Maurice Thorez – le fils du peuple. Cet entretien qui correspond à la publication du journal de Maurice Thorez est très important au moment où, comme l’explique Pierre Thorez, un espoir est apparu non seulement avec une nouvelle direction du PCF qui refuse l’effacement, l’autodestruction opérée depuis tant d’années, mais repart vers ses bases ouvrières, vers l’entreprise, mais nous sommes dans une nouvelle période historique. Dans cet interview où chaque mot compte, nous insistons particulièrement sur quelques points, le premier c’est la manière dont tout n’a pas commencé à Tours, mais bien quand un dirigeant ouvrier de cette trempe a su rassembler les morceaux épars de l’histoire du mouvement ouvrier et là tout tourne autour d’une nouvelle définition de la dictature du prolétariat. Il y a aussi bien sûr la “déstalinisation”, les errances de l’eurocommunisme et la nuit dans laquelle s’est enfoncé le PCF, ce qu’il faut transformer et ce qu’il faut reconstruire en particulier le centralisme démocratique. L’histoire nous aide, comme elle a aidé Maurice Thorez à unifier un peuple et cet interview mesuré, digne et fort nous y invite grâce à l’excellente traduction de Marianne Dunlop (note de Danielle Bleitrach)
N ° 45 (31105) 29 avril 2021
Auteur: Pierre THOREZ.
https://gazeta-pravda.ru/issue/45-31105-29-aprelya-2021-goda/moris-torez-syn-naroda/
Entretien entre Pierre THOREZ, fils du secrétaire général du Parti communiste français (PCF) Maurice Thorez (1930-1964), et le correspondant de la Pravda, Andrey DULTSEV
Pierre Thorez est né en 1946 de Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch. Depuis l’enfance, il parle couramment le russe. De 1964 à 1969, Pierre a servi comme marin et mécanicien sur les navires soviétiques MS Lituanie et MS Taras Shevchenko. En 1965, Pierre Thorez rejoint le Parti communiste français. En 1971, il est diplômé de l’Institut de Géographie de l’Université de Paris. Il a écrit le premier ouvrage important en langue française sur la géographie de l’Union soviétique, il a longtemps enseigné au lycée et, en 1990-1997, en tant que géographe-chercheur, il a enseigné à l’Université du Havre. Pierre Thorez a participé activement aux travaux de l’Association d’amitié France-URSS. Cet entretien a lieu à l’occasion de la parution du Journal de cette figure marquante du mouvement communiste et ouvrier international qu’a été le secrétaire général du Comité central du PCF, Maurice Thorez.La publication de cet ouvrage a été un événement important dans la vie politique du Parti communiste français.
– Camarade Thorez, que représentait votre père pour vous? Comment le voyez-vous aujourd’hui?
– Premièrement, mon père était un homme qui n’a jamais élevé la voix. Il lui suffisait de faire une petite remarque pour avoir un effet puissant sur mes frères et moi. Il avait un profond respect pour nous. Malgré sa charge de travail extrême, il nous a accordé beaucoup d’attention, il nous a montré toute la France et l’Europe, il nous a donné une école de la vie, nous a inculqué le respect des gens, il nous a aidé à acquérir les connaissances nécessaires pour comprendre les lois de la nature et de la société humaine. Maurice Thorez était une personne comme il y en a peu.
Deuxièmement, je me souviens à quel point les autres le respectaient. Enfant, je ne comprenais pas tout à fait cela, mais en grandissant, je me suis rendu compte que ce respect reposait sur ses nombreuses vertus humaines. Mon père était un éducateur bienveillant et exigeant.
– Quand on lit son Journal, on a l’impression que Maurice Thorez était, tout d’abord, une personne très exigeante, il se distinguait par une discipline de fer.
– Père nous a inspiré que, lorsque nous demandons quelque chose aux autres, nous ne devons pas oublier de nous regarder dans le miroir: nous ne devons pas exiger ce que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes. Et il faut toujours rester humble, ne pas céder aux tentations. C’était une personne instruite, bien éduquée, toujours intéressée par les gens et le monde.
Adolescent, il est devenu mineur. Le cœur de sa personnalité était son incroyable sentiment d’appartenance à la classe ouvrière – c’était son fondement spirituel. C’était un homme de la classe ouvrière et il ne l’a jamais oublié. Même quand, plus tard sur son chemin, il rencontra des représentants de l’intelligentsia avec lesquels il noua des amitiés, il se souvint de son origine professionnelle jusqu’aux derniers jours de sa vie. Ce n’est pas pour rien qu’il a appelé ses mémoires “Fils du Peuple”.
