j’ai commencé à écrire ce que je ne veux pas rater… dans ces temps médiocres, ai-je ajouté et là mon écriture s’est bloquée: comment exprimer ce dont j’ai soif, il s’agit encore et toujours de Révolution mais celle-ci a nom Matisse et Picasso. Elle a eu lieu bien avant ma naissance mais elle m’a donné un regard autre… j’ai besoin de ce regard nouveau… Pourquoi je l’ignore . Les mots sont souvent impuissants, du moins les miens, à traduire un moment sensuel, sensible quelque chose qui relève d’une autre expérience et qui pourtant rejoint pour moi l’Histoire.
Est appelée Révolution tout changement qui bouleverse l’ordre des choses établies d’une manière radicale. Il y a la Révolution politique, celle par laquelle un peuple change l’ordre des choses existant et il ne suffit pas d’une intervention populaire pour qu’il y ait révolution mais celle-ci est indispensable. Enfin, si l’on admet que le but ultime de l’Histoire comme affrontement des classes est l’émancipation de tous et de chacun comment pourrait-on considérer comme secondaire l’ensemble de ce qui va vers cette émancipation en nous laissant entrevoir sous forme de naissance, de pulsion de vie cette libération cosmique comme possible, il y a là une correspondance essentielle que les mots sont parfois impuissants à traduire mais qui marquent les esprits, l’art doit être propagande mais cette “propagande” n’est rien d’autre que l’art et ce qui en constitue la puissance.
Au Grand Palais il y a l’exposition itinérante de la collection Stein. J’ai encore dans les yeux dans le même lieu une autre exposition qui opposait et unissait ces deux peintres qui semblaient par moment ne peindre que l’un pour l’autre, ce fut une révélation. Dans mon esprit l’un était sage, décoratif presque et l’autre c’était Picasso, que dire de plus de lui sinon qu’il a tiré derrière lui tout le siècle, l’a bouleversé, révolutionné… Et là je découvrais que ces deux peintres avaient joué un défi perpétuel dans l’escalade, la cordée héroïque lancée par Cezanne et tendue sur ce court vingtième siècle, celui des extrêmes. Ils imposèrent leur conception de la beauté.Une beauté qu’il a fallu tout au long de ce siècle arracher à la répulsion… Pour vaincre la stupidité vulgaire, la bêtise qui engendre la haine et la guerre qu’a si magistralement peinte Picasso dans Guernica.
Il ne s’agissait pas du beau en soi, mais du beau arraché aux ruines, aux cadavres des camps d’extermination, aux cendres monstrueuses d’Hiroshima, le beau qui déjà se dressait avec une violence inouïe face à la boucherie de la Grande guerre, ses tranchées, ces exécutions pour l’exemple de ceux qui voulaient la paix… Dans le Paris de la belle époque ces peintres voient déjà la décomposition… Et à la suite de Cezanne ils recomposent, recréent des architectures… J’ai suivi cette exposition de deux peintres tout au long du vingtième siècle mais je ne sais pourquoi j’ai le sentiment que la collection Stein va me ramener à l’origine, à la manière dont Courbet ne cessait de rechercher de mer déchaînées en caverne obscures l’origine du monde, de ce besoin de vie…
La collection Stein, je rêve de la voir, j’imagine non seulement Gertrude mais toute cette famille de juifs américains débarquant à Paris . L’aîné des Stein, Michael, et à son épouse qui sont venus habiter Paris en 1904, après Leo et Gertrude arrivés l’année précédente. Ils sont les enfants de Daniel Stein, directeur de l’Omnibus Railroad and Cable Company. A la mort du père, c’est Michael qui assure la gestion de la fortune pour toute la famille. je crois que ce n’est pas un hasard si ce sont des juifs qui sont à l’écoute de cette beauté radicale, préparés par des millénaires d’humiliation à la ressentir et peut-être anticipant ce qu’il va advenir ne serait-ce qu’à travers l’affaire Dreyfus, les pogromes qui se déchaînent là-bas du côté des tsars. Ce temps où l’on passe de la judéophobie chrétienne à l’antisémitisme sans conversion posssible, sans aucune revendication à la transcendance religieuse. Alors il y a dans l’esprit de ces juifs l’idée de la vanité de la prière, l’impossible similitude entre le divin et l’humain, comment prétendre se faire entendre et écouter alors qu’il n’y a aucune similitude, aucun anthropomorphisme et même bientôt la nuit totale d’Auschwitz. Il y a alors chez certains qui refusent toutes les synagogues une sensibilité qui les ramènent à la conception de certains cabbalistes une vision du cosmos comme un violon. Un violon cosmique dont chacun des plans serait une corde. L’humanité serait alors un second violon accordé au même diapason que le premier, des notes qui se joueraient avec une rigueur mathématique et qui diraient la correspondance entre la culture et la nature par l’extase religieuse. Simplement pour ces laïques, ces spinozistes confrontés à l’innovation laïque qu’est l’antisémitisme, ce n’est plus la thora, le livre ou les commandements qui permettent de faire vibrer l’humain et le divin cosmique mais l’art, les mathématiques, la musique et parfois même l’espérance révolutionnaire.
