Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Équateur : Proche des États-Unis, l’oligarchie locale tente d’étouffer tout gouvernement progressiste

Vijay Prashad est un historien, journaliste, commentateur et intellectuel marxiste indien. Il est un directeur exécutif de Tricontinental: Institute for Social Research et le rédacteur en chef de Left Word Books. Prashad est un marxiste et se présente comme tel et il est un co-fondateur du Forum des gauchistes indiens (FOIL). Ses vues sur le capitalisme sont le plus clairement résumées dans son livre Fat Cats et Running Dogs. Il a mené des combats non sans provocation par exemple contre mère Thérésa dans laquelle il voit la mauvaise conscience bourgeoise et l’acceptation de la « règle cruelle du capital », il a également déclaré que les communistes de Calcutta étaient les « vraies Mères Theresa sans nom qui mènent le travail nécessaire vers le socialisme, pour l’élimination de la pauvreté pour toujours » Il a établi un lien entre le combat des communistes indiens, les peuples arabes, en particulier les Palestiniens et les indiens d’Amérique latine. On lui a reproché d’avoir comme ennemi principal Israël et, comme Morales lui-même, d’être plus antisémite qu’anti-capitaliste ou anti-USA. Mais quand on mesure le rôle d’Israël, l’intervention de l’armée israélienne, joué dans le soutien aux dictatures qu’il s’agisse de Bolsonaro ou dans les descendants de Barbie en Bolivie, on se dit que l’extrême-droite israélienne n’a pas craint de soutenir des nazis contre les peuples. Et pourtant la facilité de l’antisémitisme, dont il n’y a pas trace dans cet article traduit et publié par les Crises, affaiblit les combats et devient à son tour la possibilité de diviser sur de pseudobases ethniques comme on le voit dans la manipulation actuelle des indigènes en Equateur. (note de Danielle Bleitrach)

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Source : Consortium News, Vijay Prashad

Traduit par les lecteurs du site Les Crises

Vijay Prashad décrit les mesures que les États-Unis et l’oligarchie locale d’Equateur ont prises pour étouffer tout gouvernement progressiste.

Le volcan Imbabura dans les Andes équatoriennes. (David Adam Kess, Wikimedia Commons)

En 2019, 613 millions d’Indiens ont voté pour nommer leurs représentants la chambre basse du parlement en Inde (Lok Sabha). Pendant la campagne électorale, les partis politiques ont dépensé 60 000 crores (environ 8 milliards de dollars), dont 45 % ont été dépensés par le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti au pouvoir ; le BJP a remporté 37 % des suffrages, ce qui s’est traduit par 303 sièges sur les 545 de la Lok Sabha. Un an plus tard, 14 milliards de dollars ont été dépensés pour les élections présidentielles et législatives américaines, avec le parti démocrate comme grand gagnant tant au niveau des élections que des dépenses. Il s’agit là de sommes considérables, dont l’emprise sur le processus démocratique est désormais évidente. Est-il encore possible de parler de « démocratie » en passant sous silence l’érosion de l’esprit démocratique par cette avalanche d’argent ?

L’argent inonde le système, ronge la loyauté des politiciens, corrompt les institutions de la société civile et façonne les récits des médias. Que les classes dominantes de notre monde possèdent les principaux moyens de communication et que ces moyens façonnent la façon dont les gens décryptent le monde qui nous entoure revêt une réelle importance. Bien que la Déclaration universelle des droits humains des Nations Unies affirme que « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression » (article 19), le constat est clair, la concentration des médias dans les mains de quelques entreprises limite la liberté de « communiquer des informations et des idées par tout moyen ».

C’est pourquoi Reporters sans frontières a mis en place un Observatoire de la propriété des médias qui retrace la concentration des médias détenus par les entreprises, ce qui leur permet de mener un programme politique au sein des systèmes de gouvernement existants.

Aijaz Ahmad, chercheur confirmé à Tricontinental : Institut pour les recherches sociales, soutient que dans le cadre des projets politiques d’extrême droite il est possible à celle-ci de faire avancer son programme par le biais des institutions démocratiques, puisque les structures politiques de ces pays – des États-Unis à l’Inde – ont connu une érosion considérable de leur caractère démocratique. Comme l’explique Ahmad, l’extrême droite dans des pays tels que les États-Unis et l’Inde ne remet pas en cause la forme démocratique libérale et constitutionnelle des institutions, mais gangrène les institutions formelles en transformant la société « dans tous les domaines de la culture, de la religion et de la civilisation ».

Guerre juridique et Amérique Latine

En Amérique latine, l’extrême droite a utilisé toutes les armes pour délégitimer ses adversaires, notamment en utilisant de manière malveillante des lois parfaitement adaptées contre la corruption pour cibler les dirigeants de la gauche. C’est une stratégie appelée « lawfare » [guerre juridique, usage stratégique du droit pour combattre un ennemi y compris de l’intérieur, NdT] où la loi est utilisée – souvent en l’absence de preuve – pour évincer les dirigeants de gauche démocratiquement élus ou pour les empêcher de se présenter aux élections.

Le musicien Roger Waters parle avec l’auteur des agissements nocifs de Chevron en Équateur.