L’activité politique était pour lui le sens de la vie. Lorsqu’il a vu dans sa jeunesse les conditions dans lesquelles vivaient sa famille, ses amis, sa classe, il était imprégné de leurs problèmes. Lorsqu’il a été témoin de la Première Guerre mondiale, il s’est rendu compte qu’il était impossible de vivre ainsi. Il a également été influencé par son grand-père mineur, avec qui Maurice Thorez a été évacué vers la campagne pendant la Première Guerre mondiale. Là, il a vu la vie et les problèmes des paysans, et tout cela a influencé la formation de sa personnalité. Il a vu que les gens sont bons en eux-mêmes, mais la société bourgeoise et l’exploitation les pressent, ils se déforment, et le monde doit être changé.
– Comment le PCF a-t-il changé sous Maurice Thorez? Quel a été le secret de son succès?
– À la fin des années 1920, Thorez et ses camarades partageant les mêmes idées, ayant réuni une seule équipe (Jacques Duclos, Marcel Cachin, Benoit Frachon et d’autres dirigeants), ont réussi à faire en sorte que le jeune parti reflète les aspirations du peuple, fasse corps avec lui tout en s’appuyant fermement sur des positions marxistes-léninistes. En théorie, cela semble simple, mais en fait, l’unification de l’esprit du peuple et des principes révolutionnaires n’est pas toujours facile, cela nécessite un travail réfléchi et minutieux. Leur tactique a été mise en œuvre dans le Front populaire: les communistes ont réussi à unir le drapeau tricolore français, symbole de notre révolution, et le drapeau rouge, celui du communisme et de la Grande Révolution d’Octobre. Cela a permis au PCF de devenir une force décisive dans la période d’avant-guerre.
Et enfin, après la guerre, son rôle dans le mouvement de la Résistance s’est ajouté aux précédents succès du PCF. Et, bien sûr, il y a eu un tournant dans la conscience de masse grâce à la gloire de la bataille de Stalingrad et à la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique. Après Stalingrad, presque tous les Français sont devenus communistes… Grâce à tous ces faits, le PCF est devenu un parti très puissant et a réussi à influencer la société française. Tout ce qui a été récupéré à l’ennemi de classe – congés payés, nationalisation des chemins de fer, création d’un système d’assurance sociale obligatoire de l’État – tout a été fait grâce aux efforts du PCF. Plus les communistes étaient forts, mieux c’était pour le peuple. Beaucoup de Français l’ont compris. Maurice Thorez était pour eux un symbole de justice.
Aujourd’hui, certains parlent du culte de sa personnalité, mais le fait est que Maurice Thorez était un symbole de l’idée du communisme en France, et les gens confondent parfois une personne et une idée. Il y avait un culte, mais il y avait aussi une personnalité (rires) …
– Quels aspects de la tactique et de la stratégie de Maurice Thorez ont contribué à relancer le mouvement ouvrier en France, vaincu après la chute de la Commune de Paris, et à faire du PCF l’un des centres de la lutte anticapitaliste?
– Premièrement, la société française a beaucoup changé au XXe siècle. Au début du siècle, la France était principalement une nation paysanne, ce n’est que dans les années 1960 que l’écrasante majorité de la population est devenue urbaine. Le premier moment important après le congrès constitutif du PCF à Tours en décembre 1920 fut l’organisation du Parti communiste dans les entreprises. Dans les années 1920 et 1930, le PCF a été renforcé par le soutien des syndicats et, surtout, le parti a pu enrichir ses activités avec les idées du marxisme-léninisme. Le PCF a fait comprendre à la classe ouvrière que le problème n’est pas dans les mauvais capitalistes, mais dans le capitalisme en tant que système, dans le fait même de l’exploitation. Il était possible de développer la conscience de classe et la compréhension dans le prolétariat de la nécessité de la lutte de classe. Ces qualités ne naissent pas d’elles-mêmes, elles doivent être développées, c’est un long processus.
Il était également possible d’organiser le parti autour d’un sujet très important en France: la lutte contre le colonialisme. Le PCF a réussi à montrer aux masses qu’il était le principal ennemi du nazisme et du fascisme. En effet, le soutien de l’Espagne républicaine était fourni par les communistes, tandis que les socialistes se tenaient à l’écart. Cela a mobilisé les ouvriers, ils ont réalisé que les communistes étaient leur parti. Le parti était avec le peuple, et le peuple agissait à travers lui.
