Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

“Il reste encore demain”, un film de et avec Paola Cortellesi, la liberté pour soi et pour les autres…


Osons dire que je suis allée voir ce film sans le moindre enthousiasme, Paola Cortellesi était portée par la rumeur, et elle était venue sur Arte dire son projet dans un excellent français, mais il n’y avait pas de quoi casser des briques, elle aurait été inspirée par Charlie Chaplin, mais elle était féministe “comme tout le monde” n’est-ce pas ? Qui oserait sinon des vieilles rebelles comme moi dire que me too me gonfle grave et que ce “conformisme” me donne la nausée… On savait qu’elle jouissait en Italie d’une renommée en tant qu’actrice, présentatrice de télévision, et “Il reste encore demain” dont elle est à la fois la réalisatrice, la scénariste et l’actrice principale était paraît-il un énorme succès en Italie, c’est le film le plus populaire au box office et il a suscité beaucoup de débats. Honnêtement je m’attendais au pire du Arte, la culture devenue la mondanité y compris des indignations falsifiées et qui permettent la distinction de la petite bourgeoise en faveur de ceux qui toujours sont aux avant-postes du fascisme par anticommunisme et faux libertaires … Bon sentiments et idées reçues en attendant le renvoi à la maison pour y consacrer le culte du chef et de son irrésistible virilité…

Non franchement, je m’étais trompée, le film mérite l’affluence qu’il a suscité et on en sort plus déterminée, on se dit que certes ces femmes-là n’osent pas aller jusqu’à resituer les enjeux réels mais elles ne les sabotent pas, ils sont là et passent comme des fantômes pour nous inviter toutes à…

C’est une autre approche, un cinéma dans un noir et blanc élégant qui se revendique en hommage non seulement au temps de Rome ville ouverte, du voleur de bicyclette mais au plus tardif Scola d‘une journée particulière… Avec ses saynètes qui créent un monde populaire drôle, émouvant comme dans ce cinéma que nous avons tant aimé pour sa justesse… Les acteurs, à commencer par Paola Cortellesi, jouent magnifiquement et il n’y a pas de second rôle qui dépare, chacun de ces portraits s’avère nécessaire pour nous faire sentir le poids du destin, de la Storia (“il a fait deux guerres” revient comme un leitmotiv pour justifier l’injustifiable, où tout le monde a trafiqué, ces “excuses” ne font que reproduire ce temps de présent de la libération où tout reste comme avant et il faut encore se débrouiller…). Déjà ce potentiel des acteurs apporte une incroyable légèreté à une histoire qui pourrait être désespérante, une manière de chanter et de danser la fatalité du malheur et des coups qui accompagnent le chemin de la liberté de l’héroïne à qui personne n’a rien expliqué mais qui elle veillera sur sa fille : elle supporte la violence comme une ballerine le martyre des chaussons parce que c’est à ce prix qu’elle sera une femme, une vraie, la force incarnée, celle qui n’arrête pas, une prolétaire comme on n’ose plus en montrer dans le cinéma français…

D’ailleurs quand elle reçoit une lettre mystérieuse et commence alors avec son amie Marisa à comploter, tandis que celui qu’elle aurait dû épouser au lieu de la brute sur laquelle elle a la malchance d’être tombée… choisit d’aller vers le nord où l’on est mieux payé, et alors qu’un GI noir semble prêt à tout y compris à commettre un attentat criminel pour que sa fille ne soit pas à son tour la chose d’une brute, on ne sait pas très bien quelle est la nature de cette rébellion… Y a-t-il un autre homme mais ne sont-ils pas tous pareils ? Il y a dans cette détermination Médée, ou Maman Roma, telle la Magnani, on ne sait ce qui la meut et ce mystère est celui de sa grandeur… Mais alors que cela pourrait être poignant, il y a les pirouettes la manière dont on fume comme des gamines avec sa copine, ou ce que je préfère ce moment qui dit tant de choses d’une manière elliptique, les troupes américaines sont des géants, les Américains ont des dents blanches, plus de dents que nous s’interrogent les femmes sur le marché… Quand un des GI lui offre deux tablettes, elle partage l’une avec celui qui va s’exiler dans l’immigration, et qui aurait pu être son mari, luxe suprême qui se substitue au baiser, une danse, avec un grand sourire aux dents tartinées de chocolat et cariées parce que l’on a pas d’argent pour les soigner, il y a tant de choses dans un regard et tout cela se termine par une raclée parce que le chocolat récompense les traînées… Paola Cortellesi ne montre pas les coups leur substituant l’envol d’une danse comme une aspiration à la liberté impossible à museler, comme personne ne peut l’empêcher de parler. Ce qu’elle choisit on le devine, mais c’est aussi secret que son cheminement… celui que l’on imagine être celui des autres femmes… Et c’est par cette habileté que Paola Cortellesi nous soulève réellement enfin me donne envie de la rejoindre, ce qui ne m’était pas arrivé depuis quelques temps en France… cela fait du bien de sentir que son cœur s’ouvre à celui d’une héroïne sur l’écran, le cinéma c’est aussi cela…

Et de surcroit vous retrouverez le plaisir de ces histoires du cinéma italien, dans lesquelles l’infinie tristesse de ce dans quoi se débat l’enfant du peuple, homme ou femme, se transforme en une fable drôle, touchante et dont les aspects picaresques sonnent juste en provoquant notre rire… Les mensonges plus encore.. A aucun moment il n’y a de prêche, mais le rire et l’émotion sont didactiques comme la construction d’une conscience par l’expérience.

