Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Témoignage sur le contexte de Tian’anmen – en passant par la Hongrie …(3)

Mille neuf cent quatre-vingt-neuf : l’illusion d’un socialisme
avec les avantages du libéralisme

C’est le titre du chapitre de mes mémoires dans lesquelles l’affaire du Tien’anmen n’apparait qu’en toile de fond. Mais le contexte est brossé. Dans la conférence à laquelle j’assiste et qui consacre la fin du socialisme hongrois sur un modèle qui a été reproduit partout (donc pas de génération spontanée), les délégués soviétiques qui viennent nous tenir un discours gorbatchévien, se rendent en Chine et vont donc y être au moment du Tien’anmen. Donc ils sont là au moment où “le rideau de fer” est coupé en Hongrie et ils seront comme par hasard en Chine pour la même révolution de couleur, celle prévue au Tien’anmen. Voici donc l’extrait de mes mémoires. J’annonce dans ce chapitre ce que je traiterai dans la troisième partie, l’eurocommunisme et ce que j’avais découvert en Italie. C’est dans ce contexte que le parti communiste chinois choisit d’empêcher la révolution de couleur made in USA d’intervenir en Chine. (note de Danielle Bleitrach)


En 1989, au début mai, le gouvernement hongrois avait organisé à Budapest une rencontre de tous les partis de gauche du Parlement européen. J’y représentais le PCF. Dès l’ouverture de la séance, la déléguée du Parti communiste italien [arrivé au stade où l’eurocommunisme, après avoir proclamé que la parabole ouverte par la révolution d’Octobre s’était refermée à jamais, s’apprêtait à prendre la place d’un parti socialiste déconsidéré] s’était insurgée contre la présence d’une délégation de l’Union soviétique, cette « puissance barbare et asiatique » n’ayant, selon elle, rien à faire en Europe démocratique.


Nous étions à la veille des événements de Tian An Men. Le représentant russe ne nous avait pas caché qu’il se rendait en Chine pour y porter la bonne parole gorbatchévienne. Toute la conférence a témoigné de l’entente entre nos hôtes hongrois, l’Italienne et cette délégation russe, je n’ose dire soviétique. Un délégué bulgare et surtout celui la RDA, un luthérien lisse, imberbe, foudroyé par le constat de représenter un peuple que l’on pouvait vendre pour un plat de lentilles  et même mon interprète hongrois me firent part de leurs alarmes sur la nature de ce qui se tramait.


L’effondrement de l’URSS, la fin du socialisme en Europe autour de 1991, n’ont pas été présentés aux peuples comme une restauration du capitalisme, mais comme une critique des déformations du socialisme, critique qui prétendait s’opérer en reprenant pied dans l’histoire révolutionnaire nationale, celle qui devait permettre de concilier
les acquis prolétariens avec les aspirations libérales.


Le 2 mai 1989, un groupe de gardes-frontières hongrois, munis de
pinces-monseigneur et de tenailles, avaient coupé, près du village de
Hegyeshalom, sur la route entre Budapest et Vienne, les barbelés et les fils électriques qui marquaient la frontière avec l’Autriche. Jusqu’en 1971, le rideau de fer était constitué d’un champ de mines très dangereux à traverser, à cette date, il a été remplacé par un double grillage
barbelé assez comparable à celui qu’aujourd’hui Orbán érige contre les
migrants.

Le contexte depuis 1985, était celui d’une ouverture tous azimuts. Dans les pays de l’Est, la Hongrie et son « communisme du goulash » avec ses magasins bien approvisionnés font alors figure de pays de cocagne. Depuis le début des années quatre-vingt, nombreux sont également les visiteurs venus d’Autriche, d’Allemagne de l’Ouest et de Suisse avec leurs devises fortes, le gouvernement hongrois les dispense de visa. János Kádár est premier secrétaire du Parti communiste hongrois, en 1985. Il a accentué la tendance : en 1987, des passeports ont été distribués aux Hongrois, ce qui a donné à la plupart d’entre eux la possibilité de voyager à l’étranger.
Mais les Soviétiques, empêtrés en Afghanistan, avaient l’esprit ailleurs. Ils laissaient faire. Et, autour de János Kádár, les partisans du pragmatisme l’emportent : dès 1982, le régime encourage la création des petites entreprises privées.

Ce rideau de fer tombe, avec le bloc de l’Est, en 1989.

À Moscou, Mikhaïl Gorbatchev, est arrivé au pouvoir en mars 1985, en même temps que János Kádár. Les Russes qui portent sa parole à l’étranger, comme je le constate dans cette réunion, n’ont pas la moindre envie de s’opposer à cette ouverture et, en son nom, donnent ce faisant un signe à tous les pays du Pacte de Varsovie. Le signe est aussi valable pour nous les partis communistes occidentaux, celui de n’avoir plus à compter sur l’Union soviétique.


