Un des thèmes majeurs de l’histoire et de la géopolitique en train de s’imposer est celui de l’Eurasie contrepoids à l’attraction atlantique sur l’Europe de l’ouest, cela va avec les BRICS, les routes de la soie tracées par la Chine. Beaucoup plus originale est la réflexion sur ce que la « division » du continent aurait eu comme conséquence majeures dans le mode de « développement » dévastateur de l’Europe creuset des guerres mondiales impérialistes, le colonialisme dans son évolution impérialiste… Auquel on peut ajouter les effets désastreux de la querelle sino-soviétique. Au titre des travaux de recherche il y a ceux menés dans le cœur du « monstre », l’empire Britannique, à Oxford, à Cambridge. Ces travaux correspondent à la description de processus qui prennent de plus en plus d’importance dans le mouvement vers un monde multipolaire, outre l’étude du continent eurasiatique également celui des rapports sud-sud et la « décolonisation ». Ainsi en est-il des travaux de John Darwin, traduits en Français en 2020 qui nous permettent de comprendre à la fois l’importance de la décolonisation et la manière dont celle-ci n’a pas pu donner les résultats espérés, ceux d’une ère révolutionnaire de transition comme l’affirmait l’un des dirigeants de l’indépendance indienne, Jawaharlal Nehru. J’emprunte cette description de l’actualité pour le monde multipolaire représentant les 2/3 de l’humanité à un site indien qui fait référence aux travaux de John Darwin. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une analyse « marxiste » mais incontestablement d’une approche qui comme celle de l’anthropologue Jack Goody (Le Vol de l’Histoire) ont été conçus dans l’essor du marxisme, elle nous invite à un autre regard pour mieux comprendre les nouveaux regards y compris sur notre propre histoire. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
Dans son compte rendu de l’ordre mondial de l’après-1945, John Darwin a écrit : La décolonisation est souvent assimilée à la fin du régime colonial, mais cette définition est beaucoup trop étroite. Il faut y voir l’amorce d’une démolition d’un ordre impérial centré sur l’Europe dans lequel l’empire territorial était imbriqué avec des « droits » extraterritoriaux (p. 441). Le renversement de cet ordre impérial centré sur l’Europe a été lent. Ce n’est qu’en 1975 que le Portugal a quitté le Timor oriental. Ce n’est qu’en 1980 que le régime colonial britannique de Rhodésie est devenu la république indépendante du Zimbabwe. Ce n’est qu’en 1990 que l’apartheid parrainé par les Britanniques et les Américains a été remplacé par un régime véritablement post-colonial en Afrique du Sud. La Grande-Bretagne a quitté Hong Kong en 1999. Dans les années 2020, les États africains du Niger, du Mali et du Gabon ont renversé certains aspects du colonialisme français qui extrayaient des ressources de leurs pays. La France détient toujours la Nouvelle-Calédonie comme colonie. La Grande-Bretagne revendique toujours les îles Malouines. Les États-Unis restent déterminés à ne pas perdre Taïwan de la même manière qu’ils ont « perdu la Chine » en 1949. Darwin indique clairement que la décolonisation n’était pas une passation ordonnée de la domination coloniale européenne à l’indépendance nationale comme cela c’était passé de l’Angleterre aux Etats-Unis. D’autres formes de domination étaient désormais à l’œuvre. Les bases, les enclaves, les garnisons, les canonnières, les ports de traités et les traités inégaux (comme en Égypte ou en Chine) qui jonchaient le monde afro-asiatique étaient autant l’expression de cet impérialisme européen que les colonies et les protectorats colorés en rouge, bleu, jaune ou vert sur les anciennes cartes impériales (p. 442). Les disputes pour le contrôle de ce vaste réseau se poursuivent encore aujourd’hui. Ce réseau complexe rend le récit de la décolonisation également complexe. L’incapacité à empêcher de nouvelles formes d’empire de prendre le contrôle de ce réseau explique pourquoi beaucoup dans la majorité mondiale parlent aujourd’hui de néocolonialisme et d’un besoin de décolonisation 2.0. Deux autres caractéristiques du colonialisme se sont métamorphosées au cours de l’ère de la transition révolutionnaire de Nehru. Tout d’abord, le monde impérialo-industriel a continué à extraire les ressources et les marchandises de la majorité de la planète. Deuxièmement, le Premier Monde supposait qu’il était plus civilisé que le Deuxième et le Tiers-Monde. Darwin a décrit les idées de cet ordre impérial avant 1945. Cet « ordre impérial » imaginait une hiérarchie culturelle dans laquelle les capacités progressistes des sociétés d’Europe du Nord-Ouest (et euro-américaines) étaient opposées à l’« état stationnaire » (parfois pittoresque) dans lequel les cultures non occidentales étaient présumées être coincées (p. 442). Après 1945, malgré la décolonisation, des doctrines de hiérarchie culturelle ont réémergé. Les idées de suprématie américaine et de civilisation occidentale ont été reconstruites sur le prestige culturel brisé des empires européens. Malgré cette illusion persistante d’une plus grande perspicacité, la civilisation occidentale n’a pas défini le monde d’après-guerre. Ce n’était pas un jardin construit par l’Europe au milieu d’une jungle de désordre. Les États-Unis n’ont pas façonné le monde à leur image. L’ordre mondial contesté de l’après-guerre a émergé des conflits inégaux entre les empires et ceux qui leur résistaient. Tout ordre n’a été entrevu que dans le chaos des flux changeants d’idées, de pouvoir, de personnes et de ressources à travers le monde entier. Et c’est ce nouveau regard qui est en train de s’imposer à nous.

