Après la mort de Godard, cette remarque concernant l’effondrement du camp socialiste et donc “la disparition d’Alejo Carpentier” des lectures françaises m’a fait sentir la perte culturelle que nous vivions en France, ce temps où elle n’est plus un enjeu, un débat ouvert entre la classe ouvrière et de jeunes intellectuels… Alejo Carpentier était aussi français que cubain, les Cubains disent qu’il parlait même espagnol avec l’accent français, lui l’ami des surréalistes, un de ces communistes exilés, puis diplomate dont nous lisions avec délices non seulement Le siècle des lumières mais tant d’autres livres en conservant en ce qui me concerne une particulière tendresse pour La danse sacrale surtout après avoir rencontré Baracoa et le personnage de la Russe, qui a inspiré ce roman… Le recours de la méthode ou l’exil à Paris du dictateur… Mais Le siècle des Lumières est saisissant dans son choix de faire écho du point de vue des Caraïbes à la fois au message de liberté français et à ses limites coloniales, une médiation d’une grande actualité, ce texte me donne envie de le relire et j’espère qu’il incitera ceux qui ne l’ont jamais lu à s’initier à ce romanesque à la fois réaliste et avec le magique de l’écriture des Antilles d’un auteur d’une immense culture en particulier musicale et son amour de la France. (note et traduction de Danielle Bleitrach)
Par: Graziella Pogolotti
Au fil des ans, l’œuvre d’Alejo Carpentier n’a pas perdu de sa validité. Répandu principalement en Europe occidentale et en Amérique latine, elle s’étend maintenant à des zones de la géographie de la planète autrefois inexplorées. Elle est entrée dans le monde arabe, en Chine, au Japon ou en Corée du Sud. Une transnationale très puissante prépare de nouvelles traductions de Los pasos perdidos et El siglo de las luces. Avec l’effondrement du camp socialiste européen, ce marché a brusquement disparu, mais des signes d’une lente reprise se produisent dans des pays comme la Pologne, la Lettonie ou la Roumanie.
Pour ces raisons et pour la valeur intrinsèque de l’œuvre, la commémoration du soixantième anniversaire du Siècle des Lumières doit être considérée comme un véritable événement. La continuité de sa résonance dans les générations successives de lecteurs, sa façon de transcender le temps en offrant au citoyen du XXIe siècle le potentiel latent des lectures et des interprétations, tempérées aux questions fondamentales soulevées dans les jours qui courent, lui confèrent la catégorie correspondant à un classique des lettres.
La mésaventure subie par l’avion dans lequel il voyageait de Caracas à Paris, imposa à l’écrivain un arrêt en Guadeloupe pour quelques jours d’attente. Là, le hasard l’avait conduit à la découverte d’un personnage qui renverserait définitivement un roman qui était déjà en cours d’écriture. Victor Hugues s’est avéré être un acteur secondaire dans le processus déclenché par la Révolution française, qui s’est poursuivie avec l’ascension et la chute des Jacobins et le tournant qui a conduit à l’établissement de l’empire par Napoléon. Envoyé en Amérique, une grande partie de son action s’est déroulée de ce côté-ci de l’Atlantique, en particulier dans les Caraïbes, de la Guadeloupe à Cayenne.
Carpentier avait trouvé un matériau précieux pour projeter vers un horizon plus large la transformation substantielle du roman historique, initiée par lui avec Le Royaume de ce Monde. Son histoire commence par les coups qui secouent la maison coloniale de La Havane où, après la mort du père, à la veille du réveil à la vie, Carlos et Sofia restent emprisonnés, ainsi qu’Esteban, cousin des deux, tous éblouis par les innovations de la science et de la technologie entraînées par le siècle des lumières. Étienne suivra Victor depuis Haïti, au milieu d’une insurrection anticoloniale et anti-esclavagiste, jusqu’à Paris en pleine ébullition révolutionnaire, avant de retourner en Amérique, et sera à ses côtés pour aider à Cayenne le retour triomphal des forces de réaction. Il retourne à La Havane et ce sera ensuite à Sofia de contempler la décadence du Français et l’image grotesque de son dernier masque.
Avec ce nouveau roman historique, Carpentier élabore un discours subversif et décolonisateur. Il le fait en superposant de multiples changements de perspectives qui dynamitent les fondements du récit officiel élaboré à partir de la puissance métropolitaine dominante, de l’historiographie de la modernité et légitimé par des auteurs talentueux de haut rang académique. Le point de vue qui mène l’histoire se situe dans l’espace géographique de notre Amérique, y compris l’arc antillais multilingue, et transforme les Caraïbes en une véritable mare nostrum, homologue de la Méditerranée, la zone originelle de la culture occidentale, porteuse d’un modèle civilisationnel.
Bien que la planète ait commencé à rétrécir depuis les voyages de Christophe Colomb, l’idiosyncrasie encore dominante caractérise l’époque à partir d’une chronologie axée sur la séquence des événements qui incluent l’ascension et la chute des Jacobins, les événements qui concordent avec l’ascension de Napoléon Bonaparte et l’établissement de l’empire. Doublement transformateur, le Siècle des Lumières retrace ces années tumultueuses à travers les expériences d’Esteban et de Sofía, citoyens ordinaires, témoins et participants secondaires aux événements. De cette façon, en plus de situer les points de vue par rapport aux terres d’Amérique et des Caraïbes, il construit une vision forgée par ceux d’en bas et indique ainsi un changement radical dans les relations de pouvoir.
Du monde sont venus simultanément le décret qui supprime l’esclavage et la guillotine, l’impulsion vers l’émancipation des opprimés, des « condamnés de la terre », selon Fanon, et l’instrument rationnel de la mort, toujours mentionné dans le texte comme « la machine », efficace dans l’accomplissement de son but, conçu par la main d’ingénierie avec l’application d’une ligne géométrique impeccable, véritable triomphe de la technique. Le cycle historique se termine par le rétablissement de l’esclavage et le tristement célèbre trafic d’Africains. Cependant, comme l’appelle un observateur basé dans cette colonie à Cayenne, le « grand marronnage n’est pas terminé ». Quand Esteban et Sofía disparaissent au milieu de l’insurrection populaire à Madrid contre l’invasion napoléonienne, nous sommes à la veille du début de la lutte pour l’indépendance de l’Amérique latine.
L’apparition récurrente de « la machine », modèle de progrès technique destiné à exécuter le condamné, instrument de mort, révèle l’ironie qui sous-tend le titre du Siècle des Lumières. Dans un dialogue explicite avec le peintre Goya, Carpentier rappelle que « la raison engendre des monstres ». Pour construire une véritable connaissance de la réalité et l’effort inébranlable pour la transformer, la raison doit être complétée par la passion. C’est la voie de la sagesse. C’est pourquoi dans le roman, compte tenu de sa racine étymologique, le nom de Sophia n’a pas été choisi au hasard.
Pour commémorer le 60e anniversaire du Siècle des Lumières, le 17 septembre, dans l’espace habituel du Samedi du Livre sera présentée la dernière édition cubaine de cet ouvrage, fondamentale pour de multiples raisons. Elle a été soigneusement préparée par des chercheurs qui ont éliminé les errata de différentes ampleurs accumulés dans des réimpressions successives et incorporé un ensemble de notes d’une grande utilité pour les lecteurs.
C’est une invitation à nous rapprocher tous, experts et novices, d’un texte classique, du point de vue de notre contemporanéité convulsive.
(Tiré de Juventud Rebelde)Partager sur FacebookPartager sur TwitterPartager sur WhatsAppPartager sur Telegram
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