Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Andropov, ou la poursuite de l’étude des différents dirigeants de la “chute de l’URSS”

Grâce aux traductions de Marianne nous poursuivons l’étude des différends dirigeants de l’URSS avant la “trahison” gorbatchévienne. En fait, en suivant l’ordre chronologique il aurait fallu traiter d’Andropov avant Tchernenko dont nous avons vu que s’il est présenté en occident comme le symbole de la gérontocratie est bien autre chose… On peut considérer et c’est l’hypothèse qui nous parait la plus conforme à la réalité telle que l’ont vécue les Russes et en particulier les communistes russes, tous ceux une majorité qui regrettent l’URSS, l’appareil du parti communiste a très vite considéré l’ère de Khrouchtchev comme catastrophique, non seulement à cause des “révélations” (demeurant un amas de ragots rassemblés sous la dénonciation d’un pouvoir personnel, alors que Staline avait su créer un pouvoir collectif dont il revendiquait être la simple incarnation) mais à travers une “technocratisation” de l’appareil, une “bureaucatisation” prenant ses rêves pour des réalités… Tous les secrétariats du PCUS peuvent être analysés comme tentant chacun à leur manière par une tentative de reconstruire le parti et une relation de celui-ci aux “masses”… Nous avons vu que Tchernenko est le militant communiste type, le contraire du bureaucrate Khrouchtchevien (dépeint par Konchalovsky dans “camarades”). Mais qui est Andropov ? Ce texte a le mérite de reprendre cette analyse en éclairant en même temps la question du socialisme comme “transition”, une lutte perpétuelle entre l’ancien et le nouveau qui parait s’incarner dans des individus mais qui doit être étudié comme des processus ici celui de l’expérience fondatrice qu’est l’URSS. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)

https://kprf.ru/party-live/cknews/226990.html

Article de I.N. Makarov, président du comité central de la RUSO.

« Il y avait de la grandeur humaine en lui ».

Janos Kadar

Youri Vladimirovitch Andropov fait partie de ces personnages historiques dont les appréciations positives sont extrêmement rares. Mais le chœur anti-Andropov est très fort et polyphonique. Les accusations qui retentissent sur le « flanc libéral » se réduisent principalement à la formule éculée de l’historien Roy Medvedev, qui a titré la biographie qu’il lui a consacrée « L’homme de la Loubianka » («Генсек с Лубянки»). Aujourd’hui encore, ils répètent comme un mantra leur « père » spirituel A. Yakovlev : « Youri Andropov est un homme rusé, sournois et expérimenté. Il n’a jamais étudié nulle part. L’organisateur de la répression morale, de la pression constante sur l’intelligentsia à travers les exils, les expulsions, les prisons et les asiles psychiatriques ».

Ses détracteurs de « droite » (aujourd’hui « tendance »), au contraire, lui reprochent rien de moins que l’effondrement de l’URSS. Nous pensons que le lecteur a entendu la fable selon laquelle le « pluralisme » avec la « glasnost » et la « démocratie » a été inventé dans les années 60 par une compagnie de « trotskystes cachés » au sein de l’état-major du Comité central du PCUS : Andropov, Primakov, Arbatov, Inozemtsev – avec Kuusinen à la tête. En outre, au moins deux d’entre eux, « francs-maçons du plus haut degré d’initiation », ont même été honorés de l’Ordre du Bain (apparemment féminin) par un décret confidentiel de la Reine britannique pour leurs activités subversives antisoviétiques. Le malheur ne serait pas bien grand si de telles sornettes n’étaient colportées que par une poignée d’ignares marginaux. La citation appartient à un diplomate de l’école soviétique, aujourd’hui vivant et bien en vue.

Paradoxalement, il existe un autre type de « présentation » de l’image d’Andropov aux masses. De temps en temps, selon les besoins du moment, certains propagandistes officiels et historiens « de cour » le présentent comme un « vrai patriote », un « bâtisseur d’empires », un héritier idéologique des comtes Ouvarov et Benckendorf. Dans le même temps, ils n’oublient jamais d’insinuer que le « conservateur-anticommuniste » bien dissimulé qu’était Andropov n’était rien d’autre que le précurseur politique d’autres « vrais patriotes » – les occupants actuels du Kremlin et de Staraya Ploshchad [la Vieille Place, résidence présidentielle, NdT].

Les multiples couches de spéculations, de rumeurs et de mensonges délibérés rendent difficile la compréhension du phénomène historique qu’est Youri Andropov, ainsi que la durée éphémère de son séjour aux plus hautes fonctions du parti et de l’État. Cette année, qui marque le 110e anniversaire de sa naissance et, en même temps, le 40e anniversaire de sa mort, nous incite à nous intéresser de plus près à cette figure majeure de l’ère soviétique. L’héritage idéologique et politique d’Andropov, dont le cercle des contemporains qui pensent et cherchent la vérité n’a pas une idée claire, doit également être actualisé.

À la croisée des chemins

Au fil des ans, on a oublié que le nom du héros de ces notes était mentionné dans la première édition du programme du KPRF : « Avec le large soutien des masses du parti et de la société, Youri V. Andropov a commencé en 1983 à restructurer la gestion de l’économie nationale et à démocratiser l’État et la vie publique. Ces efforts ont eu un impact favorable sur la vie du peuple ». Note : La mission historique d’Andropov est directement liée au concept de « perestroïka » [mot à mot “restructuration”, NdT]. Les auteurs du document principal du parti en 1995 utilisent encore hardiment ce mot. Cependant, la terrible cicatrice laissée dans la mémoire des gens par la perestroïka de Gorbatchev et d’Eltsine, dont le pays ne se remet pas à ce jour, a défiguré à jamais son sens socialiste originel.

L’éminent marxiste A.V. Bouzgaline, qui a prématurément quitté ce monde à la fin de l’année 2023, considérait toute l’histoire de l’État soviétique comme 74 ans de confrontation entre deux principes – le « rouge » (innovant, créatif, spontané) et le « gris » (archaïque, bureaucratique, bourgeois). Malgré toute l’élégance littéraire de ces associations de « couleurs », il serait plus juste de passer au langage du matérialisme historique.

La formation du système socialiste soviétique est une lutte incessante entre les tendances révolutionnaires et contre-révolutionnaires du développement social. Cette lutte correspond bien à la célèbre définition de Marx dans sa Critique du programme de Gotha : « Il ne s’agit pas ici d’une société communiste qui s’est développée sur ses propres bases, mais au contraire d’une société qui vient d’émerger précisément de la société capitaliste et qui, par conséquent, à tous égards, économiquement, moralement et mentalement, conserve encore les marques de l’ancienne société des entrailles desquelles elle est sortie. »

Au début des années 1980, les tendances contre-révolutionnaires n’ont pas seulement commencé à s’intensifier. C’est précisément à cette époque, selon nous, que les conditions socio-économiques préalables à la restauration bourgeoise à venir ont commencé à se mettre en place en URSS. Le socialisme « des débuts », que l’on s’est empressé de déclarer « développé » et « complètement et définitivement victorieux », perdait l’initiative dans la compétition économique avec le capitalisme mûr. Si, en 1961-1975, le taux de croissance annuel moyen du revenu national utilisé pour la consommation et l’accumulation était de 5,3 %, il est tombé à 3,9 % en 1976-1980, et à 3,5 % en 1982. La productivité moyenne du travail des pays membres du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM) par rapport au niveau des pays capitalistes développés était de 52 % dans l’industrie et de 15 % dans l’agriculture. La part des importations de céréales dans les dépenses de l’État de l’Union soviétique a augmenté au cours du XIe plan quinquennal (1981-1985) pour atteindre 37 %.

