Une ivresse de mort qui conquiert le monde dont nous ne sommes pas sortis et qui fascinera Visconti dans sa trilogie allemande (les damnés, mort à Venise et Ludwig), mais aussi les remontées de sa propre histoire familiale. Ne pas sortir de l’ambiguité et ici l’influence de Thomas Mann va au delà du choléra vénitien, c’est la fascination de l’aristocratie, l’intellectuel décadent pour le nazisme, que l’on combat sans complaisance, une énigme. Un AVC du réalisateur, sa reconstruction personnelle pour achever ce film le plus aimé et dont il doit accepter l’amputation… (note de danielle Bleitrach pour histoire et societe)
Samuel Petit – 23 octobre 2017
« Mais je suis une énigme. Je veux rester à jamais une énigme, pour les autres, et même pour moi. » (Ludwig)
UN COUP DE FIL À VISCONTI
En 1974, Henri Langlois, toujours en quête de pièces rares pour son musée du cinéma, téléphone à Luchino Visconti pour lui demander d’envoyer son exemplaire personnel du scénario de tournage de Ludwig ou le crépuscule des dieux (1973), son dernier film en date. Visconti rétorque à Langlois qu’il n’annote jamais ses propres scénarios durant un tournage. Mais il lui conseille vivement de prendre contact avec Renata Franceschi, sa scripte, dont le scénario est, dit-il, le plus complet qui soit. Épouse d’Albino Cocco, premier assistant du cinéaste sur une dizaine de films, c’est sur le tournage de Rocco et ses frères (1960), qu’elle rencontre et scrute Visconti au travail. Ce n’est qu’en 1970 qu’elle débute comme scripte, sur Les Cannibales de Liliana Cavani. Dès que le metteur en scène l’apprend, il souhaite travailler avec elle. Dès lors, de l’aveu de Renata Franceschi « nous ne nous sommes plus quittés ». Son scénario de tournage, confié (le dépôt a été transformé en don en 2014) à la Cinémathèque française et aujourd’hui conservé sous la forme de trois classeurs épais, donne à voir le projet du film dans son intégrité et sa totalité. Renata Franceschi est également responsable du remontage de Ludwig, quelques années après la mort du cinéaste, dans une version proche de ce que désirait initialement le maestro, dont le film fut écourté lors de sa sortie en salle à l’époque dans une version, qui de l’avis des proches collaborateurs du cinéaste, défigure le projet d’origine. Œuvre démiurgique, fiévreuse, flamboyante et fascinante, parfois qualifiée de « décadentiste ». Ludwig reste à part dans la carrière du cinéaste, de par son ambition artistique, son statut de film maudit, mais également du fait des nombreuses turpitudes advenues pendant sa préparation, sa réalisation, et ses différents montages !
Lors d’un entretien réalisé en 2013 à la Cinémathèque française par Régis Robert, chef du service des archives et Valdo Kneubühler archiviste, Renata Franceschi précise que c’est pour elle un « travail de mémoire » : « Parler de Visconti, c’est toujours actuel, important, et c’est nécessaire, et je suis l’une des dernières survivantes » à l’avoir côtoyé. Elle est donc un témoin et un acteur de première importance pour comprendre l’énigme de Ludwig.
