Réponse de François Potier à Jean-Claude Delaunay (Zhehai)
J’ai beaucoup apprécié tes trois textes. Comme je te l’ai écrit, leur contenu est très
riche et permet de bien replacer la problématique étudiée dans l’évolution des forces
productives avec les technologies du numérique, ce que je n’avais pas vu dans
mon questionnement initial.
1 Le Système de Crédit Social (1) par J.C Delaunay (site de
Danielle Bleitrach, Histoire et Société) :
LE SYSTEME DE CREDIT SOCIAL EN CHINE par Jean-Claude Delaunay (1) |
Histoire et société (histoireetsociete.com)
Tu commences par poser le problème : « la révolution numérique, et les technologies qui
vont avec, bouleversent la vie des sociétés dans lesquelles nous vivons sans que nous ne nous
en rendions tout à fait compte ».
Puis tu précises (en reprenant ta formulation dans un de tes commentaires) :
« Il est clair, que dans une société de type capitaliste, la mise en œuvre de la révolution
numérique et des techniques associées présente de graves dangers.
Mais les membres d’une société de type socialiste sont-ils à l’abri de semblables menaces ?
Quelles sont les conditions devant être respectées pour que ces nouvelles technologies
protègent aussi bien les individus que la société tout en contribuant à l’harmonie sociale ?
Quelles réflexions cela nous suggère-t-il pour la France ? ».
Puis tu enchaînes sur le processus d’apparition du Système de Crédit Social en
Chine :
« Quand Xi Jinping arrive au pouvoir, la situation n’est pas brillante en Chine au plan de la
corruption. … A cette époque, il se produisait un phénomène très particulier, celui de la
chasse au corrompu, via internet.
… Cela voulait dire, concrètement, qu’il ne suffisait pas de contrôler les entreprises pour
maîtriser la corruption, qui est une sale affaire dans un pays socialiste, et qu’il fallait étendre
le processus. Il était malsain, par ailleurs, que l’Etat (le PCC) ne fasse pas son travail. Quant
aux organisations du genre Croix Rouge, etc., c’était évident. Il y a eu de gros scandales à ce
propos. »
Tu décris en détail les caractéristiques de ce Système de Crédit Social avant d’en
esquisser une explication générale de son existence pour finir par ce commentaire :
« Bref, je crois que nous devons adopter un système de ce genre, y penser en tout cas. Je crois
que l’extension du contrôle aux individus doit être évité. Il y a d’autres moyens, et nous ne
devons pas être « technico-dépendants ».FP – réponse à JC Delaunay / Chine – SCS 2
Je te suis complètement dans tout ton raisonnement. Mais je ne peux que
m’interroger sur :
• la généralisation à toutes les personnes physiques (comme toi, dans ton
commentaire) ;
• la possibilité concrète, donnée à tous les individus concernés, de retrouver
un état normal de liberté ;
• la mise en place de procédures pérennes pour « contrôler les
contrôleurs ».
2-Le Système de Crédit Social (3) par J.C Delaunay (site de
Danielle Bleitrach, Histoire et Société) :
Je trouve ce chapitre très instructif. Tu y reprends d’ailleurs des développements
décrits dans ton dernier livre. Cette thèse mériterait, selon moi, un exposé complet
devant des « camarades français ».
C’est pourquoi, je n’ai pas sélectionné quelques-unes de tes phrases car je
considère que TOUT ce paragraphe est l’esquisse d’une thèse cohérente qui mérite
attention.
Je note évidemment la pertinence de ta phrase :
« La Chine sera, en toute vraisemblance, le premier pays socialiste, en même temps que le
premier pays, à lui donner une dimension globale, détachée du service du capital. Cela ne
dispense pas, au contraire, d’en explorer encore la dimension politique et philosophique.
C’est bien de mettre en place des instruments puissants de contrôle social, ou de surveillance
sociale. Mais la question, aussi classique qu’attendue, demeure : « Qui va contrôler
les contrôleurs ?».
3 Le Système de Crédit Social (3) par J.C Delaunay (site de
Danielle Bleitrach, Histoire et Société) :
J.Cl. Delaunay : LE SYSTÈME DE CRÉDIT SOCIAL EN CHINE (3) | Histoire et
société (histoireetsociete.com)
Effectivement, ce 3ème texte ouvre le plus de perspectives.
Comme tu le dis :
« Cela dit, bien des questions restent en suspens, et notamment celle de savoir comment
contrôler les contrôleurs ? Que devient l’individualité, mais aussi l’exploitation
du travail, dans ce contexte technique ? On voit bien l’intérêt immédiat d’un tel système
dans un pays comme la Chine. L’intérêt immédiat d’un tel système est de contrôler et de
conduire à l’obéissance les ennemis de la nation et de la société.