En raison de l’incohérence de plus en plus évidente entre les relations de production établies dans les années 1930-50 et les forces productives en pleine expansion, l’économie s’est trouvée déséquilibrée, donnant lieu à des pénuries, des files d’attente interminables et à la spéculation. Presque tout manquait : les machines et équipements modernes, les matériaux de construction, les biens de consommation, la nourriture.

Parallèlement à l’accumulation des problèmes économiques, on assista à la formation sous-jacente des trois forces motrices de la contre-révolution à venir. L’élite soviétique dirigeante, qui s’était en fait isolée en un groupe social distinct, revêtait littéralement sous nos yeux les caractéristiques d’une nouvelle classe, qui ne correspondait pas à la structure généralement acceptée des « trois piliers » de la science sociale soviétique : les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia. Les « magasiniers » et commerçants – les rudiments de la future bourgeoisie criminelle des « fringantes années quatre-vingt-dix » – fonctionnaient vigoureusement dans un secteur « fantôme » très impressionnant de l’économie. En 1979, on en vint même à conclure à Kislovodsk, comme entre services gouvernementaux, un accord entre « voleurs légaux » et « commerçants » caucasiens sur la poursuite de leur travail en commun. Enfin, les intellectuels nationalistes des républiques soviétiques constituaient une autre force qui contribua à la disparition du système soviétique. Ce sont eux qui ont secrètement, et parfois même ouvertement, endoctriné la population locale avec l’idée que tous les problèmes de leur vie venaient du diktat de Moscou, des Russes. Tout cela sous le « rideau de fumée » d’un retour aux origines de l’identité nationale, aux traditions religieuses et culturelles, au « grand passé » de ces petites nations et nationalités. C’est pourquoi, très bientôt, le bonze du parti « renégat » Eltsine, l’entrepreneur millionnaire clandestin Tarasov et l’homme de lettres géorgien Gamsakhurdia se retrouveront dans les mêmes rangs de destructeurs.

Le contraste entre les lendemains communistes proclamés haut et fort en 1961 et la réalité d’aujourd’hui devenait insupportable. L’absence d’une vision claire des perspectives donna naissance à l’apathie sociale, au cynisme et à tout l’enchevêtrement des abus qui y sont associés. Valentin Raspoutine en a parlé à la tribune du huitième congrès des écrivains : « La littérature russe a exposé au monde entier, et cela ne date pas d’aujourd’hui, l’ivrognerie de l’homme russe et, par conséquent, de la perte de son activité civique ». Ce n’est pas sans raison que la métaphore littéraire de cette époque est devenue son récit poignant L’incendie.

À tout cela, il convient d’ajouter le « facteur externe » qui agit en permanence. Sur les 74 années soviétiques, seules 63 ont été relativement paisibles. Après avoir brillamment mené à bien les tâches « pré-socialistes » – l’industrialisation et la révolution culturelle – le pouvoir soviétique a dû s’y reprendre à deux fois pour créer les fondements économiques et productifs du nouvel ordre dans les conditions de dévastation de l’après-guerre. En 1982, une autre « croisade » contre le communisme (cette fois celle de Reagan) a été déclarée. L’Union soviétique (comme aujourd’hui la Russie) a de nouveau été qualifiée par l’Occident de « centre du mal mondial ». Tout à fait dans l’esprit des Johnson et Macron modernes, la Première ministre britannique M. Thatcher a déclaré à l’époque que la politique imprudente des puissances occidentales à l’égard de l’Allemagne hitlérienne avait déjà conduit à la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, « il est nécessaire de s’opposer de toutes nos forces aux projets communistes de conquête du monde ». Cette politique de longue haleine, visant principalement à étrangler économiquement l’URSS en l’entraînant dans une coûteuse course aux armements, porta ses fruits. Moscou ne pouvait ignorer qu’en l’espace de cinq ans, les dépenses militaires américaines avaient atteint la somme astronomique de plus de 2 000 milliards de dollars. En outre, 7 milliards de dollars par an ont été consacrés à la guerre psychologique et à d’autres actions subversives contre les pays de la Communauté socialiste.

Avec le départ du vieux dirigeant, à la fois attendu et soudain, le pouvoir soviétique s’est trouvé à la croisée des chemins : soit s’enfoncer davantage dans le bourbier de la régression sociale, soit inverser la tendance ruineuse et préserver le vecteur communiste de développement. Du point de vue de la classe sociale, Y.V. Andropov est devenu l’incarnation des forces sociales qui se sont engagées dans la bataille finale pour la poursuite de la voie que le peuple travailleur avait choisie en 1917.

Le dernier bolchevik à la tête de l’État

On entend et on lit souvent qu’Andropov était une personnalité ambiguë, extrêmement contradictoire. Mais pourquoi contradictoire ? Au contraire, tout porte à affirmer l’exact contraire. Youri Vladimirovitch avait une nature tout à fait entière, et dans le fondement de cette totalité se trouvait un phénomène historique précis, dont le nom est le bolchevisme. Par la volonté du destin, le parti communiste et l’État soviétique ont reçu en lui le premier et, malheureusement, le dernier dirigeant de type bolchevique après 1953.

À la fin des années vingt, dans son message à Staline à l’occasion du 50e anniversaire de sa naissance, pathétiquement intitulé « Un bolchevik pur et dur », G.K. Ordzhonikidze a souligné les composantes de son image spirituelle telles que « la loyauté envers le léninisme, la volonté de fer de mettre en œuvre le léninisme dans la vie et un immense talent d’organisateur ». A ce portrait collectif d’un dirigeant bolchevique typique, dressé par « Sergo le furieux », il convient encore d’ajouter quelques touches. Tout d’abord, une maîtrise courante de la théorie scientifique du marxisme, la très classique « formation » marxiste, qui implique la vision la plus large, selon la célèbre expression de Lénine, la connaissance de « toutes les richesses que l’humanité a développées ».

À la suite de bouleversements sociaux sans précédent et du changement naturel de générations, le noyau dirigeant de l’État soviétique a été privé, d’abord de la « garde léniniste », puis du « recrutement » héroïque des années cruciales vingt et trente. Au milieu des années soixante, le niveau de culture théorique et spirituelle des dirigeants de haut niveau avait fortement baissé. A.N. Chelepine, qui a travaillé dans les hautes sphères du Parti et du pouvoir d’État pendant plus d’un quart de siècle, se souvient non sans étonnement de l’un des plus grands dirigeants de l’URSS. Ce dernier, comme il s’est avéré dans une communication personnelle, n’avait pas la moindre idée des œuvres fondamentales de Lénine, sans parler des autres classiques du marxisme.

