Nous avons vu que les communistes russes s’inquiétaient de la propension de « la 5e colonne », les oligarques qui se sont emparés du pouvoir et continuent à prospérer sous Poutine, bien que plus retenus dans la fiction de l’intérêt national, à continuer à ne voir dans la guerre qu’une manière de piller le peuple qui lui donne sa vie. Ces oligarques seront prêts à négocier pourvu qu’on leur garantisse des profits et une entente avec les impérialistes comme ils l’ont déjà fait à la chute de l’URSS. Mais nous avons ici une analyse qui reprend la mise en garde et se rapproche plus de celle des Chinois. En fait Trump détruit le système occidental entré dans une crise profonde, non seulement l’Etat profond mené jusqu’à la débâcle par ses prédécesseurs en attaquant les assises externes, l’occident global, qui certes est une machine résistante mais est fortement ébranlé. Ce n’est ni le moment de nouer des alliances, mais encore moins de marchander parce que comme le disent les Chinois marchander avec Trump et son équipe c’est marchander avec un tigre pour sa peau. C’est aussi notre conviction et c’est pourquoi dans notre livre qui sort cette semaine, nous pensons que la seule solution pour la France est d’écouter les propositions chinoises et l’alternative de la mondialisation multipolaire, de la paix et de la coopération face aux multiples défis. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)
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En annonçant le lancement d’une opération militaire spéciale sur le territoire de l’Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine a énuméré les raisons qui l’ont poussé à recourir à la force. Il a notamment désigné l’ennemi, « l’ensemble du soi-disant bloc occidental, formé par les États-Unis à leur image et à leur ressemblance ». « Il n’y a pas lieu d’être modeste : les États-Unis sont après tout un grand pays, une puissance d’importance systémique », a déclaré M. Poutine à l’époque. – Tous leurs satellites ne se contentent pas d’obéir et de chanter avec eux en toute occasion, ils copient leur comportement et acceptent avec enthousiasme les règles qu’ils leur proposent […] ». Ce discours faisait référence à la volonté de « l’Occident collectif » (cette notion s’est fortement enracinée à la faveur de l’opération spéciale) d’agir contre la Russie à la demande du pays hégémonique.
Dans ce discours, le passage sur la structure de l’Occident, pour parler franchement, n’était pas le plus important, et la nouvelle principale a éclipsé tout le reste. Et le maelström d’autres événements vertigineux a absorbé pendant longtemps les spéculations sur la nature de la partie adverse. D’autant plus que la thèse de « l’image et de la ressemblance » s’est pleinement confirmée. L’Europe et les alliés asiatiques des États-Unis, malgré des pertes importantes, ont amorcé une rupture avec la Russie. Pendant toute la période qui suivit, aucun d’entre eux ne parla même de reprendre les relations.
Trois ans plus tard, la question « qu’est-ce que l’Occident ? » s’est soudain révélée être pour ainsi dire la clé de l’issue de ce conflit complexe. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a eu l’effet d’une puissante éruption volcanique ou d’un glissement tectonique. Surtout, il concerne précisément l’alliance occidentale, transatlantique, dont le sol se dérobe sous ses pieds. Plus précisément, si nous développons cette métaphore, l’une des deux « jambes » de la communauté a soudainement donné un coup de pied à l’autre. Apparemment, pour la faire bouger, mais maintenant dans la direction opposée. Le « membre » qui a reçu le coup de pied est blessé et mortifié, mais il n’est pas autorisé à se calmer et à récupérer, continuant à recevoir, si ce n’est des coups, du moins des injures offensantes.
Comment les relations entre les deux rives de l’Atlantique évolueront-elles à l’avenir ? Vladimir Poutine ne dévie pas de sa version d’il y a trois ans : les Européens, même s’ils n’aiment pas Trump, « se tiendront aux pieds de leur maître et agiteront gentiment la queue », parce qu’ils sont inaptes à autre chose. Mais l’éminent internationaliste américain Stephen Walt estime que les alliés, offensés par le président américain, reviendront à la raison, se regrouperont et trouveront un moyen efficace de s’opposer à lui. Quelle est la probabilité de chaque scénario ? Et quelles en sont les conséquences pour la Russie ?