– Est-il vrai que la confiance des travailleurs a également été gagnée par le fait que le PCF observait le principe de conserver aux députés leurs salaires antérieurs: les députés et les ministres du PCF recevaient le salaire moyen du travailleur, et la différence de salaire renflouait les finances du parti?
– Certainement. Ce principe a été préservé à ce jour. Il est très important. Le PCF s’est battu pour une vie meilleure à la fois «ici et maintenant» et en même temps pour la révolution socialiste. Les trotskystes ont dit que nos tactiques étaient une déviation, que le maintien du niveau de vie des travailleurs est une bagatelle, c’est contre-productif. Mais c’est absurde. La lutte consistait à améliorer la vie des travailleurs en sachant que le but ultime était la révolution. C’est pourquoi la classe ouvrière nous a soutenus. Et c’est une règle générale. Lorsque les bolcheviks russes ont gagné la guerre civile, les paysans qui ont soutenu la révolution en Russie n’avaient pas lu Marx, la plupart d’entre eux étaient analphabètes, mais ils ont vu qui était vraiment de leur côté et que les anciens propriétaires terriens voulaient regagner les terres confisquées. Ainsi, à partir de la pratique quotidienne, les paysans de Russie ont appris qui sont leurs ennemis et qui sont leurs amis.
Il était important pour nous non seulement d’appeler à la révolution et de dire que tout ira bien demain, mais de lutter chaque jour pour la révolution et pour l’amélioration de la vie afin que les enfants puissent grandir sous un ciel paisible, étudier, guérir. .. En même temps, nous n’avons pas oublié la nécessité de rapprocher la révolution pour remporter la victoire ultime sur l’ennemi de classe. Nos communistes étaient très bons dans cette tactique, ils savaient comment lier l’ensemble des problèmes entre eux.
– En 1936, votre père a soutenu le gouvernement du Front populaire formé par les socialistes. Dans le même temps, les communistes ont réussi à devenir les dirigeants du Front populaire et à renforcer considérablement leurs positions dans la société. Comment est-ce arrivé? Et pourquoi le PCF a-t-il perdu dans les coalitions ultérieures avec les socialistes qui les ont seulement affaiblis?
– Après la crise économique mondiale de 1929, le parti a participé à l’organisation du mouvement des chômeurs – un énorme mouvement à Paris et dans d’autres villes de France. Il est devenu clair qu’il était nécessaire d’unir les forces de gauche. Mon père rédigea alors son fameux rapport, dans lequel il s’adressait au peuple: « Je vous tends la main, paysan, je vous tends la main, socialiste – contre les deux cents familles les plus riches de France, contre la menace du fascisme. » Et les socialistes n’ont pas pu éluder cette proposition, car le peuple français exigeait l’unification. Ils ont dû faire alliance avec nous aux élections de 1936, pour rejoindre le Front populaire. En conséquence, les communistes sont devenus le principal vainqueur des élections, et ce succès s’est répété après la guerre. Contrairement à 1936, lorsque les communistes ne sont pas entrés au gouvernement, après la guerre, nous sommes devenus membres du cabinet des ministres,et à l’Assemblée nationale, nous avions la faction la plus forte. Mais les socialistes et de Gaulle ont divisé le gouvernement, car tous deux craignaient notre force et avaient peur de la révolution.
En 1981, lorsque nous avons de nouveau participé à la formation du gouvernement, notre situation était déjà complètement différente. Le poids principal n’était plus les communistes, mais les socialistes, qui ont reçu la majorité … grâce au PCF. Notre erreur a été que nous avons déclaré: les socialistes ont changé, ils se sont déplacés vers la gauche, etc., qu’eux et nous sommes presque la même chose. Mais ce n’était pas le cas. Les membres du PCF ont fermé les yeux sur la politique des socialistes… Si entre 1981 et 1983 le gouvernement a procédé à des réformes progressives, en 1983 il s’est détourné de cette voie. Et finalement le président Mitterrand s’est rangé du côté des capitalistes, mais le PCF n’a pas rompu avec lui. Ni les membres du parti, ni les électeurs de notre parti ne l’ont pardonné à la direction du PCF.
– Comment est née l’idée de publier le journal de Maurice Thorez?
– Maman – Jeannette Vermeersch – a conservé les archives de notre père jusqu’à sa mort. Après son départ, il y avait une menace de disparition des archives. Avec mes frères, nous avons accepté de transférer ces documents aux Archives nationales de France, en comptant sur le fait qu’il y aurait là des spécialistes qui l’étudieraient attentivement. Et nous avons remis l’immense bibliothèque de mon père et les cadeaux qu’il a reçus à la ville d’Ivry, dont il avait été député pendant 32 ans. Puisque ces dons, de même que ses livres, ne sont pas notre héritage personnel. Il les a laissés au peuple, cela devrait unir les gens.