Le contraste entre Andropov et ces « combattants ardents » était absolument évident. Tous ceux qui l’ont côtoyé, ne serait-ce qu’une fois, dans sa vie et dans son travail, en ont parlé d’une seule voix. Les preuves sont nombreuses. Nous n’en citerons ici que trois. E.I. Tchazov, dans la première moitié des années 1980 – chef de la 4e direction principale du ministère de la santé de l’URSS : « C’était un homme intelligent, bien éduqué, versé dans la littérature et l’art. Rien d’humain ne lui était étranger : ni la poésie, ni l’amour ». N.K. Baibakov, président du comité de planification de l’État de l’URSS, a parlé d’Andropov comme d’un « homme très érudit, intellectuel, doté d’un esprit analytique très vif et de grandes qualités spirituelles ». A.I. Loukianov, premier chef adjoint du département général du comité central du PCUS : « Il m’a parlé de sa bibliothèque musicale. Ce fut une conversation très intéressante, marquée par l’histoire de la différence entre les œuvres de Richard Wagner et de Beethoven, dont il aimait et appréciait beaucoup les œuvres. Un grand connaisseur de l’art musical mondial m’est apparu de manière tout à fait inattendue ».

On peut raisonnablement objecter qu’il n’est pas difficile de citer des partisans et des admirateurs. Eh bien, donnons la parole aux détracteurs. L’ancien archiviste en chef de la Fédération de Russie, M. Pikhoya, qui a vendu à l’étranger, dans les années 1990, un nombre considérable de documents véritablement uniques, n’aimait pas le « fondamentalisme communiste » d’Andropov. Volkogonov, un « commissaire défroqué », le considère comme « le dirigeant soviétique le plus orthodoxe après Lénine et Staline ».

Un autre trait distinctif non moins important des membres de la « cohorte bolchevique » était une « tige d’acier » interne prononcée, dont les composantes étaient l’intrépidité, la capacité à prendre des risques justifiés, une certaine rigidité (parfois même un maximalisme) dans la prise de décision, un désintéressement total. L’influence décisive sur la formation d’Andropov en tant que dirigeant a apparemment été exercée par les deux étapes les plus difficiles de sa biographie : l’organisation du mouvement partisan dans les années de lutte contre le fascisme et, pour reprendre sa propre strophe poétique, « la douloureuse leçon hongroise ».

En 1941-43, grâce aux efforts du « Mohican » – l’indicatif clandestin du premier secrétaire du comité central du Komsomol de la RSS de Carélie-Finlande – plus d’un millier d’éclaireurs, d’opérateurs radio et d’agents de liaison ont été formés et envoyés dans les détachements de partisans de la république, et nombre d’entre eux ont reçu des récompenses du gouvernement. A l’arrière des occupants et même sur le territoire de la Finlande voisine, le détachement de jeunes « Komsomols de Carélie » opère sans crainte, ayant effectué 17 raids de combat. Le télégramme du Commandant en chef suprême a hautement apprécié leur contribution à la victoire commune : « Belomorsk. Au Comité central du Komsomol de la RSS de Carélie-Finlande, camarade ANDROPOV. Transmettez aux membres du Komsomol et à la jeunesse de la RSS de Carélie et de Finlande, qui ont collecté 1 191 000 roubles pour la construction d’armements pour l’Armée rouge, mes salutations chaleureuses et ma gratitude à l’Armée rouge. STALINE ». N.N. Messiatsev, l’un des dirigeants reconnus du Komsomol dans les années 1950, a écrit sur cette période difficile : « Le Komsomol a formé de véritables chevaliers, dévoués à leur peuple, et des murs de son Comité central sont sortis toute une pléiade d’hommes d’État et de personnalités publiques, dont Youri Vladimirovitch Andropov ».

De nouveau en situation de combat, il était destiné à obtenir 10 ans plus tard le rang d’ambassadeur en Hongrie. À l’époque de la rébellion fasciste qui a éclaté à la suite d’erreurs grossières commises par les dirigeants du parti du travail au pouvoir, Andropov a dû risquer sa vie plus d’une fois. Un peu plus et il aurait pu subir le sort de ceux qui ont été pendus aux lampadaires et aux arbres par une foule hargneuse, brûlés vifs. Alors qu’ils se rendaient à l’aéroport pour accueillir A.I. Mikoyan, membre du Présidium du Comité central du PCUS, qui avait pris l’avion pour Budapest, les diplomates soviétiques tombèrent dans une embuscade. V.N. Kazemirov, témoin direct de l’incident, raconte : « La foule, composée principalement d’étudiants et de jeunes gens, a jeté des pierres, des planches, des barils sur les voitures de l’ambassade, puis a ouvert le feu… Il était impossible de faire demi-tour, car la foule enragée continuait à poursuivre la cavalcade prise au piège. C’est alors que Y.V. Andropov et certains de ses collaborateurs quittent leurs voitures et se dirigent vers les poursuivants. Désorientés par cette « attaque psychique », les manifestants désordonnés, médusés par la surprise, comme hypnotisés par l’audace des diplomates soviétiques, se dispersent avec dépit ».

Dans les moments fatidiques de sa vie, il a toujours gardé une force d’âme indestructible, prêt à l’abnégation au nom d’une grande cause. L’académicien libéral G.A. Arbatov, qui a laissé des mémoires détaillés sur les années de travail en commun, avec quelques malentendus, typiques de ce type de personnes, a écrit qu’Andropov « était connu pour son désintéressement personnel, allant jusqu’à l’ascétisme », qu’il se distinguait par « son indifférence à l’égard des biens de ce monde, ainsi que par le fait qu’à cet égard, il imposait à sa famille un mode de vie “frugal” ». Le futur dirigeant du pays se caractérise également par « l’absence de soif de pouvoir, de désir de devenir “le chef” ». Il est possible qu’il ait commencé à se considérer comme le successeur de Brejnev simplement parce qu’il ne voyait personne d’autre (de toute façon, il n’y avait pas de candidat digne de ce nom à l’époque).

A la lumière de ce qui précède, la décision difficile de Y.V. Andropov d’accepter le poste le plus élevé du parti à la fin de l’automne 1982, en pleine conscience de la nature incurable de sa maladie, apparaît comme un acte d’abnégation morale. Le mythe largement répandu de la fameuse « manie du pouvoir » d’Andropov est également brisé par un fait révélateur relevé dans les mémoires de V.A. Krioutchkov. Le proche collaborateur d’Andropov pendant de nombreuses années a souligné qu’au moment de son élection au poste de secrétaire général, il avait toutes les raisons d’évoquer son mauvais état de santé et, à cet égard, de suggérer au Politburo de réfléchir à un autre candidat. « Mais sa demande n’a pas été entendue », résume un véritable témoin de ce choix difficile.