Ceux qui sont les plus désespérés par cette rupture avec la maison mère Union soviétique sont les innocents, ceux qui croient encore à la paix, en la justice sociale. Ils sont les dindons de la farce. Un délégué bulgare m’explique que son chef de délégation est un vendu, le délégué de la RDA est littéralement paralysé. Le plus touchant était mon traducteur, un petit homme d’une soixantaine d’années, soigné de sa personne, il aimait passionnément la langue française et je lui faisais l’aumône de mots inconnus comme le « vrombissement », ou mieux encore le mot que je vous défie de placer dans la conversation : « Ecoute-s’il-pleut », moulin alimenté par des eaux qui tarissent volontiers ou homme faible que le moindre obstacle arrête. Je m’écartais en sa compagnie dans les visites du musée où j’ai subi le choc de la découverte d’un peintre schizophrène Csontváry Kosztka Tivadar, ses tableaux me déchirent le cœur et l’atmosphère de la conférence m’écœure, il reste à offrir des mots de ma langue comme des friandises. Mon ami traducteur avait tout compris et, en me quittant il m’avait remerciée pour les mots inconnus et aussi, a-t-il ajouté, en tenant mes mains dans les siennes, pour l’inquiétude qui était la mienne devant ce qui se passait dans leur pays.


Lorsque János Kádár a été exclu de la direction du PC en mai 1988, Pozsgay est devenu membre du Politburo du Parti socialiste ouvrier hongrois. Le n° 2 de l’État hongrois : « Depuis le milieu des années 1980, a-t-il expliqué, j’avais acquis la certitude qu’une réforme du système communiste était impossible et que la Hongrie devait adopter le multipartisme et une démocratie à l’occidentale. En novembre 1988, profitant d’un voyage à l’étranger de Károly Grósz [NDLR : Premier ministre conservateur], j’ai déclaré que le soulèvement de 1956, à Budapest, avait bien été une insurrection populaire, et non une contre-révolution, comme l’affirmait l’orthodoxie communiste. En réalité, je testais Gorbatchev, afin de voir sa réaction. Il n’a pas bronché. Et j’ai compris que nous avions le champ libre. »


Partout s’installe une conception de la politique dans laquelle le militantisme disparaît au profit d’une vision en termes d’occasions à
saisir. En Union soviétique, en Hongrie, en Hongrie mais en France aussi, il m’arrive de me féliciter de la mort de Pascal, il ne verra pas ça.

Donc durant ce mois de mai, se met en œuvre ce que Pozsgay, proche des partis d’opposition qui naissaient alors dans le pays, avait annoncé : « Les barbelés entre la Hongrie et l’Autriche sont historiquement, politiquement et techniquement dépassés. » En janvier 1989, un nouveau rapport de la police des frontières vient opportunément confirmer l’urgence d’un nouvel aménagement. Une manœuvre de Pozsgay, affirme l’intéressé lui-même, afin d’accélérer le démantèlement de la clôture électrifiée.

Le 3 mai, le barbelé est cisaillé et le 3 juillet, nouvelle consigne de
Pozsgay : « Enlevez tout ! »


Avant de tomber à Berlin, le rideau de fer est attaqué en Hongrie, au moment même où j’assiste à cette réunion. Le symbole est fort, il s’agit de reconstituer le creuset austro-hongrois dont le démantèlement est bizarrement attribué à l’Union soviétique.

Helmut Kohl, alors chancelier, a déclaré, en célébrant la réunification de l’Allemagne : « Le sol sur lequel repose la porte de Brandebourg est hongrois »…


Au début mai 1989, l’initiative de cette conférence participait de cela. Idéologiquement, y était dénoncée l’idée d’un camp socialiste, dans lequel, parce que le socialisme y a été imposé comme un châtiment, toutes les expériences socialistes, non étatiques et autogestionnaires, auraient été noyées dans l’uniformité et sacrifiées à la « déformation » stalinienne. Dans la Pologne voisine, après avoir été utilisée à Gdansk, la classe ouvrière défaite va être jetée au chômage, on fermera les chantiers et de là, elle disparaîtra dans les poubelles de l’histoire, que « le ministère de la Vérité » s’emploie à réécrire aujourd’hui en Pologne. Une gauche européenne allait refaire l’histoire, on allait voir ce qu’on allait voir.