La guerre juridique a été utilisée pour destituer le président hondurien José Manuel Zelaya en 2009, le président paraguayen Fernando Lugo en 2012 et la présidente brésilienne Dilma Rousseff en 2016. Ces dirigeants ont tous été victimes de coups d’État judiciaires.

L’ancien président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, s’est vu refuser le droit de se présenter à la présidence en 2018 par un procès sans aucun fondement, alors que tous les sondages prédisaient sa victoire. L’ancienne présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner, a été confrontée à une série d’affaires à partir de 2016, qui toutes, l’ont empêchée de se représenter en 2019 (elle est actuellement vice-présidente, ce qui témoigne de sa popularité dans le pays).

L’Équateur délégitime toute la gauche

En Équateur, l’oligarchie a utilisé les techniques de la guerra jurídica (« guerre juridique ») pour délégitimer toute la gauche, en particulier l’ancien président Rafael Correa (2007-2017).

Correa a été accusé de corruption – avec la notion bizarre d’« influence psychique » (influjo psíquico) à la base de l’affaire. Il a été condamné à une peine de huit ans de prison qui l’a empêché de se présenter aux élections en Équateur.

Pourquoi Correa était-il une abomination tant pour la classe dominante de l’Équateur que pour les États-Unis ? La révolution citoyenne que Correa a menée a adopté une constitution progressiste en 2008, laquelle a mis le principe du « bien vivre » (buen vivir en espagnol et sumak kawsay en quechua) au cœur de son action. Les investissements du gouvernement pour renforcer les droits sociaux et économiques se sont accompagnés d’une répression de la corruption des entreprises (y compris des multinationales). Les revenus du pétrole n’étaient pas placés dans des banques étrangères, mais utilisés pour investir dans l’éducation, les soins de santé, les routes et autres infrastructures de base. Sur les 17 millions d’habitants que compte l’Équateur, près de 2 millions de personnes ont été arrachées à la pauvreté pendant les années Correa.

Le gouvernement de Correa était une aberration pour les multinationales – telles que la compagnie pétrolière américaine Chevron – et pour l’oligarchie équatorienne.

Le dangereux dossier contre Chevron pour l’indemnisation de l’Équateur, amené avant l’entrée en fonction de Correa, a néanmoins rencontré une résistance farouche de la part du gouvernement de Correa.

La campagne Dirty Hand (Mano Negra) a exercé une énorme pression internationale contre Chevron, qui a travaillé en étroite collaboration avec l’ambassade américaine à Quito et le gouvernement américain pour saper Correa et sa campagne contre le géant pétrolier.

L’acteur américain Danny Glover s’est rendu en Équateur en 2013 dans le cadre de la campagne « Chevron’s Dirty Hand » [les mains sales de Chevron, NdT], qui a fait connaître la contamination laissée par la compagnie d’énergie américaine dans des bassins cachés de déchets toxiques en Amazonie équatorienne. (Cancillería Ecuador, CC BY-SA 2.0, Wikimedia Commons)N on seulement ils voulaient éliminer Correa, mais ils voulaient aussi éliminer tous les gauchistes, appelés aussi Correistas en abrégé.

Lenín Moreno, autrefois proche de Correa, a accédé à la présidence en 2017, a changé de camp, est devenu le principal instrument de fragmentation de la gauche équatorienne et a livré l’Équateur à ses élites et aux États-Unis.

Le gouvernement de Moreno a vidé le secteur public de sa substance en dé-finançant l’éducation et les soins de santé, en supprimant les droits du travail et du logement, en tentant de brader la capacité de raffinage équatorienne et en déréglementant certains secteurs du système financier.

L’effondrement des prix du pétrole qui a entraîné une réduction des subventions pétrolières, un prêt important du Fonds Monétaire International au prix de mesures d’austérité et une mauvaise gestion de la pandémie ont porté atteinte à la légitimité de Moreno. Une conséquence de ces politiques a été l’effroyable réponse de l’Équateur à la pandémie, qui se traduit par des accusations de sous-estimation délibérée de quelque 20 000 décès dus à la Covid-19.

Pour s’attirer les faveurs des États-Unis, Moreno a expulsé le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, de l’ambassade de l’Équateur à Londres, arrêté le programmeur informatique et défenseur de la vie privée Ola Bini sur la base d’un dossier concocté de toutes pièces, et a lancé une attaque frontale contre les Correistas.

L’organisation politique des Correistas a été démantelée, ses dirigeants arrêtés et toute tentative de regroupement pour les élections refusée. Un exemple en est la Force de compromis social ou Fuerza Compromiso Social, que les Correistas ont utilisée pour se présenter aux élections locales en 2019. Cette plate forme a été interdite en 2020.

20 juillet 2019 : le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, à gauche, avec le président équatorien Lenin Moreno, à Guayaquil, en Équateur. (Département d’Etat, Ron Przysucha)

Un référendum en février 2018 a été organisé dans le pays, permettant au gouvernement de détruire les structures démocratiques constituées par le Conseil national électoral (CNE), la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, le Conseil de la magistrature, le procureur général, le contrôleur général et d’autres encore. La démocratie a été vidée de sa substance.