LE PROJET
Lorsque Luchino Visconti s’attelle à la réalisation de Ludwig, c’est pour lui, au départ, une parenthèse, « un intermezzo » selon ses propres dires. Il est en plein travail d’adaptation d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, œuvre monumentale qu’il rêve de traduire au cinéma depuis longtemps. Les décors, les costumes, les acteurs, la structure narrative sont prêts. En raison de problèmes de délais et de financement, le cinéaste en vient à tourner Ludwig en attendant. Le film vient clore ce qui constitue une trilogie allemande (Les Damnés, 1969, Mort à Venise, 1971). Il narre le règne du roi Louis II de Bavière, de son couronnement à 19 ans (1864) jusqu’à sa mort tragique (1886) – toujours de nos jours nimbée de mystère. Comme le décrit Laurence Schifano dans Visconti, une vie exposée : « De l’histoire du Roi-Lune, Visconti a tout lu, tout vu : Il s’agit exactement de son histoire, citant le cinéaste, reconstituée d’après les vieux documents et les témoignages précis ». Il obtient toutes les autorisations pour tourner dans les lieux et conditions réelles. « Il se fait prêter les meubles, les trophées de chasse, les gravures, les tableaux, l’argenterie par les descendants des Habsbourg, véritables décors de la vie de Ludwig : tout est authentique… ». « Rien qui ne soit vrai : jusqu’aux bouquets de violettes fraîches fixés aux tempes des chevaux d’Elizabeth ». Pendant un temps, pensant que le film ne se fera jamais, Visconti songe même à reprendre son projet d’adaptation de La montagne magique de Thomas Mann, qui à l’instar de Proust, est une ombre portée dans l’œuvre du metteur en scène (Mort à Venise, 1971). Ses réflexions sur Louis II de Bavière, selon Laurence Schifano, suivent « pas à pas Thomas Mann et les analyses qu’il a faites du déclin de la culture humaniste européenne, il remonte jusqu’à Wagner, jusqu’à l’épidémie de wagnérisme que connaît l’Europe de la deuxième moitié du dix-neuvième-siècle. ». « Phénomène paradoxal et éternellement captivant », note l’écrivain, que cette « ivresse de mort conquérant le monde ».
DU TOURNAGE AUX MONTAGES
Visconti va rencontrer les mêmes problèmes organisationnels que pour À la recherche. Le montage financier se révèle extrêmement complexe. Il ne faut pas moins de quatre compagnies différentes pour boucler le budget colossal (une italienne, une française, deux allemandes). Un tournage difficile à mettre en œuvre explique le cinéaste : « Ludwig a été pour moi particulièrement, exceptionnellement fatiguant, tant dans la phase de préparation que dans celle de la réalisation, à cause des incertitudes des autres, à cause de toutes les difficultés que j’ai dû prendre sur moi avant et pendant le tournage. Ce sont les incertitudes des autres qui ont mis mes nerfs à vifs… Il n’a pas été facile de parvenir à une conclusion parce que le film coûtait trop cher… Six mois de lutte avec la production. Deux pas en avant deux pas en arrière. On le fait, on ne le fait pas… Ensuite la recherche des lieux, et puis le début des reprises, toujours de nuit, dans des climats terriblement froids. À la vérité, le froid ne me déplaisait pas, mais il se peut qu’il ait influé sur ma santé ». Durant le tournage, il arrive à l’équipe, « une troupe d’une centaine de personnes », de devoir s’arrêter, parce que des touristes visitent une partie du château du roi, moments durant lesquels « Visconti se tient assis sur le trône du roi et attend », se souvient amusée Franceschi. Pendant les mois de tournage, l’équipe se déplace en caravane d’un château à un autre, d’une région à une autre couvrant de longues distances. Le film est tourné en grande partie durant le crépuscule pour refléter l’âme trouble de Louis, perdu dans ses rêves de grandeurs.