John Darwin, Une histoire globale des empires. Après Tamerlan, de 1400 à nos jours
Paris, Nouveau Monde, 2020.Chloé Maurel
https://doi.org/10.4000/chrhc.18563
John Darwin, Une histoire globale des empires. Après Tamerlan, de 1400 à nos jours, Paris, Nouveau monde, 2020.Texte | Citation | Auteur
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1.L’historien britannique John Darwin, professeur émérite à Oxford, a publié en 2007 en anglais1 cette somme historique, large synthèse sur l’histoire des puissances, qui met l’accent sur le rôle important de l’Eurasie tout en réfléchissant sur les limites de l’Europe, fluctuantes au cours du temps. L’ouvrage a été traduit en français en 2020.
2.Son propos est d’analyser le phénomène de globalisation ainsi que la résilience des États. Dans son vaste récit de l’histoire des puissances, l’auteur met l’accent sur l’énergie des bâtisseurs d’empires, de Tamerlan à Mao, montrant que cette énergie a été une force motrice qui a permis la constitution de vastes ensembles territoriaux. Il fait l’éloge de leur action unificatrice.
3.L’ouvrage est organisé en 9 chapitres chronologiques, allant de la fin du Moyen Âge jusqu’au 20e siècle. Dans les deux premiers chapitres, consacrés à « l’Eurasie et l’âge des grandes découvertes », l’auteur rappelle que Tamerlan a entrepris à partir de 1380 la conquête de l’Iran, de la Mésopotamie, de l’Arménie et de la Géorgie, avant d’envahir l’espace russe puis le nord de l’Inde. L’auteur relativise son image de tyran sanguinaire et montre que Tamerlan a été un acteur pivot de l’histoire de l’Eurasie. Mais le système qu’il a mis en place s’est décomposé à sa mort.
4.Darwin relativise l’accusation d’impérialisme souvent portée contre les Européens, tel un « péché originel » (p. 39), et fait observer que c’est le propre de tous les peuples de vouloir étendre leur territoire et leur influence. Il étaye cette affirmation, qui peut paraître discutable, avec plusieurs exemples de peuples, comme les dynasties arabes, chinoises ou l’Empire ottoman.
5.Il souligne l’importance, pour écrire une histoire globale, d’utiliser les sources non occidentales, comme les travaux de l’historien arabe du 14e siècle, Ibn Khaldoun.
6.Dans un parcours chronologique allant du 14e au 20e siècle, l’auteur établit que vers 1400 ce sont les sociétés musulmanes qui sont les plus dynamiques et les plus expansionnistes en Eurasie. Il évoque aussi la remarquable cohésion de la Chine, fondée sur une culture classique millénaire, la richesse de ses villes, son commerce et son organisation politique rigoureuse. Pourtant, la Chine va, estime l’auteur, reprenant la thèse – discutée – de Kenneth Pomeranz, bientôt se refermer sur elle-même et décliner sur le plan scientifique et technologique.
7.L’auteur aborde ensuite l’Empire ottoman et son apogée autour du 16e siècle grâce à son armée permanente de janissaires. Il évoque aussi d’autres puissances souvent mal connues en Occident, comme l’Iran safavide.
8.Au début du 18e siècle, c’est la Russie, sous le tsar Pierre le Grand, qui s’affirme comme une puissance montante en Eurasie, se taillant un vaste territoire (qui s’agrandira encore au 19e siècle avec l’annexion du Turkestan et de l’Ouzbékistan), et tirant ses richesses de l’exploitation des serfs.
