Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

COMMENT PEUT-ON NE PAS ETRE CHINOIS ?

Voici une première mouture de la partie du livre dont nous sommes chargées Marianne et moi et qui traite de la Chine et du rôle qu’elle joue aujourd’hui dans la manière dont nous abordons la crise de civilisation à laquelle nous sommes confrontés. Cette approche sera complétée par celle de trois autres auteurs qui traiteront eux aussi de ce que la Chine a à nous dire sur le monde qui nait mais en privilégiant d’autres aspects. Cette partie doit être complétée par une autre de format équivalent portant sur le partenariat “stratégique” de la Chine et de la Russie, illustré par un ou deux textes traduits du russe par Marianne. Nous soumettons donc cette approche encore en gestation aux autres auteurs et lecteurs patients. Ce livre n’est pas écrit pour passer le temps, il est militant. Il s’adresse en priorité aux communistes, encartés ou non, parce qu’il nous semble que nous sommes dans un temps où les avancées de la direction du PCF sur le plan intérieur comme dans l’élaboration d’une perspective socialiste (un socialisme à la française) ont un besoin urgent de prendre conscience de la transformation géopolitique mais aussi “théorique”. Une contribution au futur congrès.

MARXISME, CRISE DE CIVILISATION ET LE MONDE QUI NAIT

Ce livre écrit à plusieurs mains est inspiré par une vision commune, celle d’ailleurs plus ou moins ressentie par un maximum d’habitants de notre planète : nous sommes à une époque de changements profonds dans le monde ce qui crée en France plus de malaise que d’espérance, la situation se dégrade et il ne parait y avoir aucun moyen d’y faire face. Par rapport aux coups portés il y a une atonie des luttes et le champ politique est encore plus désastreux. L’extrême droite prospère et l’on pense à ces périodes de l’histoire du continent européen ou l’emportait le macabre, le “vive la mort” comme une ultime égalité impossible dans la réalité voire ce qui correspond au “nihilisme”. Cette pensée du déclin nous la résumerions volontiers à deux “temps qui s’additionnent”. Le premier est la permanence d’un processus contrerévolutionnaire qui a caractérisé les années 1990 mais qui a sa source dans la manière dont l’impérialisme a été en capacité de reporter sa crise sur les pays du sud et a trouvé un nouvel espace de développement avec la chute de l’URSS. Le second est la manière dont cette crise concerne cette fois en priorité l’hégémonie occidentale qui fait planer la menace de sa propre fin comme l’avenir de l’humanité.

Cette époque est alors celle d’un changement de civilisation, avec en arrière fond, d’un côté le commencement réel de la fin de l’impérialisme capitaliste, et d’un autre côté le commencement tout aussi réel de la construction par un nombre croissant de peuples d’une communauté de destin. Cette construction prend appui sur les pays socialistes et donc, en premier lieu sur la Chine socialiste.

Mais comme le dit un proverbe africain, l’arbre qui tombe fait plus de bruit que celui qui pousse. Surtout si l’on subit le poids de l’idéologie dominante, celle d’une classe qui célèbre sa propre mort. Parce que nous y reviendrons il y a exceptionnalité de l’accélération de l’histoire quand se fissure la domination de classe.

Dans ces périodes là les utopies sont fréquentes mais ce qui existe et dont nous parlons ici n’est pas utopie mais bien un processus très réel. Le fait que sa réalité soit déformée et donne lieu à une propagande systématique faite de méconnaissance mais aussi de mensonges et campagne de calomnies fait partie de l’incapacité dans laquelle le citoyen des “démocraties” est maintenu non pas seulement par rapport à la Chine mais par rapport à sa propre capacité d’intervention démocratique sur sa propre vie. C’est ce que nous voudrions envisager avec vous simplement par une connaissance de ce qui est déjà là.

Si nous disons qu’il ne s’agit pas d’une utopie cela ne signifie pas au contraire que notre adhésion à ce processus serait une renonciation à une société juste, de paix, d’égalité, de fraternité, au contraire. Le facteur essentiel de l’effondrement du capitalisme à son stade de l’impérialisme financiarisé reste toujours la classe ouvrière, le “prolétariat” – qu’il faut redéfinir, comme il faut redéfinir la classe capitaliste – parce que ce “prolétariat” le capitalisme le produit plus que jamais comme sa principale contradiction parce que le dit prolétariat prend conscience de lui-même en menant jusqu’au bout sa transformation. Ce moment subjectif a été au centre des préoccupations de Lénine, mais en bon disciple de Marx, il aboutit au constat que l’Histoire est imprévisible mais que les déterminations profondes de classes, de mode de production n’ont jamais dit leur dernier mot quelles que soient les apparences. Ce qui s’étire sur des siècles comme la chute de l’empire romain, ou l’accès de la bourgeoisie à son rôle révolutionnaire (en gros six siècle minimum) connait une accélération dans laquelle les temporalités, les événements se bousculent. Ce qui passe chez Lénine, comme chez d’autres révolutionnaires comme Fidel Castro, Mao, a pu être analysé soit comme le fruit d’un complot cynique qu’ils auraient fomenté, soit comme comme des visionnaires mystiques alors qu’ils ne peuvent penser que ce qui est, et la perception de l’avenir déjà là est le résultat d’une pensée théorique qui unissait observation critique des faits avec une incroyable virtuosité conceptuelle qui dans l’imaginaire est capable de voir la transformation que d’autres ignorent.