Le bien et le mal
La rapidité et la radicalité des actions de l’équipe du nouveau maître de la Maison Blanche sont stupéfiantes. Les talk-shows russes les plus audacieux se perdent dans ce que les Trumpistes et leur chef disent de l’Ukraine et de l’Europe. Ces derniers sont sous le choc, car leurs mantras habituels sur la démocratie et la liberté se retournent maintenant contre eux, et de manière très dure. C’est comme si Trump était pressé de faire tomber de sous la structure occidentale les piliers qui l’ont soutenue pendant des décennies.
Il est paradoxal, à sa manière, que le conflit ukrainien ait été la raison immédiate de ce démantèlement. Trump n’est pas intéressé par l’Ukraine elle-même ; il ne voit pas l’intérêt pour l’Amérique d’être entraînée dans ce conflit alors que Washington a des choses bien plus importantes à faire (la Chine, l’Amérique du Nord et peut-être l’Amérique du Sud, le Nord arctique et, dans une certaine mesure, le Moyen-Orient). Cependant, grâce aux efforts du précédent président américain, ce qui se passe en Ukraine a été élevé au rang d’une bataille mondiale entre le bien et le mal. Les enjeux, y compris les enjeux de propagande, ont été tellement élevés qu’une sortie en douceur du conflit dans le cadre de l’approche précédente est devenue tout simplement impossible. Ce n’est pas une coïncidence si l’administration Biden, jusqu’aux derniers jours, a fait tout ce qu’elle pouvait pour entretenir la guerre.
Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Puisque les prédécesseurs-supostats prétendaient que l’Ukraine était la question la plus fondamentale, nous allons prouver qu’il ne s’agit que d’une horreur vide de sens. En tout cas, ce n’est pas une entité dont l’opinion compte – un pays qui vit aux dépens de quelqu’un d’autre devrait simplement faire ce que le donateur lui dit de faire. L’Europe, de son côté, aux yeux de Trump, est un parasite qui vit de l’argent des Américains.
L’attaque trumpiste contre ceux qui ont toujours été considérés comme des partenaires proches est démoralisante, et dans la bouche du président américain lui-même, elle devient littéralement grotesque. Pourquoi tant de passion ? On peut l’attribuer en partie aux particularités du style général de Donald Trump : c’est sa manière habituelle de créer avec assurance un flux d’informations. Après avoir lancé une thèse qui embrouille tout le monde, y compris l’inexactitude des données, il ne la clarifie pas en réponse à des questions perplexes, mais la répète simplement, encore et encore, presque mot pour mot, obtenant ainsi l’effet d’accoutumance. Au bout de vingt fois, l’idée ne semble plus aussi extravagante. Mais il s’agit là d’une question de tactique. D’un point de vue stratégique, la politique étrangère de Trump suit curieusement les principes de l’école libérale des relations internationales, en ce sens que la politique étrangère est une extension de la politique intérieure.
Bismarck contre le pape
Que Trump et ses associés, y compris ceux de la Silicon Valley menés par Elon Musk, se tournent vers une seconde révolution américaine, c’est ce qu’ils disent eux-mêmes et certains commentateurs. L’objectif concret est de réduire les pouvoirs et les prérogatives de l’État, qui se sont accrus au cours du siècle dernier. Le système social ne faisait pas partie des intentions initiales des Pères fondateurs, mais il a été progressivement façonné par la demande publique et le monde qui évolue dans cette direction. Du point de vue des libertaires de toutes sortes, cela a conduit à une baisse de l’efficacité et à une restriction de la liberté. Dans la mesure où l’État s’est arrogé le droit de tout réglementer, au point d’imposer les idées les plus absurdes des libéraux modernes (« politique de l’identité », où la forme a complètement vaincu le contenu, mais est aussi devenue un diktat).
L’administration de Joe Biden est devenue le symbole d’une telle orientation à l’intérieur des États-Unis ; la déliquescence de la politique précédente s’est même traduite visuellement – un dirigeant incompétent, remplacé d’urgence par un successeur dont l’incompétence est flagrante. C’est sous Biden que la communauté occidentale, qui traversait depuis longtemps des processus internes complexes, est redevenue « collective » – le conflit ukrainien a été le catalyseur de l’unité. Pour Trump, l’Europe n’est pas une composante de l’« Occident collectif », mais du « Biden collectif », d’autant plus que l’establishment européen s’est passionnément rangé du côté de ce dernier, fustigeant son rival tout au long de la campagne.
