Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pour une problématique historique marxiste au-delà des apparences de l’éternel retour du Grand Jeu, par Danielle Bleitrach

En quoi l’histoire, la mémoire séculaire des peuples peut-elle aider à retrouver la force de l’intervention populaire ? Nous avons choisi une méthode historique mais qui n’est pas une « évolution » mais au contraire le choix de partir des défis du présent, ceux sur lesquels en tant que Français nous pouvons agir le plus aisément, pour nous enrichir de l’expérience historique, celle de notre propre histoire qui a toujours été internationaliste… Nous avons plusieurs propositions pour éclairer les enjeux du présent et même la prise de position de Fabien Roussel sur le refus des primaires, les errances géostratégiques de Macron, celles de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, et de la Turquie dont il est question aujourd’hui. La mémoire des peuples permet de comprendre le présent, de se projeter dans l’avenir. Un peuple privé de sa mémoire est aussi désorienté qu’un amnésique ou quelqu’un qui a été pris dans un mensonge qui le détruit. La montée de l’extrême-droite est le produit de cette confusion entretenue dans laquelle la gauche, le PCF lui-même a sa propre responsabilité… Paradoxalement, alors que remontent les lignes forces du Grand Jeu, nous ne sommes pas dans l’éternel retour de la fin des empires mais bien dans la poursuite du temps des révolutions et donc le dépassment des tactiques, du pietinnement sur place et la nécessité d’une stratégie pour le socialisme..

Aujourd’hui, nous sommes dans un moment de grand bouleversement historique qui nécessité l’intervention populaire pour imposer des changements indispensables à la survie de l’humanité. Des années de propagande nous ont volé notre capacité mémorielle. Pourtant, il ne faut pas s’enfermer dans l’idée de l’éternel retour mais bien au contraire voir en quoi le choc du présent, ce qui nous paraît incompréhensible est au contraire ce qui donne sens au passé et exige sa réinterprétation. Comme le dit Marx, c’est l’anatomie de l’homme qui explique celle du singe et non l’inverse. Dans notre livre « Quand la France s’éveillera à la Chine, la longue marche vers un monde multipolaire », nous nous refusons au dogmatisme et nous partons de ce que le socialisme à la chinoise nous force à élucider du capitalisme occidental, et en particulier le continent eurasiatique, les guerres actuelles, l’Ukraine, l’Afghanistan, l’Iran, Israël et la Palestine qui semblent retrouver les lignes forces du Grand Jeu, ce qu’il nous impose de créativité dans le socialisme à la française face aux potentialités de l’heure. Simplement est exigée la lucidité sur l’état réel du monde, sur ce qu’impose le développement scientifique et technique dans la maitrise des défis, nos atouts, nos limites.

Comment s’est imposée la « modernité » occidentale dans le continent eurasiatique?

Le Grand Jeu fut initié par les tsars, puissance continentale, l’empire russe cherchait alors à poursuivre ses progrès autour de la mer Noire et vers le Caucase, débutés depuis la fin du XVIIIe siècle au détriment de l’Empire ottoman, et garantis par les traités de Koutchouk-Kaïnardji et de Jassy et en direction de la Perse, amorcés à partir de 1804. Parallèlement les armées russes avancèrent à travers la Sibérie jusqu’au Pacifique et en Asie centrale. Ces conquêtes eurent comme prétexte la libération des peuples chrétiens des Balkans du joug ottoman et les visées russes vers les Détroits, l’accès à la Méditerranée. Ils furent considérées comme une menace pour l’Empire britannique, première puissance maritime au monde et alliée de l’Empire ottoman. la domination de l’Eurasie en tant que zone pivot (ou heartland, « cœur de la terre ») représente la clé de la suprématie mondiale pour la Grande Bretagne, notons que dans cette affaire Marx et Engels s’ils haïssent le despotisme russe, en particulier Nicolas premier qui a indéniablement un côté « trumpien » et avec son despotisme, son refus de toute diplomatie qui ne soit pas celle de la force, sont encore moins tendres pour la manière dont les Britanniques feignent d’aller au secours de la Grèce pour s’emparer de l’empire Ottoman, de l’Iran. Ils voient non sans mépris la vassalité de l’Inde (à laquelle dans un texte prémonitoire publié dans notre livre, ils opposent la Chine) et déjà dans l’Afghanistan le « tombeau des empires ». A l’inverse des romantiques illuminés qui comme Lord Byron s’emparent de la cause grecque, Marx et Engels n’y voient qu’une des manières de justifier par la défense de la religion chrétienne contre l’Islam, les intérêts mercantiles de l’impérialisme britannique, un peu sur le mode où aujourd’hui certains s’emparent de la cause de l’Ukraine, bastion de la démocratie en fait otage des nazis et des impérialismes pour tenter d’achever l’URSS. Marx et Engels ne sont jamais dupes des « grands sentiments ». La Grande-Bretagne, première puissance maritime, avec le rôle de la Russie ne peut avoir prise sur les vastes territoires de l’Eurasie en raison de sa position géographique et doit craindre un concurrent dangereux, également en quête d’expansion sur le continent, à savoir la Russie. Une puissance terrestre eurasienne comme la Russie, ou même l’Allemagne, qui avec Bismarck et Guillaume II tente à son tour de participer au partage du monde, voire une combinaison des deux, l’Allemagne et la Russie, est susceptible de menacer à tout moment la suprématie britannique en Asie du Sud.