Ces « touches au portrait », loin d’être exhaustives, nous autorisent à parler d’Andropov comme du dernier bolchevik du cabinet principal du Kremlin. Il ne fait aucun doute que Youri Vladimirovitch connaissait la valeur réelle de bon nombre de ceux qu’il avait nommés « associés » et « disciples ». Au sujet d’un « associé » que nous avons déjà mentionné, il a déclaré, non sans humour, ce qui suit : « Vous savez, il y a des communistes qui ne peuvent pas être considérés comme des bolcheviks. Prenez Arbatov, par exemple – bien sûr, c’est un communiste. Mais je ne peux pas l’appeler bolchevik ».

Une brève renaissance du léninisme

Lénine était aussi naturel et indispensable dans la vie d’Andropov que l’air. Andropov ne commençait et ne terminait aucune affaire sans le nom de Lénine, pas pour un effet oratoire, pas pour s’en prévaloir. Voici, semble-t-il, un moment de travail purement « technique » – une réunion « restreinte » avec les secrétaires du Comité central, le 7 décembre 1982, que le Secrétaire général nouvellement élu ouvre par les mots suivants : « Je voudrais m’arrêter sur une question, à mon avis, très importante – la question du renforcement du travail de contrôle et de vérification de l’application des décisions du Comité central du PCUS et du Conseil des ministres de l’URSS. Comme vous le savez, V.I. Lénine a qualifié ce travail d’activité vivante et organisationnelle des organisations du parti ». Il cite de mémoire, mais c’est tout à fait exact. D’autres étaient parfois étonnés par le fait qu’Andropov fasse appel à Lénine, même dans la vie de tous les jours. Un certain Klemashov, qui fut pendant une courte période le médecin traitant du secrétariat du Comité Central, se souvient avec une aversion mal dissimulée : « C’était un homme fanatiquement dévoué aux idées de Lénine. Lors de la dernière longue conversation qu’il a eue avec lui en 1968, il m’a dit : “Accrochez-vous à Lénine et vous marcherez fermement sur la terre” ».

L’esprit du léninisme se faisait sentir dans les petites et grandes actions d’Andropov. Trois ou quatre ans seulement après sa mort, le slogan de la lutte contre les abus de l’élite du parti allait devenir un slogan culte pour les Eltsine, les Gdlyanov, les Sobtchak, les Stankevitch et les légions d’autres « sentinelles » du bonheur du peuple, qui ont ensuite créé l’un des systèmes de corruption les plus monstrueux au monde. Contrairement à ceux qui luttaient contre les privilèges des autres, Andropov, à la tête de l’État, a commencé par lui-même. Il a immédiatement démantelé le secrétariat du secrétaire général du comité central du PCUS, qui faisait double emploi avec un certain nombre de départements de l’appareil central du parti. Le cortège « tsariste » de voitures gouvernementales, qui accompagnait constamment la « première personne » de l’État, a cessé de circuler. C’est comme si les paroles de Lénine prenaient vie sous les yeux du public : « T. Dzerjinski ! J’ai une préoccupation sérieuse : n’y a-t-il pas d’« exagération » dans les dépenses pour mon garage, qui sont faites, semble-t-il, sous la stricte surveillance du GPU. N’est-il pas temps de « rétrécir » cette institution et de réduire ses dépenses ? »

Le battage verbal, les clichés éculés, les phrases creuses et la parade écoeurante sont bientôt remplacés par une analyse sobre de l’état réel des choses, un comportement professionnel et une discipline stricte. Un extrait du journal d’A.S. Tcherniaev, chef adjoint du département international du comité central du PCUS, daté du 20 décembre 1982, en dit long : « J’étais au Politburo – l’image est tout à fait différente… Ils parlent librement, lancent des répliques, discutent. Andropov, comme au Secrétariat, extrait l’essentiel et tire des conclusions et des tâches pratiques ». A.M. Alexandrov-Agentov, un autre membre du personnel du Comité central, a également noté ce détail : « Il est caractéristique que de tous les dirigeants avec lesquels j’ai dû travailler, seul Andropov pratiquait une discussion collective sérieuse sur les questions devant être examinées lors de la prochaine réunion du Politburo. Nous nous réunissions tous autour de lui dans son bureau, chacun d’entre nous exposait l’essence de « son » problème et ses idées sur les moyens et les méthodes de le résoudre. D’autres exprimaient leur opinion. Andropov était d’accord, s’opposait ou prenait simplement note. Mais, quoi qu’il en soit, au bout du compte, il était mieux « armé » sur chacune des questions ». Comment ne pas comparer avec un petit « croquis » des réunions du Conseil des commissaires du peuple au début des années 1920 : « Avec Vladimir Ilitch, il n’était jamais possible de s’en sortir avec des phrases générales, il poussait toujours les orateurs contre le mur, exigeant des faits et des documents ».

La distance entre le pouvoir suprême, jusqu’alors « figé », et les gens ordinaires se réduit rapidement. Une fois de plus, comme au début des années soviétiques, des rapports réguliers sur les réunions du Politburo et du gouvernement commencent à paraître dans les journaux centraux. Le propagandiste professionnel Tcherniaïev n’en croit pas ses yeux : « Pour la première fois depuis de nombreuses années, les gens se précipitent pour lire l’éditorial de la Pravda ! La langue de bois a presque disparu, et il n’y a presque plus de vantardise vulgaire ». En outre, une tentative a été faite pour introduire dans le système la publication de rapports complets et in extenso des plénums du Comité central du PCUS. Cette pratique avait existé dans les années 1920, puis avait été reprise entre 1958 et 1965, pour finalement revenir à l’automne 1983. C’est alors que Politizdat a publié en 100 000 exemplaires le compte-rendu du plénum de juin du Comité central, qui a examiné les questions relatives au travail idéologique et politique de masse du Parti et a adopté un certain nombre de décisions organisationnelles. La prochaine fois que la transcription d’une session plénière de l’organe central de direction du parti sera rendue publique, ce ne sera qu’en 1990. Le message d’Andropov à la société est très clair : le parti n’a rien à cacher à son soutien de classe, le travailleur.

Prenant modèle sur Lénine, Andropov s’efforce d’accorder le moins d’attention possible à la forme et le plus possible au fond. Le style même de son activité étatique le montre : honorer la mémoire du leader de la Grande Révolution d’Octobre, la poursuite de l’œuvre qu’il a commencée n’est pas du tout dans l’érection d’un nombre toujours plus grand de monuments à son effigie. À l’initiative du chef du parti, en avril 1983, une résolution historique du bureau politique du comité central du PCUS « sur l’élimination des excès dans la dépense des fonds publics et d’État pour la construction de structures commémoratives » a été adoptée.

En même temps, Andropov a toujours eu une attitude particulière à l’égard des symboles historiques qui rayonnaient de la lumière des premières années de la révolution et de la chaleur des mains de Lénine. Ainsi, alors qu’il était encore président du KGB de l’URSS, le 13 septembre 1974, il a envoyé la proposition suivante au Politburo du Comité central du Parti : « Le 7 novembre 1918, Lénine a dévoilé une plaque commémorative sur la Place Rouge, sur la Tour du Sénat, sur laquelle étaient inscrits les mots : “À ceux qui sont tombés dans la lutte pour la paix et la fraternité des peuples” … La plaque commémorative sur la Tour du Sénat a été placée jusqu’en 1948 et, en raison de dommages, a été enlevée ….. Nous estimons qu’il serait opportun de demander au ministère de la culture de l’URSS de prendre des mesures pour restaurer la plaque sur la tour du Sénat du Kremlin de Moscou ».

