Depuis des mois je mets en garde contre ce qui me parait être sousestimé et que j’ai désigné dans divers articles sous le vocable de vide social ou anomie. C’est une tendance déjà fortement existante dans les sociétés capitalistes néo-libérales et qui renvoie aux perturbations de la division sociale du travail, la difficulté grandissante pour chacun de trouver sa place dans cette société.L’épidémie n’a pas créé cette tendance mais elle l’aggrave. La jeunesse est particulièrement la cible, un des symptôme est que la chaîne de mobilité ascendante partie des trente glorieuses se brise et régresse. La maladie mentale a trois dimensions biologique, psychologique et sociale. La destabilisation décrite ici prend place dans ce vide social et se caractérise par les crises de violence, le passage à l’acte. Il y eu des études sur ce fait. On cherche vainement dans nos sociétés des formes de solidarité fortes qui ne soient pas sectaires et jouent donc sur l’illusion du même au lieu de tabler sur la complémentarité, la coopération. (note de danielleBleitrach)
Coronavirus
Propos recueillis par Laurent Valdiguié
Publié le 13/01/2021 à 15:53
Le Dr Patrice Schoendorff, psychiatre aux hospices civils de Lyon et en détachement à l’hôpital de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), lance un cri d’alarme sur la situation psychiatrique en France.
Marianne : Vous êtes psychiatre dans la région lyonnaise et vous dénoncez une situation de burn-out…
Dr Patrice Schoendorff : Oui, sur le plan de la psychiatrie, la situation française est très préoccupante. Pour que les choses soient parlantes, avec le Dr Didier Charrassin, chef du pôle psychiatrie du Chablais, nous avons regardé les chiffres du secteur de Thonon les Bains, une zone qui va du Lac Léman jusqu’aux stations de ski de Morzine d’Avoriaz. Tous les indicateurs sont au rouge ! En 2020, nous enregistrons +12% de consultations psychiatriques extrahospitalières. Du jamais vu. A l’hôpital de Thonon, sur les deux derniers mois, en décembre et novembre, nous avons eu 30 hospitalisations ce qui est là aussi du jamais vu. Nos deux unités de 20 lits, qui ont par ailleurs en charge leurs patients chroniques, sont totalement saturées.
Est-ce un constat général ou une situation propre à cette région des Alpes ?
Je discute avec des collègues psychiatres du reste de la France, c’est partout pareil. Et comme la psychiatrie est le parent pauvre de la médecine française, cet afflux massif de nouveaux patients intervient alors que le secteur hospitalier dans ce domaine est déjà sinistré. A Thonon, sur 5 postes de psychiatres, deux sont vacants… L’hôpital doit appeler en urgence des intérimaires.
De quoi souffrent ces patients nouveaux que vous voyez apparaître ?
Pas seulement de « dépression » comme je l’entends dire à la télé. En fait, cela craque de partout. On assiste à une déstabilisation complète de tous les troubles psychiatriques. Que ce soient des phénomènes de décompensation de troubles de l’humeur, c’est-à-dire des dépressions, mais aussi des décompensations chez des personnes jusque-là stabilisées pour des troubles bipolaires par exemple. Autrement dit, l’explosion des troubles psychiatriques touche tous les secteurs. En bout de chaine, on assiste aussi à une recrudescence des passages à l’acte, y compris violents. Même aux urgences psychiatriques à Thonon, on n’avait jamais vu cela. Il y a un nombre jamais vu de troubles du comportement sur la voie publique. Je sais aussi, même si le chiffre reste confidentiel, que le nombre de suicides sur la région lyonnaise est en très forte augmentation. Vraiment, la situation est très préoccupante.
Intervenez vous aussi en unité Covid ?
Bien sûr, nous sommes appelés en consultation psychiatrique dans des unités Covid où des patients sont hospitalisés. Paradoxalement, c’est le seul moment où je peux voir des patients non masqués. Le reste du temps, pour la première fois de ma vie de psychiatre, je parle à des interlocuteurs dont je ne vois pas le visage. Cela aussi c’est un problème. En unité Covid, certains sont hospitalisés sur de longues périodes et vivent des situations d’angoisse extrême. Certains perdent le sommeil. La plupart sont très affaiblis, très fatigués. C’est très lourd… Ils regardent la télé, sont souvent coupés de leurs proches, et au contact de soignants de plus en plus fatigués. Là encore, la situation psychologique de ces malades est de plus en plus préoccupante.