Il ne s’agit pas d’une utopie parce que cette conscience n’est pas plus un rêve qu’une simple indignation morale. Ce facteur subjectif là, celui de l’indignation face à l’injustice, à la misère, aux massacres, risque de se substituer au facteur objectif, la connaissance des entrailles économiques des phénomènes capitalistes. Pourquoi ? parce qu’il y aurait là un risque : se tromper sur les facteurs sur lesquels on doit agir et sur la dialectique immanente de l’effondrement dans sa dimension objective, qui elle réside dans l’accumulation et la concentration du capital dans son passage au monopole et à la financiarisation dans la durée. Mais si cette histoire-là n’a jamais dit son dernier mot et nécessite d’être assimilée, paradoxalement elle peut paraitre s’immobiliser et ressurgir dans les crises conjoncturelles, sociales, politiques nationales, liées à des “circonstances” comme les guerres mais inscrites comme les décrits Clausewitz, dans des “exceptionnalités” qui mettent en route ce qui creusait sa route souterraine. C’est Claude Mazauric, l’historien de la Révolution française qui a mis en évidence ces temporalités dans lesquelles surgissent des “événements” correspondant à l’intervention consciente des masses en référence aux travaux de Lénine en particulier les études qu’il consacre à la classe ouvrière française et au 18 brumaire de Louis Bonaparte, montrant comment la Révolution rassemble des durées différentes, celle des conditions objectives et le moment d’exceptionnalité (1). Il est évident que nous vivons depuis les années 2020 une de ces accélérations dans lesquelles comme le signalait Lénine le moment le plus aigu de la contradiction de classe “devient crise de la politique dans la classe dominante”, c’est dans cette fissure-là que le mouvement des masses qui a continué à mûrir parait exploser, l’épidémie de covid, la guerre en Ukraine, les foyers de guerre qui se multiplient tout parait tout à coup se traduire par une crise du politique et l’incapacité des élections à constituer une issue. C’est alors que l’enracinement dans des formations économiques et sociales antérieures donne son originalité au moment. Le fait national joue son rôle alors même et sans doute à cause de cela parce qu’il demeure un cadre pertinent pour le prolétariat alors qu’il ne l’est plus totalement dans l’impérialisme financiarisé.

Depuis deux ou trois ans, il y a la fois la conscience d’une transformation irréversible mais aussi le constat de l’incapacité de la classe dominante et des institutions politiques à y faire face : un monde nouveau est en train de surgir sur lequel nous n’avons plus prise. Mais chacun s’interroge : quand et comment cela a-t-il commencé ?

Dans la période que nous venons de vivre qui a été celle de la contrerévolution, se développe ce que Gramsci voyait comme le propre de la défaite face au fascisme mussolinien, la recherche d’un principe de consolation. Son aspect “utopiste” revient à croire que le mouvement est tout et le but n’est rien. C’est ce que nous avons vécu avec certaines thèses sur la communisme déjà là et ce d’autant plus qu’on limitait la définition du communisme “au mouvement qui change l’ordre des choses existant”. Ce genre de vision qui est celle des “réformistes” (et quand il n’y a plus d’autres réformes que la régression pure et simple, ceux qui accompagnent cette régression) a pour conséquence de supprimer avec le but le chemin qui devait nous y conduire. Une démission face à l’ampleur de la tâche, à l’isolement des “révolutionnaires”.

Ce qui caractérise ce changement de civilisation, est le commencement bien réel de l’effondrement du capitalisme avec la construction tout aussi réelle par un nombre croissant de peuples d’une communauté de destin, c’est que c’est un processus avec un but conscient pour son protagoniste principal la Chine à la fois en ce qui concerne la communauté de destin et sur le rôle joué par le socialisme. Il y a là un point essentiel qui remet en cause la plupart des oppositions de l’hégémonie capitaliste en crise et de la manière dont elle oblige à penser le monde. Une série de faits qui tous renvoient à une parade face à l’effondrement du capitalisme occidental et à son hégémonie impérialiste mais aussi impériale et nous en révèle la “fissure .

Nous reviendrons sur ces oppositions mais songeons à celle qui parait centrale : mondialisation de l’économie et protectionnisme, la contradiction dont nous verrons qu’elle semble insoluble dans le capitalisme (et que l’on retrouve dans l’opposition politique, nationalisme vu par la réaction opposée à internationalisme devenu un “danger”) : la Chine considère que dans le cadre du socialisme de marché, le “gagnant-gagnant” doit être le fruit d’une conception des échanges qui part de la nécessité d’assurer avant tout, avant tout profit entrepreneurial, le développement harmonieux de la Chine elle-même. Le socialisme de marché a un but planifié et sur des décennies : une harmonie basée sur une aisance moyenne pour l’ensemble de la population. Cette perspective qui est parfois considérée comme égoïste si on la compare à la prodigalité folle de l’URSS, au sacrifice permanent consenti est simplement un renversement total de relation entre les buts et les moyens dans la transition socialiste par rapport aux contradictions qui génèrent un effondrement du capitalisme qui a son stade d’hégémonie financiarisé entraine dans sa débâcle l’ensemble du système d’échange et de production auquel il est identifié.

La Communauté de destin est aussi pour nous peuples occidentaux une invite à échanger les regards que nous portons sur le monde.

Spinoza dans le traité théologico-politique souligne le bouleversement qu’a été le renversement de notre centralité terrestre et le soleil qui comme l’univers était censé tourner autour de nous alors que la Renaissance, le bouleversement galiléen nous oblige à tout repenser de nos croyances, de nos valeurs. Nous vivons au niveau scientifique pareille mutation mais celle-ci s’accompagne d’une autre dont il est moins question et qui concerne entièrement notre objet, ce à quoi la Chine nous invite : la communauté de destin.

La Chine introduit dans notre perception un changement d’échelle que le processus de décolonisation avait à peine entamé et qui d’ailleurs avait été bloqué avec le dit processus et singulièrement à la chute de l’URSS. La Chine nous invite à une communauté de destin dont nous restons les protagonistes mais pas les seuls, parmi d’autres. Plus que n’a jamais pu le faire aucun mouvement de décolonisation le fait que ce soit une société dite sous-développée qui soit en train de devenir la première puissance du monde nous oblige à un décentrage, économique, politique mais aussi culturel.

