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Discours de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, lors d’une conférence de presse sur le bilan des activités de la diplomatie russe en 2024, Moscou, 14 janvier 2025.
Nous publierons demain en deuxième partie la suite des questions de la presse et leurs réponses, mais il est important de comprendre l’idée fondamentale exprimée ici clairement par Lavrov : la continuité et rupture après Yalta et jusqu’à aujourd’hui. Marianne insiste particulièrement et elle a raison de le faire sur ce qui préoccupe les Russes mais dont l’occident et son appareil de propagande, selon le mot de Chomsky, paraissent ne pas avoir le moindre soupçon, à savoir le fait que les occidentaux hégémoniques impérialistes ont une obsession majeure qui conduit à la guerre, détruire les accords de Yalta qui sont pourtant à la base de toute « la régulation institutionnelle » telle qu’elle s’est mise en place, y compris la charte des Nations unies, aux lendemains de la deuxième guerre mondiale. (note de Danielle Bleitrach et Marianne Dunlop, traduction légèrement révisée).
Mesdames et messieurs,
Je souhaite à toutes les personnes ici présentes un joyeux Nouvel An et un joyeux Noël à ceux qui le célèbrent. Je félicite également tous ceux qui, en ces jours comme toujours, gardent leur sens de l’humour face à la vie, je souhaite un joyeux Vieux Nouvel An [du fait d’un décalage de 13 jours entre les calendriers juliens et grégoriens, les Russes célèbrent également leur propre Nouvel An, « Старый Новый год », ou « Ancien Nouvel An », NdT], qui était fêté hier et qui a certainement aussi apporté beaucoup d’évènements joyeux avec la « prose de la vie », dont on ne peut s’échapper et dont nous parlerons principalement aujourd’hui.
Les évaluations fondamentales de la situation internationale de ces dernières années, de nos actions, de notre orientation et des objectifs de notre travail sur la scène internationale ont été présentées en détail par le Président russe Vladimir Poutine lors de sa grande conférence de presse du 19 décembre 2024. Avant cela, il a abordé régulièrement les questions internationales dans ses autres interventions, notamment lors de la réunion du club de discussion Valdaï et à d’autres occasions. Je ne m’attarderai pas en détail sur les évènements qui ont rempli la vie internationale et constitué le fond de notre travail et de nos initiatives.
Je rappelle, et nous en parlons depuis longtemps, que l’étape historique actuelle représente une période (peut-être même une époque) de confrontation entre ceux qui défendent les principes fondamentaux du droit international (et de l’ordre établi après la Victoire sur le nazisme et le militarisme japonais lors de la Seconde Guerre mondiale), principes établis, ancrés et consacrés dans le document juridique international qui fait loi (je fais allusion à la Charte de l’ONU), et ceux que cette Charte ne satisfait plus, qui après la fin de la guerre froide ont décidé que « l’affaire est close », que le principal concurrent, à savoir l’Union soviétique et le camp socialiste qui l’accompagnait, était éliminé pour toujours. Ils ont décidé que désormais et à l’avenir, ils pouvaient se référer non pas à la Charte de l’ONU, mais à la volonté qui mûrit au sein de l’Occident politique, qui inclut également les alliés des États-Unis d’Asie (Japon, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud). Nous les appelons l’Occident politique, l’Occident collectif. Ayant senti qu’ils avaient « gagné » la guerre froide, ils ont décidé qu’à l’avenir, aucun accord avec un concurrent fort, comme l’était l’URSS, n’était plus nécessaire, et qu’ils résoudraient toutes les questions de manière autonome, tandis que les autres recevraient des « ordres d’en haut », à la manière dont fonctionnait le système du parti en Union soviétique (Politburo, Comité central, comité régional, comité de district, etc.).
