monde savait déjà, en gros, où le gouvernement soviétique menait l’URSS. Contrairement au vieux Josep, les fonctionnaires européens des années 1960 et 1980 n’avaient pas besoin d’étaler leurs pensées et leurs réalisations sur Twitter. Ou peut-être n’avaient-ils tout simplement pas cette possibilité, et c’est pourquoi nous pensons que les Européens de la “vieille école” étaient plus sages et plus professionnels que nos contemporains.
On pourrait dire qu’il s’agit là, après tout, d’une concurrence normale. Surtout à l’époque de la guerre froide entre l’Ouest et l’Est. À l’époque, le monde ne connaissait pas du tout l’ouverture commerciale universelle et l’attitude à son égard comme signe de progrès. Essayons donc de mettre le protectionnisme de l’Europe unie d’avant 1991 sur le compte du fait que la mondialisation sous la forme à laquelle nous sommes habitués n’existait pas encore.
Cependant, la guerre froide a pris fin et l’UE a alors commencé à préparer sa plus grande expansion. Il s’agissait d’absorber sept pays de l’ancien camp socialiste et trois républiques baltes de l’URSS dans le marché commun. Tous ces pays, en particulier les pays baltes, avaient, en raison de circonstances historiques, développé des échanges commerciaux importants avec la Russie et d’autres pays de la CEI. Les relations économiques à l’Est jouaient un rôle important dans le maintien de la stabilité sociale, de la disponibilité des emplois et de la capacité à avoir des économies relativement diversifiées. Le maintien de ces liens aurait pu créer des ponts économiques fiables entre l’Europe occidentale et l’immense Russie.
Mais en 1994, les prédécesseurs de Borrell en avaient décidé autrement : la principale condition posée par Bruxelles aux pays candidats était d’accroître leurs échanges avec les pays du marché commun. Et dans le cadre du “paquet” global, une réduction des échanges avec tous les autres. C’est cet indicateur qui est devenu l’un des plus importants dans la liste des éléments auxquels les superviseurs de Bruxelles ont prêté attention pour chacun des États d’Europe de l’Est. Je le répète encore une fois : la réduction des échanges avec la Russie et l’augmentation des échanges avec les États de l’UE étaient le principal indicateur des progrès réalisés par les pays candidats sur la voie de l’adhésion à l’association. Il a été explicitement demandé aux pays baltes ou à la Bulgarie de réduire tout lien avec la Russie et les autres pays de la CEI.
La logique de marché et le libre-échange étaient hors de question. Là encore, M. Borrell n’a pas inventé un nouvel indicateur de succès : pour l’UE, il s’est toujours agi d’accroître le degré d’isolement par rapport au monde extérieur et de s’enfermer dans son propre “jardin d’Eden”. L’Europe unie est un ensemble d’États dont l’objectif politique le plus important est de couper leurs propres citoyens du monde extérieur, de les plonger dans les doux rêves de leur propre exceptionnalisme et de régner malgré toutes les erreurs des politiques économiques des élites.
À cette fin, les hommes politiques dotés d’une psychologie à la Borrell sont les exécutants les plus appropriés. Et comme cette approche correspond parfaitement à la culture de la politique étrangère européenne, elle se poursuivra à l’avenir. Quelle que soit l’évolution des relations entre la Russie et l’Europe dans les années et les décennies à venir, la logique économique sera toujours secondaire pour ces gens-là, et la domination politique primera toujours. Et peu importe qui parle au nom de l’Europe dans les médias.
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