Il y a une quasi unanimité chez les historiens pour affirmer que le plus frappant en ce qui concerne la Chine est sa durée. Depuis plus de trois mille cinq cent ans il y a un peuple chinois parlant chinois disent-ils mais c’est un raccourci, il existe tout ce temps-là un peuple chinois usant des caractères chinois. Le fait est que jusqu’à une date très récente où s’est imposé le mandarin, les Chinois parlaient différemment les uns des autres mais avec la même écriture. Les mêmes signes suivant les provinces se prononçaient différemment. Ce qui notons-le tout de suite invite à concevoir une langue à usage littéraire, commercial, diplomatique essentiellement. (1) Cette écriture était déjà là trois mille ans avant Jésus christ fondée sur des pictogrammes et des phonèmes, il est fascinant de voir que le caractère qui ressemble à un marcheur et qui se dit ren , l’être humain, semble être resté le même depuis l’origine. Quand nous pensons avoir inventé l’humanisme, il est évident que cette invention a tout à gagner à la rencontre avec d’autres réflexions sur la place de l’être humain dans la nature et la culture, parce que ce caractère est utilisé dans bien d’autres notions dont il enrichit le sens. Cette écriture utilisée au départ dans des pratiques divinatoires sur des carapaces de tortue est devenue rapidement un outil administratif et littéraire, puis pour toute l’aire asiatique un mode d’échange diplomatique et marchand.

Se référer dans cette identité à un gouvernement central est tout aussi illusoire, la Chine continuait d’exister alors même qu’elle a été fréquemment divisée en unités les plus diverses et peut s’unifier néanmoins à nouveau et il semble que cela tienne à une structure sociale dans laquelle la famille et le clan s’imposent comme permanence dans les rites, eux-mêmes générateurs d’objets, de décors, face aux guerres et querelles politiques autour du pouvoir.

Ces remarques disent la nature de l’identité chinoise dans cette durée qui n’a aucun autre équivalent dans le monde, elle est un fait culturel et c’est à ce titre qu’elle a exercé chez ses voisins un fort pouvoir d’attraction. Cette culture basée sur une langue écrite avec des caractères qui s’imposent à ses voisins a été le vecteur d’institutions, de coutumes qui ont étonnement eux-mêmes duré y compris dans la révolution communiste, la Chine a été le foyer d’un rayonnement qui s’est identifié comme l’essence de la civilisation dans toute l’Asie.

A priori, il n’y a dans la géographie, le climat, les contraintes physiques rien qui donne une unité quelconque à cet immense pays. Cela rend d’autant plus étrange les manières dont les Chinois se sont obstinés à donner une unité à ce qui a la taille d’un continent, un acharnement dont l’exemple type est la grande muraille qui protège la Chine des envahisseurs venus du nord. Elle s’est bâtie en 1700 ans et la longueur dépasse les 4500 kilomètres, elle n’a pas été construite par des esclaves mais par des militaires paysans en garnison, eux-mêmes porteur de cette civilisation. On comprend mieux à travers cette continuité identitaire pourquoi la Chine ne peut accepter l’humiliation de son démantèlement et met une ligne rouge à la tentative de l’amputer de Taiwan.

Toute la sciences archéologique et anthropologique chinoise ne cesse de remonter et découvre que des dynasties que l’on croyait mythiques ont bel et bien existé comme il y a eu une version originale du néandertalien ou de l’homo erectus (l’homme de Pékin) qui a bel et bien maitrisé le feu il y a 600.000 ans. L’arrivée de l’agriculture on le sait par un mystérieux hasard fut une révolution à peu près en même temps sur toute la planète vers 9000 ans avant notre ère. Mais tout cela a lieu dans le berceau chinois, une boucle du fleuve jaune et le riz était cultivé dans des zones proches de la côte du Yang tsé kiang avant le VIIIe millénaire toujours avant notre ère. Cette domestication des grands fleuves autour des cultures céréalières, ce que des marxistes ont désigné comme le mode de production asiatique. (2) Si le riz apparait assez tôt, dans le nord, dans le berceau chinois du fleuve jaune c’est le millet la culture de base. Cette culture coïncide avec une masse d’inventions dont l’ensemble du continent eurasiatique bénéficiera, dès l’ère du bronze. Et là encore il faut à la fois noter un art de cour, d’un raffinement extraordinaire, mais aussi de nombreux établissements plus rustiques disséminés dans toute la Chine. Encore aujourd’hui le labour des terres met fréquemment en présence des découvertes archéologiques, partout il y a le témoignage de communautés indépendantes les unes des autres mais entre lesquelles se pratiquent des échanges constants, les symboles, les objets précieux créent un répertoire artistique employé encore aujourd’hui… les cours des royaumes avaient des relations avec des communautés rurales mais aussi artisanales. La Chine d’aujourd’hui celle sous l’égide d’un parti communiste a créé les conditions d’une passion pour l’histoire, celle de la Chine en particulier. Cela va d’un tourisme de masse à la recherche de ce passé lointain à un tourisme “rouge” celui basé sur la connaissance de la révolution… D’ailleurs les Chinois ne sont pas seulement friands de leur propre révolution ils se passionnent pour celle soviétique.

Si la géographie n’unifie pas mais frappe par sa diversité, elle est néanmoins à la base de la plupart des désignations administratives et des ville. Les fleuves en particulier qui sont assez monstrueux dans leur étendue et dans leurs débordements, des provinces entières peuvent être balayées par les changements de lit du fleuve jaune sont aussi les lieux d’un passage, celui de la fertilité et des échanges. Les hauteurs montagneuses où ces fleuves prennent leur source, comme les déserts ont constitué avec la mer en fait les limites territoriales. Là encore la situation est plus complexe qui n’y parait parce cet enfermement sur lequel on a beaucoup insisté n’a jamais été total au contraire, il y a eu non seulement la route de la soie au multiples tracés, mais aussi des phénomènes côtiers d’échanges marchands dans la zone insulaire indo-pacifique qui font songer aux villes de la méditerranée décrites par Braudel, des villes facteurs d’innovation et exploration qui tranchent sur la pesanteur et la permanence des empires.

Tous ces traits culturels, cette interprétation d’un rapport à la nature, autant qu’à l’histoire, nous avons tendance comme je viens de le faire à propos des villes méditerranéennes à les décrire par rapport à notre propre culture alors qu’il faudra bien apprendre à concevoir un regard qui voit des temps et des espaces propres comme un modèle original qui mérite d’être étudié dans son contexte sans passer par un comparatif avec nos propres enjeux (3). Et nous sommes déjà là confrontés à l’éveil auquel nous invite la Chine parce que son poids est désormais tel que nous ne pouvons pas ignorer qu’elle fait partie des solutions à nos propres problèmes, et donc qu’il nous faut dialoguer, inventer un langage commun. Et si la Chine avec son poids économique, politique nous invite à un autre regard, c’est déjà pour nous forcer à en user de même avec d’autres continents, d’autres cultures…

C’est déjà une des clés de ce monde multipolaire auquel nous sommes conviés, prendre à partir des autres et non de nos a priori, chercher ce qui peut être mutuellement avantageux.