À cette époque, la Chine n’avait pas encore atteint les succès colossaux dans le développement économique ni son influence politique que nous observons aujourd’hui, donc l’Occident ne rencontrait pas de résistance sérieuse. Le Président Vladimir Poutine a parlé à plusieurs reprises de manière détaillée et convaincante, notamment en expliquant les véritables causes premières du début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, que nous étions obligés de repousser une attaque, une guerre, commencée contre nous par ce même Occident collectif avec l’objectif principal de supprimer un autre concurrent, et comment la Russie s’est révélée être à nouveau sur la scène internationale. Je ne vais pas énumérer ces raisons en détail. Leur objectif principal est d’affaiblir notre pays sur le plan géopolitique, en créant non pas quelque part au-delà des océans, mais directement à nos frontières, sur des territoires historiquement russes, établis et développés, aménagés par les tsars russes et leurs contemporains, des menaces militaires directes dans une tentative de saper notre potentiel stratégique et de le dévaluer au maximum. La deuxième raison est également liée à l’histoire de ces terres. Seulement nous ne parlons pas des terres, mais des gens qui ont vécu pendant des siècles sur ces terres, les ont développées à partir de rien, ont construit des villes, des usines, des ports. Le régime ukrainien, arrivé au pouvoir après un coup d’État anticonstitutionnel, a simplement déclarés ces gens « terroristes ». Et quand ceux-ci ont refusé de l’accepter, il a mené une « offensive » totale contre tout ce qui était russe, contre ce qui pendant de longs siècles constituait l’essence des territoires où les gens ont refusé d’obéir aux nouveaux nazis.
Nous observons maintenant le point culminant de cette « bataille ». Je suis sûr qu’il y aura des questions à ce sujet, donc je n’entrerai pas dans les détails. Je voudrais souligner encore une fois (comme nous disions à l’époque soviétique dans les établissements d’enseignement) les principales contradictions de la période historique actuelle – entre ceux qui sont pour la multipolarité, pour la Charte de l’ONU, pour le principe d’égalité souveraine des États, qui exige de tous ceux qui l’ont ratifiée de ne pas imposer leur volonté mais de prouver leur bien-fondé et de chercher un équilibre des intérêts, de négocier, et pour tous les autres principes qu’elle contient. Ils fournissent la base juridique internationale du caractère équitable du système qu’on appelle communément de Yalta-Potsdam. Beaucoup en parlent maintenant, y compris nos politologues, comme d’une époque révolue. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette évaluation. Le sens juridique international du système de Yalta-Potsdam ne nécessite aucune « rénovation », c’est la Charte de l’ONU. Tout le monde doit l’appliquer. Et l’appliquer non pas sélectivement, comme un menu (je choisirai du poisson aujourd’hui, et demain autre chose), mais dans son intégralité. D’autant plus que toutes les interconnexions entre les principes de la Charte de l’ONU ont déjà été unanimement définies dans la Déclaration spéciale relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies. Et personne ne s’y est opposé.
Je répète que l’autre camp, qui s’oppose aujourd’hui à la multipolarité et au mouvement vers la multipolarité, part du principe qu’après la fin de la guerre froide, la Charte ne lui est plus « applicable », qu’il a sa propre charte. Et avec leur « charte occidentale », qu’ils appellent « ordre mondial fondé sur des règles » (bien que personne ne l’ait vue), ils s’immiscent dans chaque monastère, mosquée, temple bouddhiste, synagogue [allusion à un proverbe russe : apporter ses propres règles dans le monastère du voisin, NdT]. C’est là que nous voyons les principales contradictions.