Mais comme ne cesseront de répéter les commentateurs, Gorbatchev, Kádár et Imre Pozsgay ont tenté de « réformer ». le système, mais celui-ci était, selon eux-mêmes, impossible à réformer. CQFD. Non ! Ils ont présenté aux populations une réforme du socialisme qui en s’appuyant sur l’histoire nationale aboutirait à conserver les avantages du socialisme joints à ceux du libéralisme, ce qui était bien avancé en Hongrie qui avec son socialisme du goulasch paraissait déjà en train de réaliser ce nouveau modèle.
Il y avait avec moi un autre Français qui représentait le Parti socialiste, un « chevènementiste », André Bellon, souverainiste, se méfiant de l’Europe. Il a très bien perçu comme moi ce qui se tramait mais il a cru que cela déboucherait sur une autre Europe, que le socialisme aurait un nouveau visage, celui du véritable social-démocrate qu’était Imre Pozsgay. Moi non !

D’ailleurs ce n’est pas ce candidat idéal du PS, ni même Gorbatchev qui retireront les marrons du feu, ni Occhetto, encore une dupe. Ils furent supplantés par d’autres figures encore plus démagogues : Eltsine, Berlusconi et Orbán : pour ce dernier, ubuesque et inquiétant, bouter l’Armée rouge alors même qu’elle est déjà en train d’évacuer l’Europe centrale après le démantèlement du Pacte de Varsovie, lui apportera la gloire de l’intransigeance nationaliste sur laquelle il fonde son régime. Encore une fois, la Hongrie est un laboratoire.


C’est Maxime Gremetz qui m’envoyait dans ce genre de rencontres. Kádár disait : « J’ai deux ennemis, Maxime Gremetz et Ceaușescu », et il ajoutait : « Maxime Gremetz, lui n’a pas d’armée. » Et cette opinion était largement partagée par tous ceux qui s’apprêtaient à devenir des sociaux-démocrates. Je n’étais même plus « l’œil de Moscou », vu que Moscou avait choisi l’aveuglement gorbatchévien. Moi j’aimais bien Maxime, il était un peu rustique et l’avenir prouvera à quel point il avait du mal à contrôler ses justes colères, mais il avait un solide bon sens et savait quand il avait affaire à des fripons. Cela dit j’ai beaucoup ri quand Raúl Sangla est venu dire à la direction du Parti : « Maxime Gremetz est sans doute un excellent
camarade, mais celui qui l’expédie à la télévision est, lui, incontestablement un traître qu’il faut impérativement dénoncer. » Maxime représentait le parti dans une émission traitant de l’actualité quand les images tronquées du faux charnier de Timișoara y ont été diffusées pour la première fois, il est resté imperturbable. Il nous a dit : « J’ai remarqué que ces cadavres étaient recousus ! » La France entière hurlait d’horreur, nous avons été soulagés qu’il retienne ses roboratives réflexions pour lui. Cela aurait pu passer pour de l’insensibilité, mais quand on l’accusait d’être inintelligent c’était du pur snobisme face à un sang-froid de classe dont il se départait rarement. Il se trompait moins souvent que les gens qui le méprisaient et lui donnaient des leçons. Simplement, en matière de communiquant de masse il n’était pas le meilleur, encore que… Entre lui et Pierre Laurent, dans un genre assez différent, je balance. Maxime aujourd’hui serait en phase avec la colère des Gilets jaunes.

  1. Qui peut encore croire à la « perspective ». prétendue avoir été ouverte en 1989 ? Partout, éclatent des jacqueries, un prolétariat dans les cordes et des classes moyennes dont les enfants savent qu’ils vivront moins bien que leurs parents, des colères comme celles des Gilets jaunes en France, le soulèvement algérien, les rassemblements du vendredi en Hongrie, auxquelles font défaut les objectifs politiques. Nous n’en finirions pas d’énumérer les changements intervenus dans le monde, les USA de Trump face à la Chine dirigée par un Parti communiste. En ce moment même, nous entrons dans une nouvelle ère, un monde multipolaire, ce qui serait déjà compliqué à installer si tout le monde était d’accord et qui est périlleux quand celui qui demeure le principal protagoniste, le bras armé du capital, les USA, n’en veut à aucun prix.
    Le capitalisme n’a cessé de balayer tout ce qui prétendait le contenir, toutes les solidarités pré-capitalistes, il a eu besoin de l’Église, il s’en débarrasse, comme tous les carcans dans lesquels on prétend restreindre l’accumulation, mais ce faisant il fragilise ses soubassements
    Peut-être qu’en détruisant le puissant facteur de régulation que fut l’Union soviétique, il s’est mis de ce fait en danger de mort. On peut
    autant le craindre que l’espérer.

Extrait des mémoires de Danielle Bleitrach, première partie

Le temps retrouvé d’une communiste. Delga, 2019

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