L’unité militariste et raciste de l’occident se crée par le seul moyen de la soumission de races et peuples inférieurs qui sont alors décrits comme coupables et menaçants… la constante d’un impérialisme en perpétuelle mutation dans l’évolution de ses propres contradictions…
Le péril jaune, cette expression n’est plus guère employée mais reste dans l’imaginaire collectif. Retourner à l’origine de l’expression et à son auteur n’est pas inutile pour mesurer le substrat, l’empilement des “interprétations,” sur lequel s’enracinent nos préjugés d’aujourd’hui. Ceux qui nous rendent inaptes à entendre la demande d’un dialogue nécessaire autour de notre “destin commun”.
L’expression est de Guillaume II, le dernier empereur d’Allemagne, qui eut pour ministre un Bismarck nettement plus compétent que lui, il faut l’avouer… Nous sommes à la veille de la première guerre mondiale et les puissances occidentales se jettent sur la Chine pour la dépecer. L’Allemagne en plein processus unificateur met les bouchées doubles. Son volontarisme “civilisationnel” éclaire la nature profonde de l’occident, déchiré par ses divisions de classe, ses concurrences entre nations prédatrices, fonde son unité “par le fer et le sang”, pour reprendre l’expression de Bismarck artisan de cette unité, en militarisant sa culture, un projet de civilisation qui ne peut réaliser ladite unité qu’en mobilisant sa classe ouvrière, sa paysannerie, classes laborieuses, classes dangereuses dans une perspective d’asservissement de races jugées coupables de menaces existentielles.
Voici un tableau qu’il commanda et inspira sur le plan idéologique illustrant son projet et il l’offrit à son cousin le tsar Nicolas II pour l’inciter à participer à la croisade des peuples d’occident contre la menace représentée par ces peuples barbares et cruels qui n’acceptaient pas de se soumettre à la vision civilisatrice de l’impérialisme.
C’est ce monde-là qui inspira à Lénine son célèbre ouvrage : Impérialisme stade suprême du capitalisme, celui du stade des affrontement dits nationaux dans lesquels des monarques dans le sillage des grands monopoles à la recherche de marchés imposent des guerres… y compris on s’en souvient celle de l’opium… Comment par quel étrange retournement en sont-ils arrivés à cette vision, celle de ce tableau? Et en quoi cette idéologie est-elle toujours plus celle d’un impérialisme qui a muté et est entré dans le stade ultime, celui où chaque manœuvre de plus en plus destructrice précipite une fin qui pourrait être celle de l’humanité.
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A l’issue de la première guerre mondiale, l’empereur allemand (tous ces monarques étaient cousins germains et avaient pour grand-mère la reine Victoria) Guillaume II est désigné par les puissances alliées comme le principal responsable du conflit et l’article 227 du traité de Versailles (1919) l’accuse personnellement d’« offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités ». Le Premier ministre britannique David Lloyd George est encore plus expéditif et réclame de le pendre, rejoignant l’opinion exprimée par des campagnes de presse. Ce n’est pas seulement la défaite qui lui est attribuée mais un désastre dynastique vu le nombre de monarques qui succombent à la colère des peuples devant cet abominable massacre. Les accusations le concernant n’ont cessé de prendre de l’ampleur et la thèse de Fritz Fischer dans Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale suggère un calcul politique de grande envergure. Selon lui, l’Empire allemand aurait visé à l’hégémonie en Europe plusieurs années avant la guerre ; dernier venu sur la scène coloniale, il aurait aspiré à la domination mondiale par une victoire totale sur les autres puissances européennes. La guerre aurait été décidée par l’Allemagne avant même décembre 1912.
Mais pour certains anciens combattants comme Hitler, il y a eu trahison, et les coupables de cette guerre seront les juifs, sang étranger à l’intérieur du peuple allemand. Mein Kampf est un long plaidoyer pour que les juifs criminels rendent justice au peuple allemand trahi. Ils doivent payer leurs crimes contre le Reich, s’obstineront les nazis. Dans leur conquête des terres slaves, esclaves naturels, les juifs sont également les cadres de la révolte bolchevique et l’extermination prendra toute son ampleur dans la conquête des terres russes. L’Allemagne considérée avec son Kaiser velléitaire comme responsable de tous les crimes doit payer et face à la rébellion communiste, est entretenue et encouragée celle réactionnaire des anciens combattants mobilisés par la trahison et par la revanche.