Un jeune historien de l’Université de Rouen – Jean-Numa Ducange – m’a abordé avec l’idée d’étudier ce journal. Il a organisé un groupe d’historiens pour recueillir des annotations et des références historiques à ses archives.
– Le journal couvre la période de 1952 à 1964: problèmes douloureux liés à la mort de Staline, au 20e Congrès du PCUS et à la crise des relations sino-soviétiques. Votre père était profondément inquiet de tout cela …
– J’étais très jeune et je ne sais pas exactement ce que pensait mon père. Je ne peux que confirmer ce qu’il a écrit. Les communistes français en 1957 et 1960 ont participé aux réunions internationales des partis ouvriers et communistes organisées par le PCUS. Maurice Thorez et le PCF ont donné la priorité à l’unité du mouvement communiste international. Il y avait une lutte mondiale contre le capitalisme, et les pays socialistes, les mouvements anticoloniaux de libération nationale et la classe ouvrière des pays capitalistes ont agi comme un front uni dans cette lutte.
Père considérait la scission dans le mouvement communiste comme une tragédie. D’ailleurs les tendances à la scission avaient commencé à s’esquisser encore plus tôt, avant le XXe Congrès du PCUS. Les premiers à se détacher en 1948 furent les Yougoslaves. En 1960, notre famille s’est rendue en Albanie et la tâche était alors de ramener les Albanais sur un chemin commun. Après le XXe Congrès, l’Albanie s’est tournée vers la Chine et mon père a essayé de les persuader tous les deux de revenir à l’unité. Mais il n’a pas réussi. Mon père pensait que les Chinois étaient les premiers à blâmer pour la scission. Les raisons de ce qui s’est passé peuvent être évaluées de différentes manières, mais la rupture au sein du mouvement communiste a été une tragédie.
– En 1952, votre père était l’un des derniers à avoir vu Staline et à avoir eu une conversation avec lui …
– Malheureusement, dans les archives de mon père, il n’y a aucune information sur le contenu de cette conversation. Staline a rendu visite à mon père une fois à Gagra. J’avais alors quatre ans et je me souviens de Staline comme d’un géant. Staline et mon père se consultaient très souvent et en détail. C’était très important, y compris pendant les années de guerre: c’étaient des gens partageant les mêmes idées. Mon père rendait compte à Staline de la situation en France et en Europe, ils discutaient de la tactique d’une alliance avec les gaullistes dans le mouvement de résistance.
– Y avait-il une réelle chance de parvenir à un tournant en France et de faire accéder au pouvoir les communistes dans les premières années d’après-guerre?
– On ne peut pas réécrire le passé. Les communistes ont travaillé dur pour gagner la sympathie de l’écrasante majorité de la population et changer l’équilibre des pouvoirs dans le pays. Les forces réactionnaires, et avant tout les États-Unis, ont tout fait pour regagner du terrain aux communistes. L’expulsion des communistes du gouvernement en 1947 n’était pas une confrontation interne française. Cela s’est également produit en Italie et, d’une manière légèrement différente, en Belgique. La guerre froide a commencé. Il y a eu toute une série d’attentats sur la vie du chef des communistes italiens Palmiro Togliatti, sur Jacques Duclos, ils ont tué Julien Lahaut, secrétaire général du Parti communiste belge … Beaucoup de communistes se sont retrouvés en prison, beaucoup sont morts, et en Allemagne, en 1956, le Parti communiste a été totalement interdit. Des attaques ont été menées contre les bâtiments du parti.
Y avait-il une chance de faire une révolution en 1946? Nous avons vu à quel point cela a conduit à une guerre civile sanglante en Grèce. Je pense que mon père a agi autant que possible, basé sur la conscience de la situation politique.
– L’influence de votre père sur le mouvement anticolonial est intéressante: l’Indochine française, dont le Vietnam faisait partie, et l’Algérie sont devenus des nœuds importants de la décolonisation dans les années 1950 …
– En 1923, mon père était président du Comité contre la guerre au Maroc, puis il a été emprisonné pour cela. La France étant un empire colonial dans les années 1920, les communistes invitent des représentants des colonies au Secrétariat du Parti: Ho Chi Minh est l’un des fondateurs et dirigeants du PCF. Grâce à cette tactique du parti, les communistes et les proches du Parti communiste figuraient parmi les dirigeants des mouvements de libération nationale dans de nombreuses colonies françaises. La lutte pour l’indépendance des colonies francophones était l’un des principaux thèmes du PCF: le parti réunissait les forces progressistes de tout le monde francophone. Ici, elle a largement aidé les camarades soviétiques.