Je vais donner deux exemples : le premier concerne un fait culturel, notre conception de la laïcité et celle des Chinois. Le second est justement la question du marchand et du non marchand, de la capacité d’innovation que le capitalisme aurait donné aux peuples européens et la référence qui est faite à la méditerranée de Braudel.

(1) dans la relative stabilité du grec on retrouve la même caractéristique : une langue culturelle mais qui s’accommodait d’une multitude de dialectes correspondant à des unités économiques et politiques de vie quotidienne.

(2) Le terme « mode de production asiatique » figure dans la correspondance de Marx et Engels ainsi que dans plusieurs de leurs articles, comme par exemple « La domination britannique en Inde ». Le facteur déterminant de cette formation, telle que considérée par Marx dans la plupart de ses écrits est l’absence de propriété privée de la terre. Pour Marx, ce système est en quelque sorte une prolongation « naturelle » de la communauté primitive, sans division de la société en classes (« formation primaire »). Le mode de production asiatique constitue pour Karl Marx la première des « quatre époques progressives de la formation sociale économique » : asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne. La notion semble inspirée pour partie des idées développées par Aristote dans ses Économiques mais Marx n’y tenait pas particulièrement, elle lui servait simplement dans son exploration d’un non déterminisme dans l’évolution des sociétés en matière d’appropriation dans le cadre des Etats, de la propriété et de la famille à travers les travaux de Morgan, l’Inde mais aussi la Russie et la Chine lui inspirent un intérêt pour la dynamique des sociétés suivant les formations sociales et des institutions comme le mir (village russe) sans propriété privée de la terre, il est passionné par ces aspects et il apprend le russe tout en détestant le despotisme tsariste.

(3) Il est vrai que la Chine a tout une école littéraire et pour d’autres disciplines qui procède à des études comparatives. Marianne a traduit un livre très intéressant dans lequel l’auteur étudiait la littérature européenne d’un point de vue chinois en tentant de voir en quoi les critères des écrivains européens pouvaient se rapprocher de ceux de la Chine, de l’usage des idées à celui des concepts.

DE LA LAÏCITÉ, de L’HUMANISME EN CHINE ET EN EUROPE

Le contact avec la continuité et les ruptures de la Chine pour peu qu’on s’attache à leur observation nous invite à nous interroger : au nom de quoi jugeons-nous être ceux qui avons inventé l’humanisme, la laïcité et bien d’autres traits que nous imaginons caractéristiques de notre monde occidental. J’ai évoqué à propos de cette clé de l’écriture chinoise qui est l’être humain, l’importance d’avoir tant d’aspects du langage chinois qui contiennent ce terme intervenu un des premiers il y a quelques millénaires. Mais on peut faire la même remarque pour la laïcité, simplement elle n’a pas eu des mêmes combats que nous pour l’imposer. C’est Jack Goody l’anthropologue britannique qui a fait cette démonstration dans un ouvrage intitulé le “vol de l’histoire” et qui porte le sous titre explicatif: “Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde”. (1) Il décrit comment à partir d’événements intervenus à son échelle, l’Europe a conceptualisé et fabriqué une présentation de l’Histoire à sa gloire qu’elle a ensuite imposée aux autres civilisations. On voit bien l’imposition en marquant les différences mais quand il s’agit de proximités c’est encore plus sournois.

Se disputer sur la laïcité entre civilisations issues d’un moule semblable ce qui est le cas des civilisations liées au monothéisme, judaïsme, christianisme et Islam pour les présenter par ordre d’arrivée peut donner lieu à des malentendus aux conséquences considérables, mais quand nous sommes dans une autre aire s’approprier l’invention et sa diffusion nous interdit une véritable connaissance comparative qui nous apprendrait autant sur nous-mêmes que sur l’autre.

La grande chance de ce que représente la Chine, c’est je ne cesserai de le répéter il est impossible de l’ignorer et de plus en plus périlleux de ne pas entendre ce qu’elle nous dit. Il y a dans l’invite à un monde multipolaire basé non plus sur la concurrence mais sur la coopération, un respect des coutumes et des mœurs, des choix politiques de chacun pour créer un monde d’échange qui est l’objet de ce livre. Il renvoie au caractère socialiste de la Chine mais parait souvent le fruit d’une sagesse millénaire. Un humanisme, une tolérance laïque dont on analyse par ailleurs le caractère révolutionnaire mais qui a aussi une dimension civilisationnelle sur laquelle nous insistons dans ce chapitre.

Les européens ont vécu des siècles que dis-je des millénaires sous la domination de monarques, rois par la grâce de dieu et la loi qu’ils imposaient était un indescriptible mélange des inventions toujours intéressées de leurs clergés et des exigences de la royauté, il n’est pas rare que tel un islamiste dont il partage les sources monothéistes nos identitaires occidentaux parlent de l’Europe comme du “continent chrétien”. Pendant tout ce temps le peuple a été contraint d’adopter la foi de ses monarques et se faire endoctriner tous les dimanches, à chaque fête de l’année, à chaque événement familial. Les lumières ont constitué une libération ne serait-ce que pour la science et la possibilité d’émettre des hypothèses non conformes avec la “révélation” mais pour s’imposer en tant que “politique” à savoir fondement de l’Etat et plus du royaume, le contrat social comparable au contrat d’achat et vente des marchandises, de la bourgeoisie.