Le thème de l’étranger coupable des crimes du capitalisme est destiné à prendre de l’ampleur et connaitre de nouvelles métamorphoses. Le péril jaune est une matrice, celle de l’origine, celle d’un passé mythifié du Reich mais aussi de l’Europe, de l’occident. A la suite de la deuxième guerre mondiale, il y aura une réinterprétation du péril venu de l’étranger. C’est à la fois une utilisation de l’holocauste qui fait que les antisémites les plus forcenés deviennent les meilleurs soutiens des juifs en Israël, et qui limite les crimes du nazisme à la seule extermination des Juifs pour mieux dénoncer le bolchevisme et le stalinisme comme le crime totalitaire menaçant l’Occident. Puis il y aura le terrorisme et maintenant ça se recentre sur le trio du chaos, la Chine, la Russie et la Corée du nord. On se croirait encore dans les visées de l’unité de l’UE sur le modèle de l’Allemagne de Guillaume II qui déjà annonce le nazisme avec l’Allemagne et à la fin de la seconde guerre mondiale qui dans le sillage de la fausse dénazification et vrai maintien au plus hauts postes de l’état des anciens nazis et la même classe de junkers conservateurs dont le fleuron est madame Ursula von der Leyen ont poursuivi leur ruée vers l’est dans le cadre de l’OTAN et de l’UE.
Il est vrai que ceux qui ont obtenu la démission de l’empereur Guillaume II, en l’occurrence le maréchal Hindenburg (oui le même qui donna le pouvoir à Hitler alors que ce dernier avait perdu les élections) sont transformés alors comme Pétain en sauveurs de la patrie, comme ceux qui signent Munich.
L’empereur et son épouse, particulièrement entêtée et méprisante devant la chienlit du peuple, ne voulaient rien entendre et prétendaient être en force pour mater le peuple révolté avec sa marine et ses “spartakistes”. Les militaires lui imposèrent la fuite organisée. On le fait s’enfuir vers les Pays-Bas, État neutre, et il s’installa à Doorn sous la protection de la reine Wilhelmine, une parente également. Il fait suivre dans son exil une soixantaine de wagons remplis de biens personnels et d’œuvres d’art, ce qui lui évite de subir le sort de son cousin Nicolas II tsar de la Russie.
Mais pour revenir à l’idéologie de cet étrange personnage, il ne se contenta pas d’un concept, le péril jaune, mais derrière ce terme il y eut un projet de “civilisation’ (1) : remodeler le monde pour y construire un empire allemand à la dimension non seulement de celui des Français contre lequel il est constamment en bisbille dans des affrontements coloniaux. Mais il rêve surtout d’égaler les cousins britanniques, rattraper le temps perdu de la faiblesse…
Il est partout comme on dira plus tard avec une certaine prescience : lors de sa visite à Jérusalem en 1898, la ville est nettoyée et réaménagée, et on abat même une partie de la muraille centenaire à la porte de Jaffa afin de faciliter le passage de la délégation allemande ; l’empereur entra par la Nouvelle Porte qu’il tenait à franchir à cheval. Il y rencontrera notamment Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, venu lui demander son soutien pour l’établissement d’un Foyer juif en Palestine, à l’époque sous administration ottomane.
Il tenta vainement d’influencer la politique orientale du tsar Nicolas II de Russie et il lui offrit notamment le tableau qui illustre cet article et qui a été peint par Hermann Knackfuss représentant l’Europe devant défendre ses valeurs en Chine.
Notez sur la gravure que l’occident blanc, selon Guillaume II, est prévenu par l’archange Gabriel, et que ce sont des femmes armées dans une sorte de remake de Jeanne d’Arc dans une interprétation wagnérienne des walkyries européennes d’avoir à se protéger du péril qui s’avance en la personne de l’empire asiatique.
Lors de la révolte des Boxers, Guillaume II met en place une réponse très violente et envoie des troupes allemandes en Chine, auxquelles il déclare qu’« aucun pardon ne sera accordé, aucun prisonnier ne sera fait, de sorte que pendant 1 000 ans aucun Chinois n’osera même regarder un Allemand de travers ». L’armée allemande se livrera en Chine à une véritable opération de vengeance, consistant en des destructions de villages, viols et pillages à grande échelle.
Il faut dire pour contextualiser encore plus ces mœurs civilisatrices que le siècle (le XXe) a débuté par une guerre oubliée depuis mais qui a passionné les européens.