La bataille lancée par Andropov pour faire revivre les valeurs du léninisme dans la conscience du grand public a encouragé de nombreuses personnes à l’époque, mais avant tout les anciens du parti. Le légendaire compagnon de combat de Lénine, V.M. Molotov, qui avait franchi le seuil des 93 ans, a senti en lui, sans équivoque, la continuité tant attendue des traditions révolutionnaires. « Au cours des deux dernières années », a-t-il déclaré lors d’une conversation avec le poète F.I. Tchouïev, « la grande chance a été l’apparition de deux personnes. Tout d’abord, Andropov. C’est une surprise pour moi, car je connaissais assez bien le personnel, en particulier le personnel bolchevique… Il s’avère qu’en politique, c’est un homme solide, avec une vision large. Un homme fiable. Apparemment, il a beaucoup grandi au fil des ans… Et la deuxième – Jaruzelski ».

J.D. Tchanychev, membre du POSDR (b) depuis mars 1917, a exprimé les mêmes idées lors d’une réunion du Comité central du PCUS avec les vétérans du parti à la fin de l’été 1983 : “Nous sommes très heureux que la direction du comité central du parti mène ses affaires à la manière léniniste et bolchevique. Et nous vous demandons de ne pas faire de cérémonies avec ceux qui ne pensent pas au bien commun, pas au travail, mais seulement au bien-être personnel.” Y.V. Andropov rétorque : « Nous vous le promettons ! ». Mais la promesse n’était pas destinée à se concrétiser. Malheureusement, la renaissance non pas de l’« affiche » mais du véritable léninisme s’est avérée rapide et brève. Bientôt, une clique de « liquidateurs » sous le slogan jésuite « Revenons à l’authentique Lénine ! » commencera à démanteler tout l’héritage léniniste.

Le penseur politique

Andropov, sans aucune exagération, peut être considéré comme un maître de l’aphoristique politique. Les recueils peu volumineux de ses œuvres sont remplis de jugements, toujours laconiques, précis et imaginatifs. C’est précisément le cas lorsque les mots sont chiches et les pensées spacieuses.

« En dehors du léninisme, le marxisme à notre époque est tout simplement impossible » (extrait du rapport « Le léninisme – une source inépuisable d’énergie révolutionnaire et de créativité des masses » (1982)). « Notre politique est une politique de classe dans ses principes et dans ses objectifs » (extrait du rapport « Le léninisme est la science et l’art de la créativité révolutionnaire » (1976). « Ils veulent nous désarmer et armer encore plus l’OTAN. Nous n’accepterons pas cela » (extrait des réponses au magazine Spiegel (1983). « Les organisations sionistes militantes agissent comme des outils des cercles les plus réactionnaires de l’impérialisme » (extrait du discours « Le sabotage idéologique – une arme empoisonnée de l’impérialisme » (1979). « La question du renforcement de la discipline ne concerne pas seulement les travailleurs, les ITR. Elle s’applique à tout le monde, à commencer par les ministres » (extrait d’une conversation avec des constructeurs de machines-outils de Moscou (1983). Les poèmes humoristiques de l’auteur, publiés après sa mort, sur un « menteur » qui avait un jour « blablaté » une platitude qui avait été reprise par d’autres personnes tout aussi « intelligentes », « sans remarquer (quel ennui !) que le plus souvent les gens gâchent le pouvoir ».

Et enfin, une citation très fréquente, mais presque jamais exacte. « Pour parler franchement, nous n’avons pas encore étudié correctement la société dans laquelle nous vivons et travaillons, nous n’avons pas entièrement révélé ses régularités inhérentes, en particulier les régularités économiques » (extrait d’un discours prononcé lors du Plénum de juin du Comité central du PCUS (1983).

« Homo politicus » (homme politique) – c’est ainsi qu’Andropov a été appelé en plaisantant par un groupe de consultants du département des relations avec les partis communistes et ouvriers des pays socialistes du comité central du PCUS. L’un d’entre eux, F.M. Bourlatsky, parmi d’autres vertus, soulignait la capacité d’Andropov à « pénétrer profondément dans l’essence politique de n’importe quel problème » : « En fait, il ne pensait pas autrement, sauf dans les catégories politiques. Toute question – qu’il s’agisse d’une ferme collective, d’une entreprise, d’une organisation de parti, de tel ou tel événement en Europe de l’Est ou à l’Ouest – prenait dans sa bouche une coloration et des caractéristiques politiques. Cela signifie qu’il considérait la question du point de vue de la politique de l’État du pays, des conséquences que tel ou tel événement ou décision pouvait avoir pour ses intérêts ».

Andropov a su sentir la marche de l’Histoire, pénétrer dans la philosophie politique de son tournant, enrichissant le marxisme soviétique d’un certain nombre d’idées nouvelles qui n’entraient pas dans les « canons » établis. Pour commencer, il suggère de « réaliser sobrement où nous en sommes ». « Courir en avant, c’est proposer des tâches irréalisables ; s’arrêter aux acquis, c’est ne pas utiliser tout ce que nous avons à notre disposition. Ce qu’il faut maintenant, c’est voir notre société dans sa dynamique réelle, avec toutes ses possibilités et tous ses besoins ». Cette thèse simple paraissait impressionnante dans le contexte des rapports de bravoure sur les victoires et les succès sans fin, si fréquents les derniers temps.

La sobre conclusion d’Andropov a donné à l’ensemble du système des sciences sociales de l’URSS un puissant élan de recherche. On ne saurait trop insister sur le fait qu’il a réussi à relancer la formation d’une sociologie nationale, qui s’était de nouveau enlisée dans les années 1970. Dès mai 1918. Lénine, en créant l’Académie socialiste des sciences sociales, écrivait : « l’une des tâches principales est de mettre en place un certain nombre de recherches sociales ». Cette idée a été développée lors de la fameuse discussion sur les syndicats en 1920 : il était extrêmement nécessaire de mener un certain nombre d’enquêtes et de sondages, de les comparer à des données statistiques objectives et de faire des propositions pratiques et concrètes pour l’avenir. Et en général, « plus de connaissance des faits, moins de verbiage prétendant au principe communiste ». Tout cela est en accord avec l’expression « ailée » d’Andropov : « Concentrez-vous sur les actes, pas sur les grands mots ! ».

Reconnaissons-le : les attitudes léninistes n’ont pas toujours été dominantes dans le développement des sciences sociales soviétiques. Les études sociales spécifiques étaient, en règle générale, épisodiques, ponctuelles. Le travail scientifique dans ce domaine était principalement orienté non pas vers l’étude des problèmes sociaux, mais vers l’exploitation de concepts généraux et de citations sans fin. Mais lors du Plenum du Comité Central du PCUS de juin 1983, pour la première fois depuis de nombreuses années, il a de nouveau été dit que dans la recherche sociologique « il est temps de passer de l’évaluation de l’état des processus sociaux à leur prévision, des études éparses de l’opinion publique à leur mise en oeuvre systématique ».