Le désir de se proclamer arbitres des destins après la fin de la guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique conserve maintenant une inertie colossale. Cela me surprend et m’inquiète un peu. Car tout politique sensé doit comprendre que ces 30-35 dernières années, les temps ont radicalement changé. L’opposition à la dictature occidentale s’est rétablie, non plus sous la forme de l’URSS, mais sous celle des nouvelles économies émergentes, des centres financiers en Chine, en Inde, dans l’Asean, dans le monde arabe, dans la Celac. C’est aussi la nouvelle Russie avec ses alliés de l’Union économique eurasiatique, de la CEI, de l’OTSC. C’est aussi l’OCS, les Brics, et de nombreuses autres associations en développement rapide et économiquement prospères dans toutes les régions, les pays du Sud global ou, plus justement, de la majorité mondiale. Il existe déjà une nouvelle réalité, des concurrents forts, désireux de rivaliser honnêtement dans l’économie, la finance, le sport. Mais l’Occident (du moins ses élites actuelles) ne peut plus surmonter cette inertie de sa « supériorité totale », de la « fin de l’histoire ». Ils « glissent » sur une pente descendante, essayant partout de « barrer la route » aux concurrents, y compris dans l’économie. Littéralement aujourd’hui, les États-Unis ont annoncé un nouveau paquet de sanctions dans le domaine des microprocesseurs d’intelligence artificielle, interdisant notamment leur importation dans les pays membres de l’Otan et de l’Union européenne. J’ai la ferme conviction que les États-Unis ne veulent aucun concurrent dans aucun domaine, à commencer par l’énergie, où ils donnent sans hésiter leur feu vert pour commettre des actes terroristes visant à détruire la base du bien-être énergétique de l’UE, où ils incitent leurs clients ukrainiens à mettre maintenant hors service Turkish Stream après Nord Stream. Le rejet d’une concurrence loyale dans le domaine économique et l’utilisation de méthodes déloyales et agressives de suppression des concurrents se manifeste dans la politique de sanctions que les États-Unis et leurs alliés ont prise pour base de leurs actions sur la scène internationale, y compris envers la Russie, mais pas seulement. De nombreuses sanctions sont également imposées contre la Chine. Comme je l’ai déjà dit, ils imposent même des sanctions à leurs alliés sans sourciller, dès qu’apparaît la moindre crainte qu’ils produisent quelque chose quelque part moins cher et le promeuvent plus efficacement sur les marchés internationaux que ne le font les producteurs américains.
Le domaine du sport est une véritable épopée de la transformation de compétitions honnêtes en un service aux intérêts du pays qui s’est autoproclamé vainqueur en tout.
Si Donald Trump, en prenant ses fonctions de président, rend l’Amérique encore plus grande, il faudra regarder très attentivement par quelles méthodes cet objectif, proclamé par le Président Trump, sera atteint.
J’ai identifié ce que nous appelons la contradiction principale du moment présent. Je suis prêt à vous écouter et à réagir.
Question: Ma question concerne ce que vous avez dit dans votre discours concernant le système de Yalta-Potsdam, sur le fait qu’il existe et qu’il est nécessaire d’en respecter les dispositions fondamentales. Mais que faire si les acteurs mondiaux qui ont proclamé un « ordre mondial fondé sur des règles » ont affirmé qu’ils ne considèrent plus ce système comme pertinent pour eux? Comment la Russie prévoit-elle de les maintenir dans ce système?
Sergueï Lavrov: Concernant le système de Yalta-Potsdam, je répète encore une fois qu’il n’a pas disparu. On dit maintenant qu’il est épuisé. Les politologues conseillent de chercher autre chose. De s’asseoir à nouveau à trois, quatre ou cinq et de mettre quelque chose sur papier, en tenant compte des nouveaux rapports de force.
Le système de Yalta-Potsdam a été initialement discuté, conçu et créé avec la rédaction de la Charte de l’ONU par les puissances qui ont combattu contre le nazisme – l’URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni. Lorsque les principes fondamentaux de l’ordre mondial d’après-guerre ont été convenus, les Français se sont joints. Puis, après la révolution en Chine, la République populaire de Chine est également devenue, après un certain temps, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Je suis profondément convaincu que la Charte de l’Organisation n’a besoin d’aucune amélioration en ce qui concerne les principes. Les principes d’égalité et d’autodétermination des peuples, d’égalité souveraine des États, de garantie de l’intégrité territoriale des États dont les gouvernements se comportent décemment, respectent les droits de toutes les nations habitant le pays en question et, de ce fait, représentent toute la population vivant sur leur territoire. On ne peut pas en dire autant du régime nazi de Kiev, arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État il y a 11 ans. Il ne représentait ni les Criméens, ni les habitants du Donbass, ni le peuple de la Nouvelle-Russie dès la première seconde.