Avec la dynastie des Qing (1644-1911), « Jamais l’Empire chinois n’a été si vaste, si prospère, si peuplé […] : c’est la pax sinica, de 1683 à 1830 environ. Puis les étrangers (Anglais, Français, Russes d’abord — Allemands, Japonais, qui de vassaux imitent les occidentaux tout en renforçant les traditions) vont détruire la dynastie alors que la Chine parait au fait de sa puissance et de son influence. Le traité de Nankin (ouverture de cinq ports et cession de Hong Kong au Royaume-Uni, 1842) inaugure l’ère des traités inégaux ». Mais surtout, la guerre civile dite des Taiping en raison de sa durée (1851-1864) et surtout de l’ampleur des pertes (une vingtaine de millions de morts) affaiblit considérablement l’Empire. Enfin, « Deux guerres perdues, contre la France (1883-1885) et le Japon (1894-1895), la défaite des Boxers » (1899-1901) montrent la faiblesse de la Chine de l’impératrice Cixi (1835-1908) et c’est la curée.
La guerre entre le Japon et la Russie est une course de vitesse entre deux prédateurs pour mettre la main sur le contrôle de la Mandchourie et de la Corée jusqu’ici dans l’aire chinoise. Une grande première qui a des incidences encore aujourd’hui. Si la construction du transsibérien est un atout pour les troupes russes, le Japon s’érige à la fois en protecteur des asiatiques de la Corée en particulier et en suzerain de celles-ci à la place de la Chine avec des guerres dont la cruauté est commentée par toute la presse occidentale. Là convention de Tientsin (18 avril 1885) signée entre la Chine et le Japon garantit une indépendance relative de la Corée, mais aussitôt la convoitise des richesses coréennes en minerai de fer et terre du riz ouvre le pays en 1876 et, depuis la convention de Tientsin, et sous prétexte de désordre, le Japon attaque la Chine le 1er août 1894. Le traité de Shimonoseki (17 avril 1895) consacre la victoire japonaise. Ce traité réitère la garantie de l’« indépendance » coréenne, mais octroie aussi au Japon la presqu’île du Liaodong (qui comprend Port-Arthur), territoire chinois au sud de la Mandchourie. La Russie qui lorgne le contrôle de l’extrême orient intervient et se fait battre à son tour.
Notons que si notre imaginaire collectif français n’a aucun souvenir de ces épisodes, les peuples concernés, justement le trio du chaos actuel Russie, Chine et Corée du nord en ont un souvenir très actif y compris dans leur relation avec le Japon et la Corée du sud.
Jacques Novicov un sociologue russe d’expression française analysa le phénomène désigné sous le vocable de “péril jaune” à la fin du XIXe siècle et il eut le mérite (comme Karl Marx (2)) de passer du terrain militaire à celui économique.
“Le péril jaune, dit-il, est signalé de toutes parts. Les Chinois sont quatre cent millions théoriquement, ils peuvent mettre trente millions d’hommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devaient envahir l’Europe, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais on s’est aperçu que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire. Depuis qu’ils se sont laissés battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte face. Le péril jaune n’est plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut rentrer dans nos préoccupations, le péril jaune vient surtout de l’ouvrier chinois qui se contente de cinq sous”.
Notez que ce sont surtout les Etats-Unis et l’Australie qui ont connu ces vagues d’immigration. Là encore la dimension nationale joue pour aider à spécifier les enjeux. Mais alors que Marx analyse le déplacement du cente de gravité de ce qu’il définit à l’époque comme dominé par l’Angleterre par la construction des chemins de fer qui vont vers le Pacifique et de la manière dont un prolétariat chinois réduit à l’émigration, à la misère va venir sur les routes de la conquête de l’ouest, il en retire une vision du rôle nouveau que le peuple chinois va pouvoir jouer en montrant que le XXe siècle sera celui de l’affrontement entre les USA et la Chine dans le Pacifique.
1) voir ci-dessous quelques notes à propos de la vision civilisatrice de Guillaume II et la création de la UFA
2) texte de Karl Marx : la Chine, l’Angleterre et la révolution, déplacement du centre de gravité mondial.
1) La culture ou l’unification allemande obtenue par le “fer et le sang” et la représentation cinématographique du nazisme…
L’unification de l’Allemagne par le fer et le sang, c’est par ces mots que Bismarck a défini le projet civilisationnel allemand, marqué par la guerre de trente ans qui tua la moitié du continent européen. Un projet culturel d’unification européen divisé en de multiples principautés après la réforme et la contreréforme. Un projet par la description duquel débute l’ouvrage que j’ai consacré à l’analyse d’un film de Brecht et de Fritz Lang, Les bourreaux meurent aussi.