Les trumpistes ont réagi en miroir – ils ont commencé à s’immiscer dans les processus électoraux européens, en encourageant les partis qui leur sont favorables. Il n’y a que dans l’espace post-soviétique qu’une telle chose s’est déjà produite de manière aussi peu cérémonieuse. L’Europe est confuse et cherche à se convaincre qu’elle peut se débrouiller sans les Américains, mais personne ne sait comment s’y prendre. En rhétorique, les Européens tentent de suivre la logique de Steve Walt, mais en pratique, ils font ce que Poutine a décrit. La simple soumission à l’actuel Washington ne semble toutefois pas suffire. Les États-Unis visent un « changement de régime » afin de continuer à travailler avec des individus partageant les mêmes idées. Vraisemblablement des gens qui « remueront la queue ».
Il s’agit bien entendu d’un schéma simplifié. Le conglomérat transatlantique est une fortification bien construite, capable de résister à de sérieux coups. Cependant, il n’a jamais fait l’objet d’une attaque aussi puissante, en particulier de l’intérieur. L’« Occident collectif » pourrait subir des dommages fatals en raison de la volonté de renouveler son pilier, les États-Unis. Si les rénovateurs réussissent, ce qui n’est pas du tout garanti, l’Europe devra s’adapter. Ce qui se passe actuellement renvoie dans une certaine mesure à la notion de « Kulturkampf », la lutte du gouvernement prussien contre l’influence de l’Église catholique romaine après l’unification de l’Allemagne. Les libéraux mondialistes des deux côtés de l’Atlantique jouent le rôle de la papauté, et les populistes (il convient de noter que Vance et ses associés utilisent ce terme, qui était jusqu’à récemment un gros mot, dans un sens positif) jouent le rôle de Bismarck.

Illustration : Le vice-président américain J.D. Vance et le secrétaire d’État Marco Rubio s’entretiennent avec Vladimir Zelensky en marge de la conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février 2025.
Matthias Schrader/AP/TASS
Le problème européen est aggravé par le fait qu’un hypothétique renoncement à participer à l’« Occident » tel qu’il s’est formé après la Seconde Guerre mondiale (il n’existait pas d’Occident politique unifié avant celle-ci) promet un plongeon dans l’inconnu. Dans le monde d’aujourd’hui, même les plus grands pays européens sont individuellement incapables de jouer un rôle qu’ils jugeraient digne pour eux-mêmes. Et les fantasmes de rapprochement sino-européen sur fond d’entente russo-américaine n’ont évidemment rien à voir avec la réalité.
Majorité et minorité
L’auteur de ces lignes a déjà écrit dans les pages de « Profile » que le principal résultat international de l’opération militaire spéciale a été l’émergence d’un phénomène que nous avons tendance à appeler la majorité mondiale. La vaste communauté des pays a préféré prendre ses distances avec le conflit qui a éclaté ; elle s’est dérobée aux demandes insistantes de l’Occident de rejoindre la coalition des sanctions antirusses et a cherché à en tirer des avantages pour elle-même. Cela a été une surprise désagréable pour les États-Unis et a montré que l’environnement international est désormais organisé différemment. La Russie a la possibilité d’établir des relations qualitativement différentes avec la partie non occidentale du monde.
Nous assistons aujourd’hui à la deuxième conséquence de l’Opération spéciale, à l’intérieur du monde occidental. Et cela ouvre hypothétiquement des opportunités pour la Russie également. Il y a longtemps que l’on n’a pas observé un tel alignement idéologique entre Moscou et Washington. Dans le passé, lorsque cela se produisait, le dénominateur commun était l’agenda américain ; aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse. La Russie et les États-Unis font preuve d’une courtoisie mutuelle, ce qui est particulièrement impressionnant par rapport à leur récente attitude belliqueuse. Le désir de tirer parti de ce succès est compréhensible, d’autant plus que le tournant constructif coïncide symboliquement avec l’anniversaire de la conférence de Yalta. Mais restons lucides.
L’Occident est en train de livrer une bataille d’une importance fondamentale pour son avenir. L’une des parties (l’Amérique) a jugé utile d’engager le dialogue avec la Russie. Dans une certaine mesure, ce rapprochement est également dans l’intérêt de la Russie ; l’essentiel est de ne pas s’impliquer dans la confrontation de quelqu’un d’autre. Dans ce cas, il convient que la Russie adopte la position de la majorité mondiale : nous comprenons vos problèmes, nous sommes prêts à coopérer, mais dans la mesure du possible. Cela n’est même pas à cause du fait que, historiquement, l’implication dans les conflits politiques et idéologiques de l’Occident s’est toujours faite au détriment de la Russie. Il s’agit avant tout des relations avec le reste du monde. Et la tendance générale à s’éloigner de la domination de longue date de l’Occident se poursuivra, même si la trajectoire peut être assez tortueuse.
