Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

« Dans les tranchées, ce n’est pas aussi effrayant que dans ma ville natale, Gorlovka »

Pour ceux qui ont lu notre livre URSS, vingt après, retour de l’Ukraine en Guerre, (1)peut-être se souviendront-ils de cet interview dont nous avions baptisé notre interlocuteur « l’homo sovieticus qui ne fait plus de politique », c’était justement un marin pompier chef qui luttait contre les catastrophes, naturelles mais aussi les bombes du conflit du Donbass. je conseille de lire ce reportage avec l’interview, nous sommes là effectivement dans une réalité de la situation. C’est tout le problème comment passer de la réalité, de cette vérité multiple protéiforme, à la politique et ses choix mobilisateurs? (note de danielle Bleitrach , traduction de Marianne Dunlop)

(1)https://histoireetsociete.com/2022/03/09/lhomo-sovieticus-ne-fait-plus-de-politique/

https://vz.ru/opinions/2025/5/25/1333056.html

Anna Dolgareva, poète, correspondante de guerre

Si vous écrivez sur Gorlovka, l’épithète « martyre » surgira inévitablement de l’inconscient collectif. Il est impossible de mentionner cette ville sans l’utiliser. Toute référence à Gorlovka sur les réseaux sociaux ou dans les médias s’accompagne de ce qualificatif. Les habitants de Gorlovka eux-mêmes disent que cela a commencé à les agacer.

Avant, c’était Donetsk qui était « ville martyre » . Mais après la prise d’Avdeievka, lorsque la ligne de front s’est éloignée, les bombardements ont cessé pour cette ville, mais ils ont commencé pour Gorlovka.

Donc, Gorlovka. Mon chauffeur, avec qui j’ai traversé tout Marioupol, jour après jour, sur les traces de l’armée en progression, parfois même sous les tirs, n’a pas osé m’y emmener. Il m’a dit qu’il n’y avait rien à faire là-bas sans un véhicule équipé d’un système de contre-mesures électroniques. Ce type de système protège contre les drones, mais pas contre l’artillerie. Et Gorlovka souffre des deux.

Je pars avec des amis. Nous partons le matin et, déjà sur la route, nous apprenons que deux civils ont été blessés à Gorlovka.

Lorsque nous entrons dans la ville, l’un de mes amis m’appelle. Je réponds (à ce moment-là, nous roulons dans la ville, à la recherche d’un lieu de rendez-vous avec l’un des combattants). On me demande :

« Gorlovka ? C’est dangereux là-bas ?

À ce moment-là, une explosion retentit à proximité.

– Eh bien, voilà la réponse.

Gorlovka ressemble à Shebekino, près de Belgorod, l’été dernier : peu de voitures, peu de gens dans les rues, très calme, mais propre. Seulement, à Shebekino, les routes sont en excellent état, malgré tous les bombardements, alors qu’ici, on dirait les mêmes nids-de-poule qu’il y a dix ans, quand je suis venue ici pour la première fois. Et ce n’est pas à cause des bombardements, les trous causés par les bombardements sont plus ou moins rapidement comblés. Je me souviens, en 2015, lorsque je me rendais pour la première fois à Lougansk, après la frontière, le bus a commencé à rebondir sur des nids-de-poule. J’ai demandé si c’était l’artillerie qui avait laissé ces nids-de-poule, et on m’a répondu qu’ils étaient là bien avant la guerre.

En revanche, il y a maintenant quelque chose qui n’existait pas auparavant : des points de livraison pour les commandes passées sur des sites de vente en ligne. Non, officiellement, ni Ozon ni Wildberries ne livrent encore ici. Ce sont des entrepreneurs locaux qui prennent les commandes et les transportent ici depuis le « grand continent ». Les restaurants fonctionnent. Il y a des militaires solvables, donc les commerces vont les aider à dépenser leur argent.

Un ancien mobilisé de Gorlovka, licencié pour invalidité, dit qu’il n’avait pas aussi peur dans les tranchées qu’il en a maintenant dans sa ville natale. Une fois, un obus d’artillerie a atterri dans sa cour et une fois, un drone a frappé sa voiture. Ce n’est pas exceptionnel. Tous ceux que je connais à Gorlovka ont été touchés d’une manière ou d’une autre par les bombardements. Cela fait partie de la vie quotidienne dans la ville. Si vous marchez dans la rue, vous prenez des risques. Si vous conduisez, vous prenez encore plus de risques, car les drones ne se gênent pas pour viser les voitures.

Il y a beaucoup de drapeaux. Des drapeaux soviétiques, russes et des drapeaux de différentes unités. Sur le bâtiment des services publics, il y a un drapeau soviétique. La directrice roule dans une Zhiguli de cinquième génération. C’est touchant.

Et tous ces signes de la vie quotidienne en temps de paix, ces restaurants, ces magasins, ces distributeurs de café où, pour 150 roubles [1,65 €], on peut se servir un cappuccino dans un gobelet avec un couvercle et payer par carte – imaginez, pendant huit ans, on ne pouvait payer qu’en espèces – tout cela, bien sûr, n’empêche pas la mort de souffler constamment dans notre nuque.

Elle est inéluctable et elle ne choisit pas qui elle emporte et qui elle effleure seulement. Vous vous réveillez, vous sortez dans la rue et la mort est là. Vous allez au travail, la mort est à vos côtés. Vous sortez du travail, vous entrez dans un bar et la mort regarde par la fenêtre. Elle cherche sa proie du jour.

Et tout cela, bien sûr, peut très facilement rendre fou. En 2015, j’ai vu des antidépresseurs dans la boîte à gants d’un chauffeur de taxi de Lougansk – il était traité pour un syndrome de stress post-traumatique. C’est étonnant, en fait, car chez nous, on préfère ne pas se faire soigner, ça passera tout seul. Mais ici, chaque habitant a vraiment besoin d’aide, et Gorlovka est une ville assez grande, malgré son nom déroutant, qui conviendrait mieux à un village. L’aide est nécessaire à long terme, car le facteur traumatisant est inévitable, la mort continue de sévir.

La mort marche dans la rue, elle porte des crêpes sur un plateau,

à qui elle sera destinée, il la recevra.

Tu peux rouler tranquillement toute la journée en ville sans être touché par un éclat. Nous avons roulé et il ne nous est rien arrivé, même sans REB. Mais tu peux sortir acheter du pain et ne pas revenir.

Et ce n’est pas une ville assiégée où se déroulent des combats, comme Pokrovsk ou Tchassov Yar, c’est une ville russe paisible, avec des cafés, des distributeurs automatiques et des paiements par carte.

Mais demain, quelqu’un y trouvera la mort, alors qu’il voulait vivre.

Et on ne peut pas s’y habituer.

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