Lorsque mon père est décédé, j’ai travaillé en Union soviétique. J’ai pris l’avion pour Moscou, un des membres du Politburo est venu me chercher à l’aéroport et m’a raconté sa mort. Les funérailles ont eu lieu à Paris et j’ai séjourné dans notre hôtel pour les membres du parti. C’était un hôtel pour tous les communistes du monde. Des Africains et des Sud-Américains sont venus me voir et m’ont présenté leurs condoléances. Pour eux, Maurice Thorez était l’un des chefs de file du mouvement anticolonial.
Le PCUS et le PCF se complétaient: si le PCUS était à la tête d’un grand pays – le premier État ouvrier et paysan, sous Maurice Thorez, le PCF jouait le rôle d’un avant-poste du communisme en Occident, dirigeant la lutte de la classe ouvrière et la lutte pour l’indépendance des colonies. En ce sens, le rôle du PCF de ces années était très important. Lorsque Khrouchtchev était en visite officielle en France en 1960, l’ambassadeur de l’Union soviétique S.A. Vinogradov, un ami de notre famille, a discuté avec mon père de la proposition faite par De Gaulle à Khrouchtchev de visiter l’Algérie, alors colonie française. Mais il y avait la guerre d’indépendance, et dans le sud du Sahara algérien, les Français testaient des armes nucléaires. Mon père et l’ambassadeur Vinogradov ont dissuadé Khrouchtchev de se rendre en Algérie. Ils ont dit que sa visite dans la colonie française serait un signal dangereux et déplacé pour tous les peuples du monde qui luttent pour la liberté et l’indépendance, et il les écouta.
Nos ennemis à ce jour parlent d’une certaine «main de Moscou», mais c’était loin d’être le cas. Il n’y avait rien de tel. La relation était fraternelle. Les capitalistes ne comprennent pas cela, leur niveau de pensée n’a pas atteint cela. Les États-Unis projettent leur propre diktat vis-à-vis de leurs alliés sur nos relations. Nous pensions à nos intérêts communs, pas même aux intérêts de nos partis, mais aux intérêts de nos peuples, à ce qui est important pour eux et pour leur avenir pacifique, ce qui est important pour l’humanité. Et les communistes de l’ancienne génération étaient conscients de cette responsabilité spirituelle pour le sort de leur peuple et de l’humanité.
– Quel rôle ont joué sa femme et votre mère Jeannette Vermeersch dans la vie de Maurice Thorez et dans le sort du PCF?
– Un rôle très important. Les opposants de l’aile droite du parti l’ont qualifiée de «sectaire». C’est un mensonge. Elle était une bonne tacticienne, aidait mon père à comprendre l’ambiance dans le parti, prenant part à presque toutes les réunions.
Un fait est intéressant: quand en 1946, et à cette époque, les communistes faisaient partie du gouvernement, le cabinet des ministres a refusé l’indépendance du Vietnam, c’est ma mère qui a insisté pour que le groupe PCF à l’Assemblée nationale vote pour l’indépendance du Vietnam. Ainsi, le PCF a clairement fait savoir au peuple qu’il était contre la décision du gouvernement dont il était membre, ce qui a une fois de plus renforcé son prestige. Un signal a été envoyé aux électeurs: “Nous protestons contre cette décision, mais nous pensons que la présence de communistes dans le gouvernement est nécessaire”. Ma mère était amie avec Ho Chi Minh, il a vécu chez nous pendant un certain temps.
La même chose s’est produite lors des élections municipales du Havre en 1965, alors qu’il s’agissait d’une coalition avec les socialistes dans trois grandes villes. Les socialistes voulaient obtenir les trois mairies, mais ma mère a dit: “Un poste de maire pour vous, un pour nous et un pour un candidat sans-parti.” Les socialistes ont protesté, et ma mère a demandé à L’Humanité de publier une déclaration sur le comportement des socialistes, ce que les communistes proposaient, et que le PCF dans ces conditions irait aux élections seul, sans coalition. En conséquence, nous avons gagné dans les trois villes.