Mais est-ce le seul intérêt ? C’est ici que l’on peut, notamment, faire intervenir le marxisme.
D’abord cette théorie n’est pas centrée sur une approche étroite des problèmes soulevés par FP – réponse à JC Delaunay / Chine – SCS 3
la préservation de la liberté individuelle. Il faut considérer le couple (individu/société) et pas
seulement l’individu. Ensuite, cette théorie est fondamentalement une théorie du travail et de
son exploitation. Être marxiste suppose de ne pas séparer l’analyse des libertés individuelles
et collectives de celle du travail dans un certain contexte de rapports sociaux. Enfin, cette
théorie oriente la réflexion vers la transformation du présent en s’efforçant de lui donner une
perspective de moyen/long terme. »
Là aussi, je ne reprends pas certaines de tes phrases. Car TOUT ce paragraphe est
l’esquisse d’une thèse cohérente qui mérite attention. Cette thèse mériterait aussi,
selon moi, un exposé complet devant des « camarades français ».
4 “At last but not least”
Pour finir, sans épuiser la réflexion, peut-être serait-il intéressant de raccrocher ce
que tu écris aux deux points d’analyse suivants :
1 – le concept de « general intellect » (intellect général) du passage le
« Fragment sur les machines » des Grundrisse
« General intellect » – intelligence générale / intelligence sociale (Grundrisse1
Le « Fragment sur les machines »
Après avoir rappelé que le « quantum de travail employé » est le « facteur décisif de la production
de la richesse », Marx ajoute (bas de la page 660) :
« Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle
dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des
agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance
efficace –n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les
produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie,
autrement dit de l’application de cette science à la production ».
Marx poursuit (bas de la page 662), en parlant des machines, locomotives, chemins de fer,
télégraphes électriques, métiers à filer automatiques, etc. :
« Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme : de la force du savoir
objectivée. Le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la
connaissance, est devenue force productive immédiate, et, par suite, jusqu’à quel point les
conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle du general
intellect (intellect général), et sont réorganisées conformément à lui. Jusqu’à quel degré les
forces productives sociales sont produites, non seulement sous la forme du savoir, mais comme
organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie. »
Je pense d’ailleurs que les ingénieurs informaticiens (dont j’ai fais partie) et les
techniciens du numérique sont membres à part entière du prolétariat et
absolument pas de la « petite bourgeoisie » comme beaucoup de camarades le
pensent (alors qu’un professeur de l’enseignement public, par exemple, fait partie
de la petite bourgeoisie).
1 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse » (éditions sociales, Jean-Pierre
Lefebvre)FP – réponse à JC Delaunay / Chine – SCS 4
2 – le concept de « contradiction antagoniste » et « contradiction nonantagoniste » comme décrit par Mao Zedong dans « De la contradiction »
La place de l’antagonisme dans la contradiction (De la contradiction2 )
« Dans le problème de la lutte des contraires est incluse la question de savoir ce qu’est
l’antagonisme. À cette question, nous répondons que l’antagonisme est l’une des formes et non
l’unique forme de la lutte des contraires.
Dans l’histoire de l’humanité, l’antagonisme entre les classes existe en tant qu’expression
particulière de la lutte des contraires
… Les contradictions et la lutte sont universelles, absolues, mais les méthodes pour résoudre les
contradictions, c’est-à-dire les formes de lutte, varient selon le caractère de ces contradictions :
certaines contradictions revêtent le caractère d’un antagonisme déclaré, d’autres non.
Suivant le développement concret des choses et des phénomènes, certaines contradictions
primitivement non antagonistes se développent en contradictions antagonistes, alors que
d’autres, primitivement antagonistes, se développent en contradictions non antagonistes.
… Mais dans un pays socialiste et dans nos bases révolutionnaires, ces contradictions
antagonistes sont devenues non antagonistes et elles disparaîtront dans la société communiste.
Lénine dit : « Antagonisme et contradiction ne sont pas du tout une seule et même chose. Sous
le socialisme, le premier disparaîtra, la seconde subsistera. ». Cela signifie que l’antagonisme n’est
qu’une des formes, et non l’unique forme, de la lutte des contraires, et qu’il ne faut pas employer
ce terme partout sans discernement. »
Ne serait-ce pas une piste pour faire la différence entre les différents traitements
individuels dans le cadre du Système de Crédit Social ?
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