Un démantèlement progressif des dépôts d’anciens dogmes et de dispositions dépassées, un virage vers la vie sont devenus perceptibles dans les « épaisses » revues scientifiques et théoriques. En effet, qui, auparavant, aurait eu le courage de déclarer à propos du cours universitaire de communisme scientifique que les enseignants « ne parviennent pas à présenter cette science comme un système logique de connaissances » ? « Chaque sujet est présenté seul, sans lien organique avec les autres, ce qui conduit à une perception fragmentaire, unilatérale et éclectique de la matière », écrivait alors dans les pages de la principale revue théorique et politique « Communiste » le candidat aux sciences philosophiques V. Fetissov de Leningrad.

De tels articles agissaient comme une sorte d’« herbicides » pour les pousses empoisonnées de l’opportunisme qui germaient déjà dans le domaine des disciplines sociales et humanitaires. Une douzaine d’années se sont écoulées et nous avons entendu les révélations de quelqu’un qui peut être considéré comme le plus grand expert en marxisme-léninisme de l’Union soviétique, l’académicien Théodore Oizerman. Ayant vécu jusqu’à cent ans et ayant publié un petit livre au titre révélateur de « Justification du révisionnisme », il déclara littéralement ce qui suit : « Ce cours était creux. Tout ce que Marx et Engels disent sur le communisme scientifique peut être résumé en quatre ou cinq pages ».

Les « élucubrations vides » d’Oizerman ont en effet occulté les contradictions réelles de la société socialiste naissante. Au niveau théorique, ce complexe de questions n’a pas été examiné, peut-être, depuis les « Problèmes économiques du socialisme en URSS » de Staline. En particulier, des illusions pernicieuses ont été créées par la position de certains « philosophes » selon laquelle les contradictions non antagonistes dans les conditions du système socialiste sont censées être réconciliées. En réalité, elles ne peuvent être résolues que par la lutte.

Entre-temps, c’est au début des années 80, pour la première fois dans les années du pouvoir soviétique, que le problème de l’amélioration du mécanisme de distribution équitable des biens publics a pris toute son ampleur. Un véritable « coup de tonnerre » dans le premier numéro de « Kommunist » de 1983 a été la reconnaissance que « tout ne va pas bien dans ce mécanisme ». « Nous sommes profondément étrangers à toute manifestation de snobisme élitiste », déclare le magazine. – Les castes qui se situent en dehors des masses et au-dessus des masses ne sont pas inadmissibles dans les conditions du socialisme… Ni les positions officielles occupées, ni le niveau d’éducation, ni l’importance des fonctions sociales exercées ne permettent à une personne, un groupe social, une communauté ou une association de revendiquer une position d’exception ».

Tout aussi inattendue, la note d’analyse adressée par le Secrétaire général au Politburo à l’automne 1983 se résume à une proposition de « ne pas s’enfermer dans le principe officiel de désignation des candidats » au Soviet Suprême de l’URSS. En d’autres termes, il était prévu de limiter le principe de l’accès « automatique » de la plus haute nomenklatura du parti et de l’État au principal organe de pouvoir du pays et, au contraire, d’ouvrir la voie à des personnes « intéressantes », « notables », « chefs d’orchestre de la ligne du parti dans le peuple ». Malheureusement, Andropov n’a réussi qu’à commencer à résoudre la tâche grandiose consistant à débarrasser le Parti et le pays des « excroissances » parasitaires, c’est-à-dire des escrocs qui s’étaient installés dans les fauteuils de leurs patrons et s’occupaient de leur enrichissement personnel. Dans un certain nombre d’organisations régionales, municipales et de district du parti, la direction a été renouvelée de 25 à 35 %.

L’une des contradictions les plus spécifiques et, en même temps, les plus aiguës du socialisme de type soviétique à ses débuts était incarnée par la question nationale. D’une part, le pouvoir soviétique a élevé des dizaines de petites nationalités au rang de « vie historique », en leur donnant une langue écrite, une nouvelle culture et une nouvelle vie, ainsi qu’une intelligentsia nationale. D’autre part, selon l’ethnographe universitaire Y.V. Bromley, il a formé pas moins de 23 nations soviétiques. Cependant, la nation, comme nous le savons, n’est pas un concept ethnoculturel, mais un concept sociopolitique. En 1979, en URSS, seuls 16,3 des 124,6 millions de personnes de nationalités non russes reconnaissaient le russe – moyen de communication international – comme leur langue maternelle.

Lors de la préparation du premier rapport de Y.V. Andropov en tant que chef du parti, son bureau a été rempli de documents contenant le récit habituel selon lequel la question nationale avait été résolue de manière complète et définitive. Le secrétaire général attira l’attention sur ce point : « Elle a été résolue, mais en quoi exactement ? Si nous parlons d’exploitation nationale, de retard des périphéries, d’inégalité économique et culturelle, alors nous avons effectivement résolu la question. Mais alors, comment expliquer les manifestations nationalistes, y compris la violence dans certaines régions des républiques d’Asie centrale, le nationalisme dans le Caucase et la persistance des préjugés nationalistes en Ukraine ? Bref, il faut repenser les choses. Ainsi, dans le rapport sur le 60e anniversaire de l’URSS, on trouve un paragraphe tout à fait novateur en termes d’emphase : « La vie montre que le progrès économique et culturel de toutes les nations et nationalités s’accompagne inévitablement de la croissance de leur conscience nationale. Il s’agit d’un processus naturel et objectif. Il est toutefois important que la fierté naturelle des succès obtenus ne se transforme pas en arrogance ou en vanité nationale, qu’elle ne donne pas lieu à une tendance à l’isolement, à une attitude irrespectueuse à l’égard des autres nations et nationalités. Mais de tels phénomènes négatifs se produisent encore. Et il serait erroné de l’expliquer uniquement par des vestiges du passé. Ils sont parfois alimentés par nos propres erreurs de calcul dans notre travail. Ici, camarades, il n’y a pas de détails. Tout est important : notre attitude à l’égard de la langue, des monuments du passé, de l’interprétation des événements historiques et de la manière dont nous transformons les villages et les villes, dont nous influençons les conditions de travail et de vie des gens ». Des mots étonnamment justes et visionnaires.

Des idées à la pratique

Le contexte des discours et des articles d’Andropov montre clairement que les idéologues du parti étaient très pressés de mettre en place un « socialisme développé ». « Notre pays se trouve au début de cette longue étape historique qui, à son tour, connaîtra naturellement ses périodes, ses étapes de croissance », écrit-il dans son principal ouvrage théorique, « Les enseignements de Karl Marx et quelques questions relatives à l’édification du socialisme en URSS ».