Et aussi elle a joué un rôle important en 1968, lorsqu’elle a quitté le Bureau politique après la mort de mon père. Elle s’est vivement opposée à la déclaration publiée par le Comité central du PCF, dans laquelle la direction du parti s’est déclarée “perplexe” face à l’intervention des troupes des pays du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie après les événements de Prague. Elle soutenait l’Union soviétique et pensait qu’il ne fallait pas laver le linge sale en public et montrer un désaccord dans ses propres rangs face à l’ennemi de classe. Pour elle, le précédent tchécoslovaque était très dangereux. Elle n’était pas enthousiaste à propos de l’entrée des troupes, la considérant comme un événement tragique, mais elle se demandait tout d’abord comment il avait pu arriver que Dubcek avec ses thèses soit sur la crête de la vague, et croyait qu’à certains stades les mécanismes de défense n’avaient pas fonctionné. Elle était contre le révisionnisme.
Nous ne devons pas oublier qu’à cette époque, les femmes des pays occidentaux devaient lutter dur pour leurs droits. Jeannette Vermeersch était un symbole du mouvement des femmes en France.
– En 1976, après le XXIIe Congrès du PCF, vous vous êtes retiré des activités du parti pendant un certain temps, car vous pensiez que le rejet du principe de la dictature du prolétariat porterait un coup aux fondations du parti …
– Dès le XVIIe Congrès du PCF, une discussion sur l’expression «dictature du prolétariat» a éclaté. Ma mère a alors suggéré de remplacer le concept de «dictature du prolétariat» par «démocratie ouvrière», car certains membres du Bureau politique doutaient de l’attrait du mot «dictature» pour de larges couches de la population. C’était l’après-guerre… Au congrès, mon père s’est opposé à elle en disant: «Camarade Jeannette, d’un côté, tu as raison, nous ne sommes pas pour la dictature – c’est un concept négatif, mais nous sommes pour la dictature du prolétariat en réponse à la dictature de la bourgeoisie, car il n’y a pas d’autre moyen de la briser ». Et il a expliqué que l’État est déjà une dictature, qu’en évitant ce mot, nous fermons les yeux sur l’essence de ce phénomène et sur la nécessité de sa transformation socialiste ultérieure. Le principe de la dictature du prolétariat et la phrase ont été abandonnés. Mais quand la dictature du prolétariat a été abandonnée en 1974, il s’agissait d’autre chose: Georges Marchais a non seulement supprimé le mot «dictature», mais a aussi abandonné le principe même de comprendre l’État bourgeois comme le représentant des intérêts de classe et de la nécessité de le briser. En conséquence, pendant plusieurs années consécutives, je suis resté sans parti.
La dictature du prolétariat est l’un des éléments clés de notre théorie, c’est-à-dire marxiste-léniniste. L’État lui-même n’est pas neutre, il n’agit pas en tant qu’arbitre, c’est une utopie, il reflète toujours le pouvoir d’une classe.
– Liez-vous les problèmes auxquels le PCF a été confronté au cours des 20 à 30 dernières années avec la tactique de l ‘«eurocommunisme» ou avec la destruction de l’Union soviétique?
– Tout est interconnecté. En France et dans les pays occidentaux, une pression idéologique très forte est exercée par les médias et la publicité… Dans le même temps, une image négative des communistes se crée. Nous avons été et restons l’ennemi numéro un de la classe dirigeante. Il suffit de dire que vous êtes communiste et vous serez attaqué et accusé d’être contre la liberté du peuple, pour le goulag, etc. Bien que ces astuces ne fonctionnent plus comme avant, les jeunes ne s’y laissent plus prendre. Mais pendant ces années-là, cela a fonctionné. Et le parti, au lieu de se battre et de prouver son innocence, s’est excusé, a abandonné les positions les unes après les autres pour plaire à «l’opinion publique». Cela a conduit à son effondrement.
Le déclin du PCF a commencé avant l’effondrement de l’URSS, ce processus se déroulait partout: la pression externe augmentait, en même temps, le révisionnisme interne grandissait. Cela s’est produit dans le PCUS lui-même. Vous comprenez, lorsque le secrétaire général du Comité central du PCUS veut rencontrer Bush père pour négocier sur la prévention de la guerre nucléaire, c’est nécessaire pour préserver la paix. Mais quand le secrétaire général dit que le président des États-Unis est son ami et qu’il y a entre eux de l’amour (rires), alors c’est une question complètement différente. Il est clair que les politiciens sont aussi des personnes, et le même Bush père ou Nixon peuvent sembler être de bonnes personnes, mais nous ne devons pas oublier le genre de système qu’ils représentent, alors qu’ils l’avaient oublié.
– Avez-vous des espoirs pour la restauration de l’ancien puissance du PCF?
– Je suis optimiste. Je n’aime pas le mot espoir. J’ai la volonté, et le pays a les conditions appropriées, la France a besoin de communistes. Notre secrétaire national, Fabien Roussel, est engagé dans une entreprise vaste et complexe.