La Grande Bretagne a un point central, l’empire des Indes, elle l’utilise y compris pour partir à l’assaut de la Chine avec la guerre de l’opium et avec l’opium, les cotons de Manchester. Mais elle va aussi élargir ses intérêts dans la mer noire, le Caucase pour interdire l’accès russe à la méditerranée et à l’Océan Indien. Une course pour la suprématie commença entre ces grandes puissances. Ainsi, de 1813 à 1907 (mise en place de la Triple-Entente), l’Angleterre et la Russie devinrent ennemies, mais ne s’affrontèrent jamais directement, en dehors de l’unique épisode de la guerre de Crimée. Au fil des années, les frontières des deux empires se rapprochèrent de plus en plus dans le Pamir notamment, avec l’avancée russe en Asie centrale et l’avancée des Britanniques au nord des Indes. Cette situation obligea les deux empires à définir leurs frontières au début du XXe siècle, en ménageant entre eux l’indépendance d’un « État tampon » (l’Afghanistan) qui s’expliquait aussi par la farouche résistance des tribus locales dans un environnement montagneux difficile à contrôler. C’est ainsi qu’en 1895 le territoire afghan augmenta sa superficie sur le corridor du Wakhan afin que sa frontière rejoigne la Chine et sépare l’Inde Britannique (aujourd’hui le Pakistan) et l’empire russe (aujourd’hui le Tadjikistan).

La rupture de l’URSS

Ce que nous analysons dans notre livre est la manière dont la transformation de la Russie en URSS est totalement à comprendre dans l’héritage de ce grand jeu par la République des soviets, en particulier le rôle joué par le refus des Britanniques (la communauté internationale de l’époque) de reconnaitre la souveraineté de l’Ukraine et de la Géorgie sur la mer noire. La Grande Bretagne organise l’assassinat de diplomates soviétiques sous couvert de Russes blancs. Elle lance une campagne contre le pseudo massacre des religions qu’il s’agisse des Chrétiens ou des musulmans en Russie des soviets, puis en URSS. Toutes ces campagnes n’ont aucun fondement mais elles permettent de créer dans ce qui va devenir les républiques soviétiques d’Asie, en Afghanistan, mais aussi dans le Caucase, dans l’empire Ottoman des groupes fanatiques entretenus en sous main par les services secrets britanniques.

La force de l’URSS est que dans ses avancées et victoires sur les puissances occidentales liguées contre elle, elle joue un rôle décolonisateur et utilise son héritage russe tsariste pour renoncer à ses monopoles coloniaux et accorder des droits souverains qui encore aujourd’hui sont une garantie internationale.

Nous montrons dans notre livre qu’à la chute de l’URSS après une période où l’URSS a été livrée aux appétits des Etats-Unis et de leur père putatif l’empire britannique, Poutine s’est retrouvé contraint de reprendre le grand jeu à la fois pour demeurer une grande puissance internationale et en tant que pays pétrolier et gazier qui avec Chavez s’est retrouvé dans une lutte contre les majors du pétrole des Etats-Unis. La Russie de Poutine se retrouve au plan international confrontée directement à ses ennemis de toujours les anglo-saxons et va donc rechercher les alliés traditionnels, la France, l’Allemagne, en Europe et les pays que l’URSS a contribué à décoloniser. Son alliance avec la Chine et la Corée du nord est dans cette logique qui est celle anti-impérialiste alors que la Russie est gouvernée par le parti des oligarques qui eux raisonnent en terme de conquêtes et de profit.

Le monde multipolaire en tant qu’embryon..