Avez-vous eu des recommandations nationales sur des traitements psychiatriques particuliers de malades Covid ?
Je souris. Non rien. Pas une seule recommandation. Pas un seul protocole. Chacun fait dans son coin avec les moyens du bord ! On fait comme on peut. On compose. C’est vrai, que l’on devrait se préoccuper d’un retour d’expérience…
Quelle est votre analyse de ce que nous vivons ?
Il est bien normal que la pandémie et le virus génèrent des peurs et des angoisses. Mais je constate que ce sont aussi les mesures prises par le gouvernement qui génèrent à leur tour peurs et angoisses ! Le premier confinement de mars dernier s’est relativement bien passé. Il était alors plus facile de comprendre pourquoi des mesures étaient prises pour stopper la propagation. Mais le deuxième confinement est bien plus mal compris et bien plus mal vécu. Je sens mes patients beaucoup plus angoissés. Ils ont du mal à comprendre le couvre-feu de 18h par exemple et tous les changements qui interviennent, un jour 20h, un jour 18h, sans que l’on sache trop pourquoi. Tout cela, sans parler des discours successifs du gouvernement sur les vaccins, contribue à angoisser davantage les gens. C’est déstabilisant de ne pas comprendre. Et puis avec le deuxième confinement, les mesures ont touché toutes les sphères, familiales ou professionnelles. Pour des gens vivants seuls, tout cela est encore plus difficile. Or le gouvernement ne semble pas tenir compte de ces difficultés d’ordre psychologiques. Le discours n’est qu’un discours épidémiologique sur la vitesse de propagation du virus… Rien ou presque sur la dimension psy.
Il n’y a pas de psychiatre dans le conseil scientifique…
Non seulement il n’y en a pas, mais j’observe avec beaucoup d’autres, que toutes les mesures qui sont prises et le discours qui va avec, ne semblent pas venir de gens de terrain. Pour faire de la médecine, il faut être au contact de malades sur le terrain, or j’ai l’impression que la réponse scientifique actuelle se limite à des analyses de « l’arrière » du front. La dimension psychiatrique n’est jamais mise en avant et me semble insuffisamment prise compte.
C’est-à-dire ?
La distanciation sociale, en soit, est une hérésie. L’être humain ne peut s’épanouir qu’au contact de l’autre. En organisant une distanciation sociale, aussi froidement que ce qui est fait, on court le risque d’une dislocation sociale. Autre exemple, j’ai lu aussi que pour décider du couvre feu à 18h, le CNRS avait réalisé un modèle scientifique pour aboutir à une limitation maximale des interactions. Mais d’un point de vue psychiatrique, cela aussi c’est une abomination. En même temps que de telles mesures sont mises en place, dont il faudrait percevoir les dangers psychiatriques, il faudrait penser des accompagnements… Cela parait évident.
Vous dénoncez un déficit d’explication, doublé d’une crise de confiance ?
Le déficit d’explication est stupéfiant. Et la crise de confiance, nous la mesurons en observant nos indicateurs psychiatriques au rouge. Depuis des mois, je suis choqué que personne au sein du conseil scientifique ne porte cette dimension, en tout cas que le discours du gouvernement soit si creux, si sec, si froid.
Comment voyez vous évoluer les choses ?
On va vers une casse psychologique et psychiatrique, très très importante. Il y aura un avant et un après. Les gens sont traumatisés. A tous les niveaux. Dans les Ehpad, par exemple, on sait que des personnes âgées sont mortes de phénomènes de glissement et d’angoisse. D’autres sont traumatisés d’avoir dû enterrer un parent de façon bâclée. Ce sont des petits exemples entre mille. Il y a une urgence absolue à prendre en compte la dimension psychologique de la crise actuelle. Nous sommes de très nombreux praticiens, en France, à ressentir cette urgence.
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