Mais cette rupture avec une conception de la loi à la grâce de dieu est passée par des pratiques des fondamentalistes laïques digne des mœurs des fondamentalistes religieux… La laïcité a été théologique y compris chez Robespierre avec le culte de l’Être suprême… C’est tout cela par lequel commence Marx pour tenter de dépasser le “fétichisme” de la marchandise, et pour comprendre la “propriété”, la monnaie, la valeur, l’Etat, etc…

Comme le signale Jack Goody : “nous ne serions jamais parvenus à la nécessité des Lumières si nous ne nous étions pas convertis à une religion unique, monothéiste, hégémonique. En Europe, cette religion a cherché à régenter de façon radicale la manière dont les gens vivent. Dans chaque village, on a fait construire une église à grand frais, nommé son responsable, dit l’office, célébré les naissances, les mariages, enterré les morts. Les villageois se rendaient à l’église chaque dimanche pour y entendre de longs sermons vantant les mérites de la religion, ses valeurs, ses droits et ses devoirs. Il y avait assez peu d’espace pour tout ce qui était profane” (p. 440).

Gramsci quand il décrit les deux moments de la conquête idéologique de la bourgeoisie sur la féodalité décrit une guerre politico-culturelle, d’abord une guerre de mouvement de la Révolution française avec en particulier la terreur et au XIXe siècle avec les radicaux une guerre de position, qui veut dans chaque village à partir de l’école communale, de l’instituteur tenant l’état-civil arracher à l’Église tous ces rites. C’est une bataille qui a lieu à la base avec ses cérémonials comme le certificat d’étude et le premier du canton devenu boursier et accédant à la méritocratie républicaine avec ses degrés et ses institutions dans l’appareil d’Etat.

Donc on comprend mieux ce que la Chine entend par les rites. Dans la Chine antique, la tradition n’a jamais été dominée par un acteur unique, le dieu monothéiste mais par la pluralité et dans des démarches laïques, qu’il s’agisse de celle de Confucius ou des légalistes. Vers le Ve siècle avant J.C dans une période comparable à celle où vécu Socrate il y eut la conscience d’une crise profonde politique, l’époque est restée célèbre pour être celle des cent écoles de pensée et parmi elles les légalistes, avec l’affirmation que le pouvoir législatif, la loi, devait se substituer en tant que principe organisateur de l’Etat aux rites chers à Confucius. Il devait y avoir une seule et même loi pour tous avec un souverain vigoureux pour les faire respecter et un État riche et puissant. Ce que leurs opposants intellectuels dénoncèrent comme une doctrine cynique du pouvoir. Le tout depuis Confucius non étranger à la morale mais adoptant une démarche laïque rejetant les explications surnaturelles. “La science suivait tranquillement son cours , ne se heurtant que trés peu aux croyances religieuses. Goody qui reprend les travaux de joseph Needham dans un autre chapitre consacré aux développement de la science en Chine note: “les ressemblances entre la culture chinoise et l’humanisme renaissant son impressionnantes, à en juger par l’importance accordées à la littérature et à l’éthique, le recours aux classiques, l’intérêt pour l’entreprise philologique, la croyance en l’idée qu’une éducation “humaniste” est préférable à une formation restreinte comme celle d’un administrateurs”

Comme toutes ces évolutions avec des périodes de désenchantement se déroulent sur des millénaires, il est hasardeux de créer des similitudes et des oppositions tranchées, une grille de lecture et plus utile que des oppositions formelles auxquelles nous recourons si volontiers.

Même en tant que marxistes, si l’occident privilégie le saut qualitatif lié à l’essor de la science moderne, l’eurocommunisme a engendré une vision lente par fusion que nous avons là encore plaqué sur notre conception de l’histoire en attribuant à la Chine cette évolution lente. le paradoxe de l’anthropologie c’est qu’elle a remis

Mais ce qu’il faut comprendre c’est que si nous nous en restons aux oppositions formelles, la Chine actuelle est prise d’une véritable boulimie comparative. Les masses de touristes ont leur équivalent dans les recherches de coopération, de compréhension de nos œuvres et de nos approches.

Mais nous sommes là encore dans les préoccupations des lettrés, et il y a une foule de stéréotypes qui demeurent encore plus difficiles à contredire.

Les travaux de Remy Herrera qui ont le mérite non seulement d’aborder de front l’idée que la Chine serait capitaliste mais personnellement m’ont paru totalement innovants en ce qui concerne la périodisation de la République populaire de Chine, en refusant l’opposition entre la Chine de Mao et celle de Deng Xiaoping et son retour supposé au capitalisme. La force de la démonstration de Rémy Herrera réside non seulement dans les critères qu’i établit pour montrer que la Chine n’est pas capitaliste mais que l’essor actuel est largement dû à ce que la période dite maoïste a construit.

Jean Claude Delaunay qui apporte à ce livre des aspects tout aussi fondamentaux, est celui dont les travaux ont littéralement bouleversé la plupart de nos approches sur le socialisme chinois.

Et ces travaux sont incontournables parce qu’ils permettent de remettre en cause la plupart des a priori concernant la Chine, le mythe de son incapacité à innover, sa dépendance si il parait au vu de toutes les découvertes chinoises parfaitement faux de nier une capacité scientifique, il reste la question pourquoi la Chine aurait elle ratée la modernité industrielle et le passage au capitalisme des sociétés européennes. David Goody non sans humour recense toutes les tentatives savantes, les volumes de statistiques et d’archives de la dynastie marchande Sung dans laquelle l’historien Etienne Bal’azs (qui a travaillé en collaboration étroite avec Braudel et lui a imposé sa vision de a Chine) s’est plongé dans l’espoir d’y trouver la confirmation de ses idées à savoir que les marchands n’avaient cessé de pâtir du fonctionnariat ou que les paysans avaient toujours été les victimes d’un état surpuissant et sans merci” Ce brave intellectuel qui eut le temps de contaminer une bonne partie de l’université française et de leur faire partager ses commentaires stéréotypés sur “la Chine impériale” eut enfin une révélation grâce à la publication, en 1957 par la République populaire d’un volume d’essais consacrés au “débat sur les germes du capitalisme en Chine” Il passa alors de l’étude des écrits des “lettrés” (orientées vers leurs préoccupations) à une enquête sur les progrès de l’activité minière durant l’ère Ming-Qing (les ultimes avant la révolution et qui coïncident avec l’invasion étrangère, époque où l’État rivalisait avec l’entreprise privée. L’examen de l’organisation de la production, des conflits dans le travail et des profits tirées des mines de fer et d’argent et de cuivre l’amena alors à conclure que l’Etat n’entravait pas nécessairement l’entreprise privée. Comme Marx lui même grâce à Engels il était passé des préoccupations des lettrés à celles des ouvriers et des marchands locaux.