C’est dire que les Stein se réfugiant à Paris y cherchent quelque chose. Une manière de vaincre leur marginalité, celle de juifs mais aussi celle d’être lesbienne pour Gertrude. Ils ne sont pas des artistes mais ils vont trouver dans le mécenat de quoi mettre le violon au diapason du cosmos… Comme je peux comprendre…
Tout a commencé en cette année 1905 justement. Les frères et soeurs se sont rendus au Salon d’automne. Ils y ont remarqué une toile à la fois fascinante et repoussante, « La Femme au chapeau » de Matisse, qui est de la même facture que « La Gitane ». « C’était tout ce que j’avais toujours attendu, inconsciemment », confiera Leo Stein, « et je m’en serais immédiatement emparé s’il ne m’avait pas fallu quelques jours pour dépasser la facture déplaisante du tableau ».rapidement tracé d’un large trait noir. La joue droite est verte et blanche. La joue gauche est rouge et orange. La bouche bleuâtre.
Pourquoi ce genre de rencontre est-il si important ? Pourquoi est-ce que tant d’années après j’ai encore dans les yeux certains bleus de Pierro de la Francesca, le rouge violent du dernier Nicolas de Staël dans la lumière du musée d’Antibe ? Picasso et Matisse rassemblaient toutes ces expériences, tous ces moments privilégiés que j’avais vécu depuis l’enfance dans les musées d’Europe parce qu’ils étaient mon temps, l’aboutissement autant que l’origine. J’imagine que c’est ce qu’ont du ressentir les Stein découvrant la perfection de Paris et au coeur de la ville ce tableau de Matisse à la fois fascinant et repoussant des temps à naître.
Ce choix, les incite alors à impulser la recherche d’artistes dans leurs innovations les plus radicales. Gertrude privilégie Picasso, entre en dialogue avec lui, il est trés sage, il peint comme Raphaël mais il va devenir cubiste et elle lui présente Matisse. Commence alors l’aventure qui va durer toute leur vie et que racontait uniquement à travers leur oeuvre croisée l’exposition du Grand palais intitulée Matisse et Picasso.
L’exposition Stein prolonge semble-t-il ce dialogue que j’avais tant aimé et qui m’habite depuis comme l’histoire de ce siècle surtout parce que je le complète par le livre d’Aragon Henri Matisse Roman. L’exposition des Stein révèle qu’Une toile de Matisse de 1907 qui appartenait à Leo Stein semble avoir joué un rôle d’émulation pour la création des fameuses « Demoiselles d’Avignon » de Picasso. « Nu bleu, souvenir de Biskra » est un délire bleuté aux lignes primitives sur fond de palmiers. Picasso aurait déclaré : « Je ne comprends pas ce qu’il avait dans la tête : s’il veut peindre une femme, qu’il peigne une femme. S’il veut faire une décoration, qu’il fasse une décoration. Mais ce que nous avons là, ce n’est ni l’un ni l’autre. »
En fait Picasso comprend qu’il y a là un nouveau chemin pour la peinture, l’Afrique sa puissance les a atteint et tous deux vont explorer jusqu’à leur mort cette origine de l’humanité dans un siècle où la sauvagerie artificielle des haines industrielles traque cette humanité originelle.
Nous en sommes encore là, j’ai encore et besoin de retourner à ce moment d’éblouissement où il a fallu dégager de la répulsion ordinaire comme des ruines d’un bombardement la beauté des chairs de femme, ni décor, ni femme mais la trame de quelque chose de parfait, de la lumière pure, si proche du juste et du vrai tel que je le ressentais. Je suis impatiente de voir cette exposition et je ne sais toujours pas vous expliquer pourquoi mais cela à avoir avec mon sentiment d’impuissance, mon usure, ma fatigue face à la médiocrité de ce qui tente d’étouffer ce qui cherche à naître. Voilà ce que j’attends: le spectacle d’une naissance… A la manière dont Terence Malick dans three of life a su me faire assister à cette naissance de l’humanité.
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