9.L’auteur évoque ensuite la « Grande Divergence », terme forgé par l’historien américain Kenneth Pomeranz, pour désigner l’évolution contrastée, à partir du 18e siècle, du Royaume-Uni, qui prend son essor grâce à la révolution industrielle (liée à l’invention de la machine à vapeur et à la découverte de charbon dans le sous-sol de l’Angleterre), et celle de la Chine qui, au contraire, décline. Il retrace le développement de l’Empire des Indes britanniques (avec l’East India Company), ainsi que l’ascension des États-Unis à partir du 19e siècle.
10.Ce n’est pas seulement l’ascension des puissances que décrit l’auteur, mais aussi leur déclin. Ainsi, concernant l’Empire ottoman, John Darwin estime que ce déclin a commencé dès l’époque des « Tanzimat », les grandes réformes du 19e siècle.
11.La colonisation européenne est un exemple parfait d’impérialisme et l’auteur la relate, dépeignant le « scramble for Africa » (ruée des puissances européennes vers l’Afrique), terme forgé en 1884 par le journal Times. Il met l’accent sur la volonté impérialiste et raciste des Blancs d’Afrique du Sud, sous l’impulsion de Cecil Rhodes, de créer en Afrique australe un grandiose « pays de l’homme blanc » qui égalerait les États-Unis. Il analyse les moteurs de l’expansion européenne au 19e et au 20e siècles et l’identifie en particulier dans les progrès des moyens de transport, ainsi que dans l’ouverture du canal de Suez en 1864 et du canal de Panama en 1914.
12.L’auteur évoque ensuite les deux guerres mondiales et analyse les dispositions prises à leur achèvement, dispositions qui confortent les puissances européennes, avec par exemple les mandats (de la Société des Nations) sur le Liban et la Syrie pour la France, sur l’Irak et la Palestine pour le Royaume-Uni, mandats créés en 1919 après l’effondrement de l’Empire ottoman.
13.Les aspects les plus intéressants de cette vaste synthèse sont les pages consacrées aux territoires extra-européens, comme celles retraçant la construction de la Turquie moderne avec Mustafa Kemal Atatürk, l’essor de l’Iran avec Reza Khan, qui devient shah en 1926, ou celles sur l’essor du mouvement indépendantiste en Inde, avec Gandhi et le Parti du Congrès. Sans oublier celles consacrées à l’essor du mouvement tiers-mondiste, avec la conférence fondatrice de Bandung (Indonésie) en 1955, lors de laquelle des acteurs du tiers monde comme l’Indien Nehru et le Chinois Zhou Enlai ont prononcé des discours fédérateurs et stimulants pour les peuples colonisés.
14.Concernant la seconde moitié du 20e siècle, l’auteur évoque rapidement les « machinations de la CIA » (p. 573) dans le coup d’État contre le dirigeant démocrate Mossadegh en Iran en août 1953. D’autres exemples de l’implication de la CIA dans des coups d’État auraient pu être donnés, comme au Guatemala en 1954 ou au Chili en 1973, ce qui aurait permis d’illustrer davantage encore l’impérialisme des États-Unis. L’auteur évoque par ailleurs cet impérialisme américain en indiquant qu’en 2003 les États-Unis possédaient dans le monde plus de 700 bases militaires dans 130 pays, et déployaient plus de 250 000 militaires en uniforme.
15.Ce vaste parcours historique mondial, très stimulant, bien écrit et agréable à lire, pourra être très utile à des étudiants en histoire pour se faire une idée précise de l’évolution des puissances dans le monde depuis la fin du Moyen Âge. L’approche mondiale, globale, est extrêmement intéressante. Cela peut également donner envie à des chercheurs de poursuivre l’écriture de l’histoire du monde avec cette exigence d’un décentrement du regard vers les peuples extra-européens, en particulier vers l’Asie centrale, longtemps éclipsée des grands récits historiographiques mondiaux et qui est aujourd’hui au cœur des enjeux géopolitiques avec le projet chinois « Belt and Road Initiative » (BRI), dit aussi projet des « Nouvelles Routes de la Soie ».Haut de page
Pour citer cet article
Référence électronique
Chloé Maurel, « John Darwin, Une histoire globale des empires. Après Tamerlan, de 1400 à nos jours », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 152 | 2022, mis en ligne le 29 mars 2022, consulté le 26 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/18563 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.18563
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