C’est un peu le même chemin que j’ai pu opérer non pas en me livrant à des travaux sur le terrain tel que j’avais pu les mener en France à ‘occasion de la création de la zone industrielle de Fos sur mer à partir de documents tels que les bulletins de salaire, les compte-rendus des réunions de la Banque de paris et des pays bas à propos de cette création (2) et diverses autres sources mais simplement en bénéficiant à Cuba d’une autre approche concernant les conflits du travail en Chine dans les années 90 et au début de 2000,. je me suis aperçue que l’Etat communiste tentait de mettre en place un code du travail et avait le plus grand mal à le faire respecter par les investisseurs étrangers qui étaient les maitres dans les grandes manufactures. Et j’ai écris alors un article qui donnait une tout autre perspective aux conflits du travail concernant la main d’œuvre migrante semi-rurale et son recrutement. Il s’avérait que l’Etat chinois les utilisait pour faire pression sur les grands capitalistes étrangers qui avaient quitté nos terres européennes pour délocaliser en Chine.

(1)Jack Goody

(2) Mes recherches étant financées par le Ministère du travail et par celui des Transports et de l’équipement, j’ai pu avoir accès à des dossiers confidentiels. A ce propos un soir où je m’étais rendue à une conférence dans les locaux de la Marseillaise, j’ai oublié un dossier totalement secret de la Banque de Paris et les pays bas concernant des investissements d’aménagement des villes nouvelles de la zone, dans les locaux de ce journal communiste. Le lendemain malgré ma requête à la première heure, il avait disparu. j’ai vécu quelques heures d’angoisse jusqu’à ce que Pascal Posado, l’élu des quartiers nord, l’individu le plus compétent qui soit sur ces questions avec qui j’apprenais beaucoup m’a appelée “Viens on a trouvé un dossier, tout y est! Il faut que tu vois ça!” J’ai vu, discuté, beaucoup appris et récupéré le dossier. Les chercheurs qui n’ont pas la chance de connaitre cette double formation perdent beaucoup…

Civilisation : La Chine ou l’empire et les aires régionales transfrontalières à propos du G 20, de la transition Biden et Trump et de l’APEC au Pérou

Il y a toutes raisons de croire que ce qui est en train de se développer va être un processus marqué par une grande diversité par rapport à la manière dont l’impérialisme occidental a partout tenté d’installer sa propre civilisation, l’impérialisme étant aussi impérial. Cette diversité est importante parce qu’elle dit bien que si le processus multipolaire, sous le leadership de la Chine socialiste crée les conditions d’une possibilité nouvelle pour les peuples, les nations d’avoir un contexte favorable à leurs luttes, nul ne les mènera à leur place, on ne leur livrera pas le socialisme clé en main comme cela a été fait en Europe au lendemain de la deuxième guerre mondiale avec un nouveau Yalta, l’aspect positif c’est que le socialisme sera réellement celui qui correspondra à nos traditions et aux problèmes rencontrés et qu’il faut résoudre. Ce que nous voudrions montrer c’est qu’il s’agit bien sur de la nation mais pas seulement. Il y a la nécessité en liaison avec l’écologie, les ressources et le développement des techniques de gestion des flux qu’offre la révolution numérique, toute une nouvelle territorialisation. Il y a bien sur le local et le global, mais on peut aussi considérer que doivent être dépassés les espaces dans lesquels s’est construit l’hégémonie de l’impérialisme occidental. Par exemple comme le note John Darwin la partition du continent eurasiatique et ce qui va avec le blocage de la décolonisation.

L’hypothèse est que le socialisme en tant que transition dans sa résistance à l’impérialisme et dans la construction d’une alternative puise dans sa propre civilisation. En ce qui concerne la Chine, il est frappant de mesurer comment effectivement sous Mao comme dans le choix du socialisme de marché et aujourd’hui elle trouve ses réponses dans ses propres traditions autant que dans des principes “marxistes-léninistes”. Mais aussi comment elle fait de ses propres expériences la base d’une alternative mondiale à l’impérialisme occidental.

Deux faits sont intervenus qui coïncident avec les incertitudes de la passation des pouvoirs entre Biden et Trump, le premier est la relative indifférence avec laquelle la Chine accueille l’alternative. Le temps où les Etats-Unis ont fait de la Chine la nation privilégiée en délocalisant la majeure partie de leur industrie et où ils sont confrontés à la crise de leur modèle d’expansion financiarisé accroissant les inégalités mais aussi produisant un “sous-développement” en coupant la recherche, l’innovation scientifique et technique de sa base productive est terminé et l’empire incapable de corriger un tel mouvement d’autodestruction, tente à la fois d’en faire assumer le coût à ses alliés européens, asiatique comme il l’a fait assumer aux pays en voie de développement bloqués dans leur “décolonisation”. Le G20 a traduit le refus des pays du sud d’accepter une nouvelle pression avec des guerres ouvertes partout pour casser les dynamiques qui tentaient de se mettre en place dans des rapports sud-sud mais qui n’excluaient pas d’autres pays européens ou asiatiques prêts à jouer un autre jeu. Le deuxième événement a précédé ce G 20 et il a été la rencontre au Pérou de l’Apec. Le Pérou et à travers cette rencontre a été confronté à l’offre de la Chine un port en eau profonde qui faisait du Pérou une zone d’ouverture économique bénéficiant des BRICS mais aussi de la BRI, la route de la soie initiée par la Chine face à l’offre de cars usagés et la menace de sanctions liés à la militarisation du dollar s’il cherchait à échapper à la domination des USA sur son arrière cour. Ce qui était intéressant dans ces événements intervenant dans la transition entre Biden et Trump mais aussi dans l’installation des BRICS, c’était à quel point la Chine innovait tout en appliquant des stratégies qui correspondent à ses traditions, à son histoire du choix du socialisme pour sortir du sous développement en tenant compte des possibilités offertes par la Révolution numérique.