Un mois avant l’élection présidentielle du 7 février 2021, il paraissait très clair que dans une élection équitable, le candidat de gauche, Andrés Arauz Galarza, l’emporterait. Une série de sondages a indiqué qu’Arauz gagnerait dès le premier tour dépassant le seuil des 40 % des voix.

Arauz (35 ans) est un candidat séduisant qu’on ne peut soupçonner de la moindre once de corruption ou d’incompétence tout au long de ses dix années de service à la Banque centrale et en tant que ministre au cours des deux dernières années turbulentes du gouvernement de Correa. Lorsque Correa a quitté ses fonctions, Arauz est parti pour le Mexique pour suivre un doctorat à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). L’oligarchie a utilisé tous les moyens pour bloquer sa victoire.

Andrés Arauz Galarza

Andrés Arauz Galarza en 2015. (Ministère coordinateur des connaissances et des talents humains, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Le 14 janvier, la Société financière américaine pour le développement international (DFC) a accordé à l’Équateur un prêt de 2,8 milliards de dollars devant servir à rembourser la dette de l’Équateur envers la Chine et à garantir que l’Équateur s’engage à rompre ses liens commerciaux avec la Chine.

Sachant qu’Arauz pourrait gagner, les États-Unis et l’oligarchie de l’Équateur ont décidé de contraindre le pays andin à un arrangement qui pourrait étouffer tout gouvernement progressiste.

Créé en 2018, le DFC a développé un projet appelé America Crece ou « Croissance dans les Amériques », dont le cadre politique tout entier vise à écarter les entreprises chinoises de l’hémisphère américain.

Depuis, Quito a adhéré au « Clean Network » de Washington, un projet du Département d’État américain visant à obliger les pays à construire des réseaux de télécommunications sans qu’un fournisseur de télécommunications chinois y participe. Cela s’applique en particulier aux réseaux à haut débit de cinquième génération (5G). L’Équateur a rejoint le « Clean Network » en novembre 2020, ce qui a ouvert la porte au prêt du DFC.

Correa a tiré 5 milliards de dollars des banques chinoises pour améliorer les infrastructures de l’Équateur (notamment pour la construction de barrages hydroélectriques) ; la dette extérieure totale de l’Équateur est de 52 milliards de dollars.

Moreno et les États-Unis ont dépeint les fonds chinois comme un « piège à dette », bien qu’il n’y ait aucune preuve que les banques chinoises n’aient pas été accommodantes. Au cours des six derniers mois de 2020, les banques chinoises se sont montrées prêtes à suspendre le remboursement des prêts jusqu’en 2022 (cela inclut un retard dans le remboursement du prêt de 474 millions de dollars à l’Export-Import Bank of China et du prêt de 417 millions de dollars à la China Development Bank).

Le ministre des finances équatorien indique que, pour l’instant, il est prévu que le remboursement commence en mars 2022 et se termine en 2029. C’est sur Twitter que Moreno a annoncé ces deux reports d’échéances. Aucune mesure agressive n’a été prise par ces deux banques ni par aucune autre entité financière chinoise.

Fondamentalement, le prêt de la DFC a pour objectif de saboter une présidence Arauz. Ce conflit contre la Chine imposé par les États-Unis en Amérique latine fait partie d’un plan beaucoup plus vaste. Le 30 janvier, Tricontinental : Institute for Social Research a organisé un séminaire aux côtés de l’Instituto Simón Bolívar, de l’ALBA Social Movimientos et de la plate forme No Cold War pour mener une réflexion quand au champ de bataille latino-américain de cette guerre hybride.

Parmi les intervenants figuraient Alicia Castro (Argentine), Eduardo Regaldo Florido (Cuba), João Pedro Stedile (Brésil), Ricardo Menéndez (Venezuela), Monica Bruckmann (Pérou/Brésil), l’ambassadeur Li Baorong (Chine) et Fernando Haddad (Brésil).

Malgré l’affaiblissement de la démocratie, les élections demeurent un des fronts de la compétition politique, et dans cette compétition, la gauche se bat pour insuffler un esprit démocratique. Le meilleur moyen pour faire ressortir la substance de ce conflit est peut être la poésie. De la riche tradition de pensée émancipatrice de l’Équateur est né l’écrivain communiste Jorge Enrique Adoum. Voici un extrait de son très intense poème, Fugaz retorno (Retour d’un fugitif) :

Et nous avons couru, comme deux fugitifs,

Jusqu’aux rives escarpées où les étoiles

Venaient se briser. Les pêcheurs nous ont raconté

Leurs nombreuses victoires nombreuses dans des contrées voisines.

Et nos pieds se sont mouillés de la rosée de l’aube,

Riches de ces racines qui étaient nôtres et celles du monde.

« C’est quand le bonheur ? » demande le poète. Demain. Ne sommes-nous pas tous en quête de ce lendemain ?

Vijay Prashad, historien, journaliste et commentateur indien, est le directeur exécutif de Tricontinental : Institute for Social Research et le rédacteur en chef de Left Word Books.

Source : Consortium News, Vijay Prashad, 05-02-2021

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