Il convient de noter que les formulations d’Andropov ont été adoptées presque sans changement par la direction politique d’un autre État socialiste, qui était alors au seuil de grands changements. Lors du XIIIe congrès du parti communiste chinois (1987), il a été souligné que « la société socialiste en est encore au stade initial de son développement et que nous ne devons pas sauter par-dessus, mais partir de cette réalité ». Cette position conceptuelle est d’ailleurs toujours valable aujourd’hui. Depuis la tribune du 19e congrès du PCC (2017), le président chinois Xi Jinping a déclaré : « Nous sommes encore au stade initial du socialisme et nous y resterons encore longtemps. »

Au passage, le rétablissement de l’amitié et de la coopération avec le grand voisin oriental a été progressivement porté au rang de priorité absolue de la politique étrangère. « Prenez la Chine », a déclaré Andropov lors d’une réunion du Politburo du Comité central du PCUS le 25 août 1983. – Nous nous sommes disputés il y a 20 ans… Et maintenant, après plus de deux décennies, vous regardez ces événements et vous vous dites : pourquoi, en fait ? Qui en avait besoin ? Quel était l’objet de la dispute ? Et on ne trouve rien de sérieux pour justifier notre position ». Dans le prolongement de ces considérations, lors de la commission du Politburo sur la Chine, il a recommandé avec insistance de chercher des moyens de surmonter la discorde ridicule prolongée, qui n’était pas nécessaire pour les deux parties. La mémoire de G.H. Shakhnazarov conserve sa leçon stratégique : « Souvenez-vous des paroles de Lénine : l’issue de la lutte se décidera en Chine, en Inde et dans d’autres pays de l’Est, où vivent des milliards de personnes, soit l’écrasante majorité de la population de la planète. C’est ainsi que les choses se passent aujourd’hui. Là, dans les pays en développement, le champ de bataille se déplace, il y a des forces montantes que l’impérialisme ne pourra pas vaincre ». Andropov a défini la tâche de manière léniniste : « Chaque membre du Politburo, lorsqu’il examine une question, doit se souvenir de l’état du mouvement communiste ».

Nous avons déjà noté précédemment que les quelques mois de renouveau du pays ont donné lieu à une pensée marxiste créative. Apparemment, par une coïncidence symbolique, c’est dans le numéro de février 1984 de Voprosy Philosophii, le même numéro dans lequel a été publiée la nécrologie de Y.V. Andropov, que sont parues les réflexions audacieuses de deux spécialistes des sciences sociales, A.P. Boutenko et V.S. Semionov, consacrées à la typologie des contradictions du socialisme réel. Ils ont appelé « la contradiction entre le mode de développement économique à prédominance extensive existant et le mode de développement économique et social à prédominance intensive objectivement requis » comme étant la principale. Il n’était pas difficile pour tout responsable économique de saisir la signification de ces termes socio-philosophiques. L’éminent économiste L.M. Abalkine a déclaré un peu plus tard à propos de la situation de l’époque : « Nous pouvons dire que nous étions dans un état de pré-crise. Si des mesures décisives n’avaient pas été prises – et les premières mesures ont été prises en 1982, après le Plenum de novembre – les conséquences sont encore difficiles à imaginer ».

Lors d’une réunion des premiers secrétaires des comités du parti, le 18 avril 1983, Andropov lui-même a illustré les premiers résultats des « mesures décisives » visant à rétablir l’ordre élémentaire dans la production par les chiffres suivants : « Le plan du premier trimestre pour la vente de produits par l’industrie a été réalisé à 102 %. Par rapport au premier trimestre de l’année dernière, le volume de la production industrielle a augmenté de 4,7 %. En 1982, cet indicateur était de 2,1 %. La productivité du travail a augmenté de 3,9 % contre 1,5 % au premier trimestre de l’année dernière ».

Peu avant, en mars 1983, le magazine antisoviétique « Posev », basé sur les matériaux de ses informateurs « clandestins », a publié une note intéressante : « Sous Andropov, les choses sont devenues plus strictes. À la tannerie, les brigades ont été reclassées par groupes. Les mauvais travailleurs ont été regroupés dans des unités séparées. Avant, on disait : « Tirez derrière vous le retardataire ». Maintenant, c’est : « Mettez les retardataires dans les brigades retardataires ! » Avant, c’était : « Tourneur, nettoie ton lieu de travail ! », maintenant c’est : « Tourneur, tu n’es pas un nettoyeur, tu es un travailleur qualifié. Le nettoyage sera effectué par un non-spécialiste. Vous restez devant la machine jusqu’à la dernière minute !« ».

Aujourd’hui encore, ce ne sont pas les gens du peuple, mais le public à la tête d’œuf et à l’esprit antisoviétique qui adore les histoires sur la façon dont la police et les justiciers attrapaient les « absentéistes » dans les bains publics et les salons de coiffure. N.I. Ryzhkov, alors secrétaire du comité central du PCUS pour les affaires économiques, l’a très bien exprimé : « Les détracteurs de l’ancien secrétaire général lui imputent des distorsions dans la lutte pour la discipline. Oui, comme toujours, il y a eu des distorsions. Même en priant, les imbéciles se cassent le front. Les distorsions, et pas seulement dans ce cas (et je pourrais citer des dizaines d’exemples), étaient le résultat de la campagne, du désir de réaliser le plus rapidement possible, en avance sur le calendrier, ce qui demande du temps et de la patience. Mais les critiques oublient que c’est lui qui, indépendamment des personnalités, a sévèrement mis en cause l’écart entre les paroles et les actes, les paroles en l’air et la glorification. Et cela s’appliquait surtout aux fonctionnaires du parti, aux membres du comité central, aux dirigeants économiques et aux chefs d’État ».

La principale motivation d’Andropov n’était cependant pas le renforcement maximal de la discipline d’État et la lutte sans merci contre la corruption comme une fin en soi, mais la divulgation la plus complète de tous les avantages du socialisme en tant que système socio-économique plus progressiste. Le critère décisif était et reste la productivité du travail – selon Lénine, « en dernière analyse, la chose la plus importante pour la victoire du nouvel ordre social ». Et il y est presque parvenu. Les conséquences de ces mesures dans l’économie, et dans toute autre sphère de la vie sociale, n’étaient pas immédiatement visibles. Le « travail de fond » d’Andropov a eu un impact plus tard. En 1987, les économistes L.B. Vid, E.A. Ivanov, V.N. Kirichenko ont résumé la situation en ces termes : au cours des cinq années écoulées depuis 1983, grâce aux mesures énergiques prises pour renforcer le contrôle de l’économie nationale, la croissance du revenu national utilisé pour la consommation et l’accumulation a été de 116,5 % ; la production industrielle de 120 % ; la production agricole brute annuelle moyenne de 105,5 % ; les revenus réels de la population de 111 %. Et enfin, l’essentiel : la croissance de la productivité du travail public a permis d’obtenir 90 % de l’augmentation du revenu national. Le dernier indicateur indique un tournant dans la dynamique de la construction socialiste. Pour la première fois, conformément aux prévisions de Marx, le socialisme était sur le point de se développer sur sa propre base économique.