Chronologies, espaces et contextes sont des catégories qui nous permettent de penser les civilisations. Une préoccupation de Marx, Engels, mais aussi Lénine et tous les théoriciens du marxisme. C’est un champ conceptuel qui renvoie à l’histoire de l’humanité vers son émancipation, dans une dimension anthropologique. Si les théoriciens du marxisme ont produit une abondante littérature qui est aujourd’hui d’une grande actualité parce que le basculement historique que nous vivons à l’ampleur d’un changement de civilisation avec un mode de production, dans le débat militant, ces réflexions dépassent rarement l’intérêt que l’on peut avoir pour la nation ou pour l’internationalisme et la manière dont ces deux termes dans la pratique militante s’opposent ou se concilient. Reconnaissons que dans cette année 2024, c’est bien par rapport à la guerre que nous sommes plus que jamais confronté à ce nécessaire retour à l’internationalisme… Pourtant, les épidémies, les défis climatiques et même les développements scientifiques et techniques, leur maitrise nous ont obligé déjà à cet effort d’internationalisme, celui de définir les coopérations en repensant les temps, les espaces tels que les a structuré le monde de la concurrence et de la marchandise, de la financiarisation… Réveiller la France sur la Chine revient non seulement à remettre en cause la propagande ordinaire et l’idéologie qui fait de nous les “sujets” à tous les sens du terme de l’ordre impérialiste occidental, mais c’est toutes les catégories dans lesquelles nous pensons les problèmes et leur issue qui sont bouleversées. un besoin de traductions, et plus encore déconstruction de tout notre savoir”, aussi nous contraint à penser le monde au-delà de la guerre, en contradiction avec les guerres, dans un processus à l’œuvre celui de l’apparition d’un monde multipolaire dans lequel la Chine (avec le partenariat privilégié de la Russie) nous a déjà fait basculer dans une autre réalité.

Ainsi en est-il des deux événements dont je viens de faire état à savoir le G20 au Brésil, la création d’un port en eau profonde au Perou. Pour saisir l’importance du bouleversement il faudrait comprendre l’histoire de l’Amérique latine depuis au moins la conquête espagnole et la relation que ce monde là (mais aussi le Canada et les ex-colonisateurs comme l’Espagne, la France, le Portugal, mais aussi l’Italie, les Pays bas, l’Allemagne, la Grande Bretagne) continuent à entretenir avec le “nouveau monde” (il y a eu au même moment l’UE et le Mercosur). Partout il ne s’agit pas seulement d’une nation les Etats-Unis mais d’un système qui a restructuré à sa convenance, celle de sa classe capitaliste elle même internationalisé sur un mode financier, tous les espaces nationaux, régionaux en créant en leur sein des dynamiques conflictuelles. Comprendre donc les liens entre le socialisme et l’impérialisme dans un contexte de changement de civilisation exige un nouveau dialogue des marxistes, des militants qui veulent comprendre pour transformer avec les recherches de la discipline historique (comme d’ailleurs avec d’autres sciences) dans la mesure où celles-ci ont parfois déblayé et déployé une réflexion que nous pouvons et devons retrouver, enrichir, comme doivent être recréées les conditions du dialogue entre nations vues du point de vue de l’exploité, de l’ouvrier mais aussi le colonisé et “décolonisé”.

Nous avons dit le rôle de la guerre, celle-ci provoque des mouvements de population et ne cesse d’apporter des événements qui relèvent caricaturalement de la “politique” mais chacun d’eux en fait tire sa prégnance de sa capacité à être dans l’imaginaire un point d’interaction qui relève de la mémoire des peuples, des traditions construites, autant qu’à des caractéristiques beaucoup plus profondes des rapports de force, la où la guerre redevient ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : l’expression de la lutte des classes.

Les espaces transfrontraliers en Asie, ou la dialectique entre nation, empire et espace marchands de transit.

Si le capitalisme européen se présente souvent comme un exception, une histoire dans laquelle dans les villes se construit un lien entre “libéralisme” et progrès scientifique, qui apporterait à la barbarie existant sur tous les autres continents les “lumières”, nous sommes dans une époque où paradoxalement il y a la fois remise en question du récit occidental et des aspects régressifs de refus du “progrès”, ce qui est d’ailleurs souvent une manière de conserver la “suprématie” de l’homme blanc en fantasmant sur le bon sauvage et en refusant la décolonisation radicale qu’a représenté le socialisme et qu’il continue à représenter.

L’exemple type de ce “vol de l’histoire” est le refus de voir l’originalité de ce qu’a partout inventé le socialisme à partir de son histoire réelle. Ainsi ce que le capitalisme considère comme sa propre originalité trouve des équivalents dans l’histoire réelle de l’humanité. Ainsi en est-il de cette longue histoire des formes du marchand en Asie et dans d’autres continents.
Encore aujourd’hui l’analogie est frappante entre les chronologies , les espaces et contexte de la longue histoire de la Chine au cœur du continent asiatique mais aussi de l’Eurasie et la manière dont la Chine socialiste prend la tête d’une résistance à la stratégie d’endiguement des Etats-Unis et leurs vassaux occidentaux.

En Asie, il y a au-delà des “nations” la tradition d’ espaces transfrontaliers. Cela remonte très loin dans l’histoire du continent asiatique, ainsi il a existé en lien avec la Chine – du 15 e au 17e siècle – des phénomènes comparables à celui analysé par Braudel à partir de la méditerranée avec le rôle des cités méditerranéennes à la fin du Moyen-âge, articulé sur des États, des royaumes type celui austro-hongrois, espagnol, les Flandres s’étendant sur les Amériques et sur le reste du monde, l’impérialisme à partir des villes marchandes que l’on peut considérer comme le creuset de ces grandes expéditions vers l’Amérique et les autres continents. Marx qui mesure la constitution de ces espaces de la mondialisation capitaliste voit très bien dans le texte que nous avons publié que la mondialisation capitaliste est passé de cet espace méditerranéen à l’espace atlantique avec à la base le commerce triangulaire, et il annonce le déplacement vers le Pacifique, le rôle de la Chine et il le lie à la révolution industrielle avec le développement du transport par chemin de fer.