La crise actuelle prouve que le système capitaliste ne peut pas faire face au développement des événements. Quand il n’y a pas assez de doses de vaccin parce qu’une firme pharmaceutique produit moins pour gonfler le prix du marché, alors le système capitaliste est évidemment anti-humain. En Russie, vous avez vous-mêmes vu ces «miracles du marché».
Le capitalisme ne donne absolument rien à l’humanité. Le fait que les fabricants de vaccins fabriquent des milliards à partir de vaccins, en limitant leur accès et en mettant en danger la santé publique, a donné à beaucoup une idée de la vraie nature du système capitaliste. Mais en même temps, de nombreuses personnes qui comprennent l’inanité des relations capitalistes ne sont pas encore prêtes à rejoindre notre parti. D’autres critiques du mode de vie capitaliste ne critiquent pas le système social, mais ses lacunes. Ils voudraient «humaniser» le système capitaliste, mais c’est impossible.
Bien sûr, nous souffrons beaucoup de l’absence de l’URSS, de l’Organisation du Pacte de Varsovie, du CAEM, qui nous a servi de puissant soutien, de phare … Jusqu’à la disparition de l’URSS, son projet était une révolution mondiale. L’Union soviétique s’est construite sur cette idée, sur la solidarité des travailleurs. Il suffit de citer l’exemple du soutien soviétique apporté aux communistes d’Espagne pendant la guerre civile et aux combattants pour l’indépendance de l’Algérie … Qui a sorti les blessés algériens? Personne n’a jamais écrit à ce sujet. Le bateau sur lequel j’ai servi les a emmenés en Union soviétique pour y être soignés … Qui a soutenu Cuba? Les missiles à Cuba étaient là pour défendre Cuba en premier lieu, et le refus de déployer des missiles n’était pas une perte, mais une condition qu’en échange, les Américains relâcheraient leur pression sur l’île. Et s’ils avaient touché Cuba, alors des sous-marins auraient surgi et des missiles auraient volé … On ne plaisantait avec l’Union soviétique,ni avec les pays frères. Et c’était là la grande force des opposants à l’impérialisme.
Et comment l’URSS a soutenu le Vietnam! Nous, communistes français, avons collecté des fonds pour l’aide humanitaire et avons chargé deux bateaux. Et combien de navires pour aider le Vietnam ont été envoyés chaque semaine depuis les ports d’Odessa, Vladivostok et Leningrad? Quand j’ai été soigné à Moscou à l’hôpital clinique central – c’était à l’époque du pouvoir soviétique – des partisans d’Amérique du Sud, d’Afrique étaient soignés avec moi … L’URSS a aidé tous les mouvements progressistes et tous les pays gratuitement. Si l’Union soviétique avait un intérêt national, dont les Russes sont souvent accusés, elle aidait l’humanité.
– Jusqu’en 1992, vous avez participé à l’Association d’amitié France-URSS, et en 1992, lorsque l’URSS s’est effondrée, vous êtes devenu l’un des fondateurs de la Société des amis du peuple de Russie. Qu’est-ce qui vous relie à la Russie?
– L’Association d’amitié France-URSS était très forte. Le comité du Havre comptait à lui seul plus de 500 membres. Notre section était dirigée par le professeur d’anglais Jean Justiniani, qui n’était pas membre du PCF, mais sympathisait avec nous. Il adorait l’Union soviétique, et nous avions des liens très étroits: Le Havre a un jumelage avec Léningrad, nous n’avons pas passé une journée dans le port sans que les navires soviétiques y accostent. Nous tenions des réunions avec la population, faisions du porte-à-porte et organisions des matchs de football.
J’ai beaucoup d’amis en Russie, y compris parmi les anciens marins. Beaucoup d’entre eux vivent à Leningrad. Il est plus difficile de maintenir des contacts avec mes camarades qui ont servi dans la Compagnie maritime de la Mer Noire – après les événements ukrainiens, nous nous voyons à peine. J’ai des amis géographes, enfin, et d’autres gens du Pays des Soviets, avec qui la vie m’a rapproché …
Je suis très curieux d’observer le développement de la Russie. En tant que géographe, une règle m’est chère: «Montre-moi comment tu as organisé ton territoire, et je te dirai qui tu es». Cela implique de comprendre la société en termes d’espace qu’elle crée. Mon fils est aussi géographe, et quand il venait de commencer ses études, nous sommes allés en Union soviétique, à Leningrad. Et il m’a demandé: «Où sont les régions bourgeoises ici? Où vivent les ouvriers? » Cette division n’existait pas. Dans le quartier universitaire de Moscou, l’académicien de l’Académie des sciences de l’URSS et la femme de ménage qui y travaillait recevaient des appartements dans le même bâtiment. C’était l’un des principes du socialisme. Mais maintenant, la situation est différente: les gens ordinaires sont lentement éloignés du centre-ville, il y a une stratification sociale des villes – la société n’est plus la même. Mais il y a aussi des processus inverses, il y a de la nostalgie pour l’Union soviétique. Au cours des années du pouvoir soviétique, un autre type de relations humaines s’est développé, car la révolution a à un moment détruit la conscience bourgeoise. Tandis que le capitalisme déforme la conscience.