Des « soviétologues » américains aux libéraux nationaux du « moule » Gaidar-Tchouubais, la thèse éculée selon laquelle les succès encore timides mais significatifs d’Andropov ne reposaient que sur la coercition administrative, les ordres de commandement et la contrainte universelle a été adoptée. Cependant, les plus intelligents sont obligés de reconnaître d’autres facteurs. La partie avancée de la société a été « inspirée » par la nouvelle loi sur les collectifs de travail, qui prévoyait l’élargissement de la participation des travailleurs à la gestion de leur entreprise, et l’introduction de la pratique de la discussion préliminaire des décisions clés du Parti et du gouvernement dans les ateliers d’usine et de fabrique. C’est aussi le « lancement » d’une expérience économique à grande échelle, qui couvre les entités économiques de cinq ministères de l’Union et de la République. Des éléments d’indépendance et d’autosuffisance organisationnelle ont été introduits, le nombre d’« indicateurs de contrôle » a été réduit, mais, dans le même temps, la responsabilité en cas de non-respect des obligations contractuelles a été accrue. Même un antisoviétique aussi « patenté » que R. Pihoya a affirmé que le « système de commandement administratif », tel qu’il s’était formé dans les années 1930-60, avait déjà cessé d’exister dans la première moitié des années 1980. Il a été remplacé par un « système de distribution et de coordination », où les intérêts de l’État et des différents départements se heurtent.

* * *

Y.V. Andropov a franchement admis plus d’une fois qu’il n’avait pas de recettes toutes faites. Son esprit curieux ne faisait que chercher des solutions possibles aux problèmes aigus accumulés par la société soviétique. La nature de ces solutions fait encore l’objet de vifs débats aujourd’hui. Mais une chose est claire (il est difficile de ne pas être d’accord avec V.I. Vorotnikov sur ce point) : « Le pays et le parti ont perdu un leader exceptionnel. Et nous l’avons perdu à un moment très important et difficile ».

Et pourtant, il est impossible d’éviter la question qui s’est posée dans le « cercle restreint » des associés au cours des tristes journées de février 1984 : « N’exagérons-nous pas trop le rôle d’Andropov ? Il a occupé le poste de secrétaire général pendant très peu de temps, à peine un an et quelque ». Ajoutons d’autres clichés éculés : qu’en est-il de Gorbatchev, à qui l’on a donné le « feu vert » ? Le président du KGB, récemment « omniscient », ne pouvait-il pas savoir qui il était et ce qui l’« inspirait » ?

Aujourd’hui, il y a beaucoup d’amateurs qui aiment porter des « jugements historiques » et qui rendent des verdicts peu amènes à droite et à gauche. En même temps, leurs accusations « autoritaires » sont ridicules : à l’époque de la « direction collective » des années 50, il était strictement interdit aux « autorités compétentes » de « surveiller » et d’écouter les cadres du Parti. Il n’y avait tout simplement pas assez de temps pour savoir qui était qui. Andropov réussit cependant à « découvrir » les entrailles pourries de Yakovlev, qui avait depuis longtemps tourné sa veste. Sur la proposition d’un autre « pétitionnaire » de le renvoyer travailler à Moscou, il lui coupe l’herbe sous le pied : « Il n’y a pas de retour possible à l’appareil du Comité central ! ».

Quant à l’autre et principal « co-auteur de la catastrophe », on trouve un fragment révélateur de son récit dans les notes mémorables de V.V. Grishin. Grishin, qui a été membre de la haute direction politique de l’URSS pendant au moins deux décennies : « Aujourd’hui, on écrit beaucoup sur le fait qu’Andropov aurait mis son dévolu sur Gorbatchev pour lui succéder à la tête du pays… Je dois dire qu’Andropov n’a pas inclus Gorbatchev dans le cercle étroit des dirigeants du parti, ne l’a jamais mentionné comme successeur possible au poste de chef du parti, ne l’a jamais distingué parmi les autres membres du Politburo ». Ces observations sont également confirmées par V.V. Sharapov, secrétaire général adjoint. Selon lui, Andropov « n’a pas pris de mesures pour promouvoir davantage Mikhaïl Sergueïevitch. Apparemment, il avait ses propres raisons pour cela. En tout cas, dans les remarques qu’il nous a faites après ses conversations avec Gorbatchev, Iouri Vladimirovitch a souvent dit : « Nous devons encore travailler et travailler avec lui… ».

Il est d’usage d’omettre qu’il ne se trompait pas sur la compétence et l’honnêteté de V.I. Vorotnikov, N.I. Ryzhkov et A.I. Lukyanov. E.K. Ligachev, nommé à l’initiative d’Andropov secrétaire du comité central du parti, a lutté sans relâche pour la cause du socialisme jusqu’à l’âge de cent ans. G.A. Ziouganov, mobilisé au sein du Comité central à l’appel d’Andropov en 1983, a été l’un des premiers à déclarer une guerre irréconciliable à Gorbatchev et de Iakovlev.

Le nom de Y.V. Andropov sera à jamais associé à l’expérience unique des communistes soviétiques dans la défense de l’ordre socialiste mûrissant, mais encore loin d’être formé, contre la contre-révolution externe et interne. « Son activité visait à faire en sorte que le pays, en mobilisant l’énorme potentiel accumulé au cours des décennies précédentes, fasse un bond qualitatif dans son développement », indique la résolution du présidium du comité central du KPRF « À l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Y.V. Andropov ». Bien que cette expérience ait été acquise dans des conditions extrêmement particulières, elle devra être mentionnée à maintes reprises dans la recherche scientifique et la pratique sociale.

Ce nom ne sera pas oublié par les futures générations de membres du Parti. Voici l’un des témoignages que leur a laissé Andropov : « Le dangereux bacille de la bourgeoisie, qui pénètre dans l’environnement de la jeunesse, ne peut que susciter l’inquiétude. De tels phénomènes, de tels sentiments doivent être combattus avec détermination. Il est nécessaire d’inculquer à nos héritiers une telle conception de la vie, dans laquelle les biens matériels (et il devrait y en avoir et il y en aura davantage avec le temps) ne domineraient pas l’homme, mais serviraient à satisfaire ses besoins les plus élevés. Seule la richesse spirituelle de l’homme est réellement illimitée. Et bien qu’elle ne puisse pas être mise dans une bourse ou accrochée au mur pour des raisons de prestige, nous sommes favorables à une telle accumulation. C’est la seule chose digne d’un homme, d’un soviétique ».

C’est ainsi qu’il restera dans l’histoire du mouvement communiste, dans l’histoire de notre pays. Strict et honnête. Un romantique inflexible. Un homme désintéressé. Un marxiste-léniniste créatif. Un espoir inassouvi pour un avenir digne. Un géant de l’esprit humain.

I.N. Makarov,

Président du Conseil central de la RUSO.

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1 Commentaire

  • Nicolas
    Nicolas

    Ces 2 articles, sur Andropov et Tchernenko, viennent affiner la vision qu’on peut avoir des dernières années de l’urss, en complément du livre “Erreur ou trahison” d’Ostrowski.
    Je ne comprends toujours pas comment Gorbatchev à pu succéder à ces 2 illustres dirigeants, mais apparemment Delga va publier un autre ouvrage d’Ostrowski, sur qui a mis Gorbatchev au pouvoir. Merci à Histoire et Société, et à Marianne pour son important travail de traduction depuis le russe.

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