Vers la fin de ce tournage éreintant, Visconti est victime d’un AVC. Ce bourreau de travail vit très mal cette diminution. Hémiplégique, le cinéaste ressent donc l’urgence de mener le film à son terme. C’est à Côme, dans la maison familiale, que se fait sa rééducation. Le film achevé, le matériel de montage est déménagé sur le lieu de repos du cinéaste, lui permettant d’avoir la main dessus. Son équipe et lui y restent un mois et demi. Visconti explique son état d’esprit à ce moment-là, dans le Corriere della sera de mars 1973 : « Le film, le film… La peur de ne pas réussir à finir Ludwig, la peur de ne jamais le voir sortir. Ma première et principale préoccupation concernait Ludwig. La pensée de Ludwig ne m’abandonnait pas une minute. Et je peux dire que c’est cette pensée qui m’a donné la force de surmonter la maladie… C’est pour cela que Ludwig est le film que j’aime le plus. ». Pourtant, de l’avis de nombreux collaborateurs du film, cette version de trois heures avec son montage en flashback est un massacre. Franceschi témoigne : « C’est malheureusement moi qui suis responsable des coupures de Ludwig car le montage original durait quatre heures trente précises. C’est la version de Visconti et celle qu’il désirait sortir. Le distributeur américain avait voix au chapitre et donnait son avis. Il nous a demandé de produire un film de trois heures. J’ai dû donc faire d’obscènes propositions de coupures que Visconti a du bien accepter parce qu’il n’avait pas le choix. Nous avons coupé avec son consentement et son approbation, jusqu’à obtenir un film de trois heures et trois minutes. Nous avons terminé d’abord la version anglaise, car nous avions filmé l’original en anglais. On refit donc le montage, je supervisais le tout, avec la Moviola, on a remonté les prises de vues originales. » Le film est désormais structuré en flashback détruisant la progression romanesque. Le producteur de Ludwig fait faillite. Des années après la mort du cinéaste, ses plus proches parents et collaborateurs apprennent que le film est vendu aux enchères publiques. Ils souhaitent lui rendre justice : la scénariste et actrice Suso Cecchi d’Amico en tête, le chef décorateur Mario Garbuglia, le scénariste Enrico Medioli, l’opérateur Armando Nannuzzi, le costumier Piero Tosi, le monteur Ruggero Mastroianni vont créer une société pour racheter le film afin de le reconstruire fidèlement selon la volonté de son auteur, et retrouver « ce rythme de valse lente » voulu par Visconti. Cette version (1980) dure trois heures cinquante-cinq minutes, c’est-à-dire trente minutes de moins que le premier montage.
« C’EST UN SCÉNARIO QUI PARLE » (VISCONTI)
Le scénario de tournage de Franceschi permet de reconstituer le projet dans son intégrité artistique. Ces trois classeurs sont constitués d’environ cent cinquante feuillets par volume. D’une grande précision, il indique les positionnements et déplacements de la caméra et des personnages, le type d’optique selon les plans, l’ensemble étant détaillé par de nombreux croquis. Il est à la fois en anglais, pour le tournage, et en italien pour l’équipe. La scripte a ajouté de nombreux polaroïds permettant de suivre au plus près sa réalisation. Tous les dialogues in extenso sont présents, ainsi que les nombreuses modifications, raturages apportés durant le tournage. Visconti, quand il le pouvait, tournait dans l’ordre chronologique, pour permettre aux acteurs de s’immerger le plus possible dans leurs personnages. La complexité du récit et ses différents décors ont rendu la continuité chronologique impossible à tourner, l’équipe ayant du constamment s’adapter à la disponibilité des lieux de tournages.
Ainsi, de nombreuses scènes concernant la reine mère, avec qui le roi entretient des relations exécrables, et le père, représenté en terne bureaucrate, disparaissent complètement du film comme le remarque Laurence Schifano. Si Visconti est fidèle à ses sources historiques, dans certains cas, il semble les contraindre, pour mieux les circonscrire à son propre imaginaire, accentuant les trahisons de certains proches du roi, la rupture du ménage à trois et le départ de Wagner. Dans Visconti, une vie exposée, Laurence Schifano se demande dans quelle mesure le cinéaste, à travers ce récit, rend compte « d’une blessure personnelle causée par la vie privée de ses propres parents, plutôt que du puritanisme de Ludwig ».