En suivant ainsi les étapes de la mondialisation capitaliste, la manière dans laquelle se sont articulés les nations, les empires concurrence entre nations européennes dans le colonialisme, les guerre mondiales, on retrouve également en relation avec ce qui peut être défini comme la révolution numérique le rôle d’espaces transnationaux comparables à ce que définit Braudel pour la méditerranée. IL a existé en Asie des espaces, des carrefours insulaires qui s’étendaient de l’inde à l’Indonésie, dans lequel dominaient des marchands chinois qui étaient à la fois navigateurs experts, diplomates et même à la base d’une presse d’information liée au trafic marchand comme elle se développe à Londres. La diffusion de la langue chinoise écrite, coexistant avec la multiplicité des langues et dialectes locaux, témoigne de cette activité d’échange qui existe dès le IIIe siècle et prend de l’essor sous les Song du Xe au XIIIe s, et il est caractérisé par un système d’échange qui reste entre les ports eux mêmes vastes entrepôts qui se surimposent à des logiques d’empires fermés sur eux mêmes et dans lequel l’étranger ne pénètre pas dans la liberté qu’il connait dans ces places marchandes. A partir du XVIe siècle, les marchands chinois sont empêchés de continuer à étendre leurs activités vers l’Inde par les flottes de pirates qui s’enhardissent sur les rivages chinois; c’est dans ce contexte d’affaiblissement qu’arrivent les occidentaux, les portugais en particulier qui n’auront de cesse d’affaiblir la Chine pour mieux prendre pied dans son aire Coréenne, japonaise et Vietnamienne. Ces aires d’échange forment une région économiquement mais aussi culturellement intégrée mais dans la coexistence d’une grande diversité religieuse, culturelle. Au XVIIIe siècle c’est un système comparable qui s’étend sous forme de comptoirs à Bornéo, au Siam et en Malaisie. Et on ne comprend pas grand chose à l’histoire de Vladivostok si on ignore la rencontre entre Russes souvent asiatiques, chinois, mongols déjà en lutte contre les Japonais. L’intervention du colonialisme occidental et Japonais a consisté à utiliser des dynamiques régionales, lieux d’intenses échanges à leur profit et en divisant sur des bases ethniques depuis le XIXe siècle jusqu’ à la deuxième guerre mondiale comprise. Le communisme qui a suivi dans son extension ces aires régionales et leur libération dans le contexte de la guerre froide a fermé l’accès à l’occident ou n’a laissé subsister que au meilleur des cas des zones franches échangeant entre elles mais se heurtant au monopole de l’Etat socialiste, en renouant à leur manière avec l’histoire nationale.

Ce qui se passe aujourd’hui non seulement entre la Chine et la Russie, mais également la Corée du Nord, la Mongolie, le Vietnam, le Laos relève de retrouvailles après la fracture sino-soviétique et la protestation chinoise de ne pas avoir de compte à rendre sur les relations de voisinage nous laisse entrevoir cette histoire millénaire.

La manière dont la Chine a réintégré le socialisme à la chinoise dans les circuits marchands et une relation privilégiée avec les Etats-Unis et l’UE certes sont restés dominés par la centralisation de Pékin et de la planification mais on vu également ressurgir et se développer ces zones régionales de coopération transnationales. Il ne s’agit pas seulement d’espaces régionaux tels qu’ils se sont constitués en Europe dans le cadre de l’UE et de la perte de souveraineté des nations. Ce sont des espaces économiques transnationaux englobant plusieurs pays lancées dans des coopérations économiques qui transcendent les clivages économiques et politiques, la Chine ne s’est pas contentée de bénéficier de relations privilégiées avec les Etats-Unis et l’Europe elle a créé et continue toujours plus à développer ce commerce avec l’occident en créant des “corridors”. Si tout a débuté par des zones manufacturières côtières, ou utilisant les fleuves, désormais la Chine ne cesse de transformer les bases de sa production passant de la manufacture aux produits de haute technologie, il y a le développement des forces productives mais on doit aussi considérer la mutation d’espaces transrégionaux qui au départ ont été laissé à l’initiative des gouvernements locaux. Ces gouvernements locaux ont été aussi à la base d’enrichissement dans leurs construction de technologies et d’infrastructures appelant les investissements étrangers et leurs alliances de fait avec des capitalistes asiatiques dans ces systèmes souples transnationaux qui perdurent si l’on considère les relations avec Taiwan ne serait ce que dans la production des semi conducteurs. Mais en fait cela va beaucoup plus loin et on peut mesurer là l’articulation entre la “révolution numérique” et la manière dont la Chine a réussi a littéralement innerver des macro territoires dans lesquels la rationalisation de la distribution de l’information, la télévision par satellite et désormais le cyberespace, réglementation et dérèglementation favorisent un processus complexe sans lequel on ne comprend ni les relations privilégiés avec la Russie, les BRICS mais aussi le caractère inextricable de cette internationalisation qui fait dire à tous les experts que les principales victimes de la guerre tarifaire et des tentatives de Biden d’empêcher l’essor scientifique et technologique de la Chine, a toute chance de pénaliser plus les Européens et les alliés asiatiques des Etats-Unis à commencer par le Japon et la Corée. La Chine a réussi à la fois à construire un forteresse centralisée grâce au socialisme et à contrôler les flux qui comprennent le mouvement des capitaux, les transports maritimes mais aussi aériens, ferroviaires, la division des chaînes de production structurés autour de métropoles portuaires comme Tokyo, Seoul, Singapour, Hong Kong mais aussi Taiwan. Quelle que soit l’hostilité politique affichée par ces pays ils ne peuvent pas ignorer que c’est par la Chine qu’ils sont eux mêmes connectées à l’Europe et aux Etats-Unis. Dans le même temps ce contrôle repose sur une planification qui lie la sécurité de la Chine au développement du “bien être” de sa population autant que par l’extension de ces espaces transnationaux gagnant-gagnant et multipliant les coopérations.

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