Ce projet culturel a été décrit par l’empereur Guillaume II le 16 décembre 1901, dans un texte qui résume le rôle dévolu à la culture pour parachever l’unité de l’Allemagne et sa mosaïque d’États disparates : “Mais il y a plus, l’art doit contribuer à l’éducation du peuple. Il doit procurer aux classes inférieures la possibilité après sa peine et son dur labeur de reprendre courage auprès des idéaux. Les grands idéaux sont devenus pour nous, le peuple allemand, les biens durables tandis que pour d’autres peuples ils sont plus ou moins perdus… L’art qui s’élève au lieu de descendre la rigole. Le moyen de cette union des Lands était pour lui l’art, la culture. Un peuple unifié par une langue (Hoch Deutsch) et une interprétation romantique de son passé avec l’idéalisation de Goethe et Schiller. Mais l’on peut affirmer que sans le militarisme allemand, la culture allemande n’aurait pas eu ce caractère conquérant. (…) On ne comprend pas ce qu’est la UFA, le grand trust de production et de diffusion de l’art cinématographique, avec Fritz Lang comme maître incontesté, si l’on ignore l’impulsion apportée au début du siècle par la volonté d’unification du Reich allemand ” (Bertolt Brecht et Fritz Lang, Le nazisme n’a jamais été éradiqué ; Lettmotif, 2015. p.19 à 20)
Brecht et Fritz Lang font un film, un des quatre films antinazis de Lang, à Hollywood alors qu’ils sont tous les deux en exil aux USA. J’ai tenté d’élaborer à propos de ce film une sociologie du cinéma et des faits culturels. Je l’ai donc contextualisé à la fois dans le champ politique et celui de la culture, en tentant de montrer les enjeux de chacun de ces champs, pour reprendre le concept de Bourdieu, et leurs liens dialectiques dans l’histoire. Et je renvoie donc le lecteur à ce travail sur un film qui partait d’une analyse de l’engagement de Brecht et Lang dans l’antinazisme. Pour ce dernier qui était la grande vedette du cinéma allemand, la UFA, j’ai dû remonter jusqu’au contexte de la création de ce cinéma allemand y compris alors que chutent les monarchies avant, pendant et après la première guerre mondiale et c’est dans cette histoire que j’ai découvert le rôle idéologique de Guillaume II. Mais également toute une littérature populaire centrée sur le divertissement, qui produit des feuilletons et des séries sur des héros fantastiques et ésotériques qui naviguent à travers les continents : Mabuse mais aussi Fu Manchu et d’autres exotiques incarnations du mal qui fournissent à l’industrie cinématographique naissante des sujets populaires… C’est toute une culture de masse, des romans à quatre sous, du cinéma qui étrangement rejoint les obsessions de Guillaume II créateur de la UFA pour remonter le patriotisme des troupes allemandes et décourager le défaitisme des tranchées…
Avec deux interrogations : pourquoi Fritz Lang et Brecht choisissent-ils une fiction qui mettrait en scène la résistance pragoise alors que l’assassinat d’Heydrich a été réalisé par des parachutistes tchèques venus de leur exil londonien, et pourquoi avoir totalement occulté la question juive alors qu’Heydrich est le principal architecte de la “solution finale”, Eichman n’étant que son subordonné. En tant que chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA), avec Himmler et Hitler pour seuls supérieurs, il fut chargé de coordonner l’identification, le transport et le meurtre des Juifs européens à partir de l’été 1941. Il organisa et dirigea la conférence de Wannsee en janvier 1942, puis fut assassiné à Prague en mai 1942 par des résistants tchèques (formés et armés par les services secrets britanniques). En 1934, il est nommé chef de la Gestapo, un organisme mis en place en unifiant différentes agences de police allemandes. En 1939, le RSHA unifie toute la police allemande sous les ordres de Heydrich. Plus tard la même année, il crée les Einsatzgruppen, qui suivent la Wehrmacht en Pologne et éliminent les opposants. En 1941, Heydrich joue un rôle important dans la planification de l’action Barbarossa et il rédige les ordres destinés aux Einsatzgruppen, qui feront environ 1,2 million de victimes durant l’Holocauste. Le 31 juillet 1941, Heydrich reçoit une lettre de Hermann Göring lui demandant de faire « toutes les préparations nécessaires à l’organisation, aux aspects matériels et aux besoins financiers d’une solution finale à la question juive sur les territoires d’Europe sous influence allemande ». Le procès-verbal de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 révèle cependant que Heydrich avait interprété cette mission de manière très large et qu’il ciblait en réalité 11 000 000 de Juifs dans 32 pays, y compris dans des pays qui n’étaient pas à l’époque sous le contrôle ou l’influence de l’Allemagne.
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