Tous ces principes sont justes. Nous sommes aussi pour la réforme de l’ONU. Mais il y a ceux qui disent que la plus grande injustice est le statut de membre permanent de certains pays au Conseil de sécurité avec un droit de veto. Nous avons expliqué à maintes reprises que c’est un mécanisme spécial. Il n’existait pas auparavant dans les structures précédentes que la communauté mondiale essayait de créer. Nulle part il n’y avait de telles structures où quelqu’un avait des droits spéciaux. La formation du mécanisme des membres permanents du Conseil de sécurité est devenue le résultat d’une leçon tirée de l’expérience de la Société des Nations, où s’appliquait le principe « un pays – une voix ». Cela ne permettait pas non seulement de donner des privilèges supplémentaires aux grandes puissances, mais ne permettait pas non plus aux pays plus grands, plus influents pour des raisons objectives, de réaliser leur responsabilité particulière. Ils ne ressentaient pas leur responsabilité pour le destin des systèmes qui étaient créés, y compris la Société des Nations.
Tout le reste dans la Charte, ce sont des principes absolument justes qui exigent une application non pas sélective mais globale.
Concernant la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Oui, elle est nécessaire. Les pays qui assument une responsabilité particulière dans l’économie mondiale, les finances, la politique, les configurations militaires, bien sûr, ne sont pas tous représentés au Conseil de sécurité de l’ONU. Nous avons dit à plusieurs reprises que des puissances comme l’Inde et le Brésil, selon tous les paramètres, ont depuis longtemps mérité une « résidence » permanente au Conseil de sécurité de l’ONU en même temps qu’une décision correspondante sur la représentation permanente africaine au Conseil de sécurité.
D’autre part, l’Occident essaie encore une fois d’enrayer ce processus, d’assurer par tous les moyens, justes ou non, des positions dominantes pour lui-même. Déjà maintenant, il possède 6 sièges parmi les 15 membres permanents. Les Américains citent parmi leurs principaux candidats pour l’adhésion permanente au Conseil de sécurité l’Allemagne et le Japon, qui n’ont aucune voix indépendante dans la politique mondiale. Ils suivent aveuglément, docilement le sillage des États-Unis. Et quand Washington les lèse directement, ils n’osent piper mot. Comme n’a pas osé piper mot le chancelier Olaf Scholz après que les gazoducs Nord Stream ont été sabotés. Il a simplement détourné timidement et silencieusement les yeux.
La même chose s’applique au Japon, qui dépend entièrement des États-Unis. Ce n’est pas honnête. L’Occident possède déjà 6 sièges sur 15. Ça suffit. Il faut augmenter la représentation des pays en développement.
Quand nous aurons tous (après la réforme, pendant, dans le contexte, parallèlement à la réforme du Conseil de sécurité) fait comprendre à l’Occident qu’il n’est plus en mesure, comme à l’époque coloniale, d’imposer au monde entier à longueur de siècles ses ordres, d’extraire les richesses des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, de vivre aux dépens des autres, et qu’il faut maintenant chercher un équilibre des intérêts, nous avons pour cela une excellente base, le fondement juridique international de l’ordre mondial de Yalta-Potsdam, la Charte de l’ONU. Il faut juste l’appliquer. Et pour cela, il faut comprendre qu’il n’est plus possible d’imposer sa volonté au monde.
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jean-luc
Petit détail : il doit y avoir une coquille dans la transcription du discours. Il n’y a que 5 membres permanents (et 10 membres élus pour deux ans) au Conseil de Sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, l’Occident Collectif, pour reprendre le vocable de Lavrov, a 7 représentants : USA, France et UK (permanents), Corée du Sud, Danemark, Grèce et Slovénie (élus).