L’intention de Trump de rendre les relations avec les alliés aussi rentables que possible est un travail préparatoire. Le plus gros du travail commencera dans la phase suivante, lorsque les États-Unis s’attaqueront à des rivaux de plus grand calibre, notamment la Chine. Dans cette situation, il sera important pour M. Trump de veiller à ce que la Russie ne serve pas de facteur de renforcement de Pékin, comme il l’a dit pendant la campagne électorale de 2016. Au cours de son premier mandat, l’affaire a capoté pour des raisons intérieures américaines ; aujourd’hui, la capacité de Trump à réaliser ses intentions s’est améliorée. Il est peu probable que la carte blanche actuelle dure éternellement, mais jusqu’à présent, le degré d’incapacité générale à résister à sa poussée est impressionnant.
Pour des raisons historiques et culturelles, la Russie est plus à l’aise pour faire des affaires avec des interlocuteurs occidentaux qu’avec des représentants d’autres régions. L’expérience des trois dernières années a montré combien il est difficile de nouer des liens avec de nouveaux partenaires. D’une part, il y a la psychologie différente des contacts, et d’autre part, toute l’infrastructure mondiale est encore adaptée au rôle central des États-Unis et de l’Occident, et les alternatives sont difficiles à trouver. La tentation de se tourner vers le « bon vieux temps » est donc là, et elle est compréhensible. Mais il ne faut pas y céder.
La fin avant la suite
D’une manière générale, l’essentiel ne réside pas dans les éternelles fluctuations des relations entre la Russie et l’Occident, ni dans les caprices de la fortune lors des élections. Ce qui importe, c’est l’orientation de la transformation mondiale. Le retour de la Russie sur la voie de son interaction habituelle avec l’Occident signifierait la consolidation du modèle de la guerre froide. Un tel modèle enferme la Russie dans le giron des États-Unis et de l’Occident, tandis que le reste du monde cherchera de plus en plus à maximiser la diversification et à éviter les relations contraignantes.
La majorité de la population mondiale perçoit la Russie comme une entité cherchant avant tout à obtenir la reconnaissance de l’Occident, y compris par le biais d’un conflit. En conséquence, dès que les pays occidentaux passent de la colère à la pitié, la Russie tourne immédiatement le dos à tous les autres, cherchant de nouvelles relations avec les « partenaires de ses rêves ». La justesse de cette évaluation est une autre question, mais elle est très répandue. Si Moscou se comporte effectivement selon ce stéréotype, cela sera presque fatal pour sa politique future.
Le conflit ukrainien, comme je l’ai déjà écrit dans ces pages, n’est pas une bataille pour le futur ordre mondial, mais la fin (espérons-le) de la guerre froide qui a duré toute la seconde moitié du vingtième siècle. Une conclusion militaro-politique et diplomatique réussie du conflit renforcera sans aucun doute la position de la Russie pour la période à venir. Mais précisément en tant que participant significatif et indépendant dans le grand jeu compliqué qui se déroule actuellement. Non pas pour l’ordre mondial, mais pour gagner et utiliser des avantages relatifs pour une longue période de politique internationale mal ordonnée. Une période au cours de laquelle il n’y aura pas de « nouvelle partition du monde » parce qu’elle ne peut être fixée.
Tout le monde changera au fur et à mesure de la partie. L’Occident, qui est entré dans une période de transformation systémique douloureuse, qui n’est d’ailleurs pas identique dans ses différentes composantes. La Russie, qui devra redéfinir ses objectifs et élargir la palette de ses outils. La Chine, qui a atteint un niveau où il faut soit « verrouiller les profits », soit entrer dans un jeu beaucoup plus risqué. Et ainsi de suite.
Et pour finir, je dois répéter une banalité. Il n’est possible de jouer le jeu dans un tel environnement que s’il existe un arrière solide – un état qui résiste à toutes les tensions et qui est en harmonie avec la société. Sans cela, nous ne serons pas en situation de jouer.
L’auteur est rédacteur en chef de la revue Russia in Global Politics et président du Council on Foreign and Defence Policy (CFDP).
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