On ne comprend rien à l’organisation de Coopération de Shanghai, aux BRICS et même à la BRI, la route de la soie si on ignore la profondeur historique de cette relation que le capitalisme occidental devenu impérialisme impose à travers des guerres mondiales, et si l’on élimine la pression des peuples pour leur souveraineté sur leurs ressources et contre ceux qui les exploitent, un jeu partout externe et interne.

Nous tentons dans le cadre de notre livre et de sa proposition de voir la France choisir les BRICS de tenter d’éclairer l’écheveau complexe de ces diverses temporalités, non dans un évolutionnisme dans lequel le passé expliquerait le présent et alors inventerait une éternité du « Grand jeu » comme certains penseurs d’extrême-droite mais dans une démarche marxiste qui part au contraire du choc que constitue l’événement, ses aspects « incompréhensibles » et confus qui ont besoin de retravailler l’histoire pour que le présent donne sens au passé.

En effet, si les Etats-Unis comme l’a expliqué Primakov sont dans l’incapacité de mener le Grand jeu comme a su le faire l’empire britannique c’est justement parce qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts méditerranéens et continentaux que la Grande Bretagne, leur centre de gravité s’est déplacé vers le pacifique et cela détermine d’autres enjeux dont la pièce centrale est la Chine mais aussi l’utilisation des Etats côtiers de l’Amérique latine et du canal du Panama, voire le Canada et le Groenland.

Les USA syndic de faillite entre Apocalypse now et partage du monde en zones d’influence… les rêves d’autonomie des sous-impérialismes…

Les puissances européennes sont marginalisées et qu’il s’agisse de la France, de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, elles s’avèrent en perte de vitesse, elles-mêmes dans une UE totalement déstabilisée par l’affrontement avec l’autre partie de l’Europe et les contradictions héritées du post-soviétisme. Elles n’ont plus le rôle de protagonistes essentiels mais parmi d’autres alors qu’elles tentent comme Macron de jouer les arbitres qu’elles ne sont plus…

Il y a dans la grand bouleversement multipolaire, à la fois des Etats-Unis qui se débattent pour tenter de rester la grande puissance et à défaut d’accepter en l’imposant à travers des guerriers par procuration un partage du monde en zones d’influences comme cela avait déjà lieu avec le partage de l’Afrique… Trump en tant que syndic de faillite est en plein maquignonnage et livre sans état d’âme ses alliés pour montrer sa capacité de nuisance.

Les dits alliés tentent comme la Turquie et ses rêves d’empire Ottoman, ou l’Inde de Modi, le japon, la Corée du sud, de retrouver des espaces d’autonomie… C’est aussi par moment ce qui ressort de quelques initiatives de Macron, mais les intérêts de la classe capitaliste française ne vont pas à de rares exception vers l’autonomie mais la vassalité.

Accepter d’être un protagoniste dans un nouveau dialogue souverain des peuples … Socialisme ou barbarie…

Et c’est là que l’on ne peut dissocier l’état de la gauche de ces enjeux géopolitiques. Le choix de l’atlantisme qui conditionne toute la politique française ne doit jamais être abordé et il faut en rester à des jeux d’appareil. Comme aux Etats-Unis où les affrontements entre factions sont d’autant plus violents qu’il y a en fait continuité dans l’adhésion à l’impérialisme et au pillage du monde, nous en sommes à la proposition de primaires où chaque formation joue sur un théâtre politicien dans lequel rien de ce qui est de fait secondaire n’est économisé, une manière hors sol de gadgétiser le spectacle entretenu par la classe dominante.

Ce n’est donc pas un hasard si à partir du moment où le PCF, et Fabien Roussel comme en témoigne son livre, choisit le parti du travail, la réindustrialisation, les services publics, la souveraineté énergétique française, se retrouve en train d’exiger un débat sur les programmes et pas les jeux comparables à ceux des Etats-Unis qui interdisent à la gauche d’être une alternative et assurent la montée en puissance des forces les plus réactionnaires face à l’impuissance à mener un changement réel.

Danielle Bleitrach

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1 Commentaire

  • Xuan

    Merci Danielle pour cette somme matérialiste historique, où le prétendu « éternel retour » de l’impérialisme russe (voire chinois pour certains y compris prétendus léniniste) est en réalité le retour du boomerang colonial et impérialiste, mais débarrassé de ses atrocités cette fois.
    Une page de l’histoire mondiale se tourne, à nous d’y contribuer « dans le ventre de l’impérialisme ».

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