De nombreux exemples de modification en cours de tournage parsèment la lecture du scénario. La scène 115 révèle la fin originale voulue par Visconti. Il s’agit de la scène du château de Berg / Intérieur jour. Deux caméras Mitchell sont utilisées. Sur la page de dialogues, il est écrit : « On entendait encore le cri d’Elizabeth, la cousine aimée, « Assassins ! », faisant de la mort du roi un complot, mais Visconti n’en voulait pas. On peut constater qu’il a coupé et réduit le nombre de dialogues sur cette séquence. Il fait dire à un valet : « On ne saura jamais ce qu’il s’est passé. Il y avait un témoin, l’assassin et vous pouvez en être sûrs, il emportera son secret dans la tombe. Pour l’accuser, il reste ce petit trou qui laisse passer la lumière de la vérité ». Et en prononçant cette phrase se souvient Franceschi, deux jeunes hommes « levaient le manteau noir qui restait suspendu devant l’écran et le noir emplissait toute l’image, l’écran devenait donc totalement noir, avec au milieu du manteau, le trou d’un projectile. » Visconti dans cette première fin soutient la thèse de l’assassinat, contrairement à la fin que nous connaissons, qui malgré son ambiguïté, plaide en faveur d’une crise de démence. Cette séquence reflète les hésitations des historiens sur cette délicate question. Pour le cinéaste, la folie n’aurait été qu’un prétexte pour se débarrasser de lui comme l’atteste de nombreux témoignages d’époque. Reste que l’ambiguïté demeure à la fin du film. La figure historique rejoint celle du film dans son ambivalence. Visconti préserve le mystère, « d’un amoureux de ses songes, prisonnier de la grotte d’émerveillement de l’enfance et de ses illuminations nocturnes, captif de ses rêves de perfection et de pureté… un Narcisse crucifié, un Icare foudroyé, un rebelle ». Ludwig est probablement le véritable testament artistique de Visconti, mais un doute demeure sur la version réellement voulu par le cinéaste. Le scénario de tournage de Franceschi demeure un document de première importance, une clé d’accès unique pour appréhender l’œuvre dans toute sa complexité. Il est aujourd’hui l’unique témoignage du film réellement voulu par le cinéaste.
Serge Daney, au moment de la sortie de la version longue, écrit dans Libération du 6 juillet 1983 : « On n’en aura jamais fini avec Visconti qui demeure – quoi qu’on dise – un cinéaste aussi célèbre qu’inconnu… » À la vision de l’œuvre la fascination reste intacte.
Fonds Renata Franceschi : Ludwig scénario de tournage
Référence : FRANCESCHI1-B1
Accès : en accès réservé à l’espace chercheurs
Samuel Petit est médiathécaire à la Cinémathèque française.
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SMILEY
Je n’aime pas Helmut Berger. Chacun ses goûts. Cet acteur au jeu très limité, visage peu régulier, rictus et regard inquiétant, met mal à l aise. Ce que Visconti en tant que sponsor (protecteur ? pygmalion ? amant ?) a magnifiquement réussi avec Alain Delon, lançant sa carrière internationale avec Rocco et la confirmant avec Le Guépard, il le rate avec Helmut Berger qui sera dévolu aux rôles de déments, déséquilibrés et autres grands malades.
Roi fou dans Ludwig, SS (dispensé de préparation militaire) jouant à terroriser une petite voisine juive dans Les Damnés, beau corps dans Violence et Passion, il pousse dans un autre film dont j’ ai oublié le titre, la belle Virna Lisi à la mort (rien que ça) en refusant obstinément de la sauter. On ne fait pas plus pervers.
Non Helmut n’incarnera jamais St François d Assise ou d Artagnan, les rôles de composition ne sont pas pour lui et restera ce sentiment que les films dans lesquels il exprime le mieux son emploi sont tout de même un peu trop grands pour lui.
On se laisse aller à penser que Visconti le dépasse en sadisme en l’installant à coté de Dirk Bogarde ou Burt Lancaster afin que, repoussoir de luxe, il souffre ( c’ est le mot) pour l’ éternité cinématographique, de la comparaison.
Helmut m’a ému, une fois, en incarnant Yves St Laurent vieillissant dans le film de Bonello . Il était calme, réfléchi.
Apaisé.
Gérard Barembaum
“Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent!”. Mao ze dong.😊