– Votre père a pu rassembler autour de lui l’avant-garde de l’intelligentsia française: Pablo Picasso, Fernand Léger, Louis Aragon étaient des membres actifs du PCF. Comment avez-vous obtenu leur soutien?
– Le processus révolutionnaire affecte toutes les sphères de l’activité humaine. L’événement principal qui a déterminé le cours du XXe siècle a été la Grande Révolution socialiste d’octobre. C’est elle qui a conduit à l’essor de la littérature, de l’art, du cinéma, du théâtre, de l’architecture. Elle a ouvert un nouveau monde. Cela se reflétait à Paris, qui était alors la capitale des arts. Les forces progressistes voyaient l’avenir dans le communisme, dans la Troisième Internationale. La sympathie pour l’URSS les a conduits aux rangs du PCF. Henri Barbusse, Romain Rolland a soutenu ce mouvement. Mon père a compris l’importance de l’art dans la promotion des idées communistes. Louis Aragon et sa femme Elsa Triolet, sœur de Lily Brik ont joué un rôle très important dans l’établissement de liens culturels. Maïakovski et Chostakovitch ont eu une influence colossale sur Aragon et Picasso, et Eisenstein a transformé la vision de l’art dans les pays occidentaux avec son cinéma.
– Mais il est également intéressant que Thorez et Aragon, qui était à la tête de la section intellectuelle du PCF, se soient battus contre les tendances petites-bourgeoises dans l’art et la littérature. Leurs adversaires à l’époque étaient les notoires Simone Beauvoir et Jean-Paul Sartre, que Thorez accusait d’individualisme.
– Ces dirigeants ont choisi une position qui leur convenait: critiquer la société capitaliste, les traditions bourgeoises et en même temps être anticommunistes. Lorsque la révolution a eu lieu à Cuba, leur entreprise a soutenu ce processus, et quand la question s’est posée de construire le socialisme là-bas et de résoudre des problèmes spécifiques, ils ont déserté. C’est un refus purement individualiste de la réalité. Pour mes parents, il n’y avait pas de pire malédiction que «petit-bourgeois», «philistin». L’intelligentsia petite-bourgeoise bloque le développement social.
– Que doit faire par le PCF pour rétablir des liens étroits avec la classe ouvrière, pour confirmer son statut d’avant-garde?
– S’implanter à nouveau dans les entreprises,ce sur quoi travaille actuellement le PCF. C’est un long processus, mais si nous ne le menons pas à bout, nous n’obtiendrons rien …
Et un retour au centralisme démocratique est également nécessaire. Le parti doit agir comme une seule personne. Et si nous avons commis une erreur, nous devons dire que nous nous sommes trompés. Il est clair qu’il devrait y avoir des discussions internes au parti, elles nous enrichissent. Mais si une décision est prise, alors tout le monde doit s’y conformer, sinon nous ne sommes pas un parti communiste. Les travailleurs nous faisaient confiance parce que nous appuyions nos déclarations par des actions concrètes. Au Havre, par exemple, nous nous opposons à ce que soient examinés plusieurs projets de résolution alternatifs de congrès. Il ne devrait y avoir qu’un seul projet de résolution: nous pouvons en débattre et l’enrichir collectivement. S’il y a différentes factions dans un parti, alors ce n’est pas un parti communiste. Les décisions doivent être prises ensemble, en une seule unité. C’est du centralisme démocratique. Et chaque communiste devrait sentir qu’il ne distribue pas seulement des tracts et colle des affiches, mais qu’il fait partie du cerveau collectif du parti, qu’il fait partie d’un tout unique – notre mouvement vers l’avant.
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pam
merci à pierre pour ce témoignage qui confirme une urgence, et aide à y répondre.. sortir de l’autophobie communiste et retisser les liens avec notre histoire. Rien n’est fait, mais c’est un enjeu décisif pour Fabien Roussel…