Pourtant le message est limité, il n’a rien de révolutionnaire, les communistes qui jouaient un si grand rôle à cette époque ont totalement disparu du paysage… Comme le veut la mode ce que l’on attribue à la lutte contre le patriarcat on le vole à la lutte des classes, mais à l’inverse de nos bobos celle-ci reste présente et il n’y a pas que le mari cogneur qui exploite le fait que la femme soit le prolétaire du prolétaire, et il y a une force dans cette invitation à aller voter malgré tout même si ce qui se passe en Italie, la trahison de l’eurocommunisme est allée jusqu’au stade ultime de la décomposition… Il y a dans ce retour au néoréalisme quelque chose de la petite fille qui se souvient d’avoir vu les films dans les sièges du PCI… Le cinéma n’a pas oublié ce que le consensus autour de l’atlantisme a fait de l’histoire réelle de ce pays.

Nous sommes devant un paradoxe qui s’explique peut être plus et mieux qu’on ne le croit… Il ne faut pas seulement voir l’influence communiste à travers les films qui avaient des réalisateurs communistes, il y a bien sur Rosselini, soi-même, mais aussi Vittoria da Sica, ou Fellini, et même le cinéma anticommuniste de Do Camillo, celui-ci emporte une victoire quand une responsable du PCI très féministe et sa disciple (cette dernière finit même fessée) s’obstinent à vouloir aller à contrario des mœurs que l’Église et “le bon sens” recommandent aux femmes, ou encore ces bals siciliens que le PCI s’obstine a organiser et où il n’y a que des hommes, chaque militant reconnaissant que c’est bien que cela se passe comme ça en URSS, mais pas en Sicile… Le cinéma italien ne pouvait pas faire autrement que montrer l’impact du PCI, sa lutte contre le fascisme sous et après Mussolini. Sans parler bien sûr de Pasolini… Alors que sur nos écrans la nouvelle vague (et dans ce domaine le rôle de Truffaut a été central) faisait disparaître de nos écrans le peuple, la classe ouvrière qui était présents chez Gremillon, Daquin, Becker, et même Jean-Paul le Chanois (papa, maman la bonne et moi) et chez Henri Verneuil ou les réactionnaires Jean Duvivier et Claude Autant-Lara. Une petite bourgeoisie bavarde occupée par les cinq à sept s’imposa et est toujours là… et un moralisme étouffant se substitue à la violence populaire… En Italie, comme Nanni Moretti, on ne cesse de voir passer le fantôme du temps où les communistes imposaient des choses vraies et justes… Alors même que le PCI s’est totalement désagrégé en groupuscules et que ce qui a été la maison mère est une social-démocratie qui vaut celle de Glucksmann…

En matière de liquidation et de désagrégation groupusculaire, la situation en France est à peine un peu moins désastreuse qu’en Italie, il est resté le noyau PCF qui continue par adhésion ou rejet à satelliser des groupuscules toujours au bord de la scission comme les Trotskistes, l’abstention et le dévoiement des couches populaires sont à peine moins aboutis que l’Italie, mais le cinéma lui a perdu la mémoire de Grémillon, Daquin et les autres… De l’éradication de la Nouvelle vague, il reste Godard qui n’a jamais rien compris à la classe ouvrière mais savait coller à des formes mieux encore que certains Italiens voire Pasolini lui-même.

Mais il reste aussi cette volonté de ne pas faire abdiquer les couches populaires, les faire se résigner qui donne à ce film italien une puissance inouïe, restitue aux femmes leur force citoyenne, leur capacité à se libérer en libérant les autres, mari, enfants, en nouant de vraie amitiés, des complicités tendres et de lutte…

Surtout que j’en suis à me dire que si l’on veut que les choses changent il faut faire dans une situation au demeurant navrante le peu que l’on peut, et je m’apprête à voter aux Européennes pour le peu que je crois encore capable de nous donner de la force dans les multiples formes de fascisme qui sont là… Alors ces femmes qui ont répondu présentes, qui se sont faites belles pour aller au rendez-vous de leur droit à la citoyenneté m’émeuvent… Ma mère a voulu voter communiste jusqu’à la veille de sa mort et elle disait “Nous avons tant espéré ce droit, il faut l’exercer, de peur qu’ils nous l’enlèvent, elle m’a raconté Violette la femme qui passait les weekends dans le quartier du jarret alors ouvert et qui puait, pour faire avorter.. Les hommes qui battaient et pleuraient après… Elle n’a cessé de me répéter “jamais la main sur toi, s’il ose tue-le! ” C’est une longue histoire transmise et dans laquelle les hommes étaient des compagnons d’infortune chacun reproduisant ce qu’on l’invitait à croire la norme mais on était plus ou moins prête à être libre pour soi et pour les autres… Et la force de ce film italien est dans ce moment de l’histoire des femmes qui n’avait pas été choisi par hasard…

Nous sommes à la veille du 2 juin 1946 c’est sur deux jours qu’est organisé le référendum et si le premier jour l’héroïne est clouée à la maison par le cirque des mœurs patriarcales à la mort de l’abominable patriarche qui pourrit tout ce qu’il touche “il reste encore demain”. Un vote iconoclaste qui, en plus de refuser le retour de la monarchie, de sanctionner la naissance de la République, marque l’accès définitif aux urnes de millions de femmes (et la possibilité d’être élues). La grande force de ce film c’est de donner à cette rébellion féminine toute sa puissance, parce qu’elle est auto-conscience, dépassement de sa propre expérience de femme battue qui pourrait attendre d’un autre homme la libération mais qui la trouve pour elle et pour sa fille dans ces deux jours où elle pourra voter malgré son mari, malgré le curé, malgré la veillée funèbre de son abominable beau-père.. Elle est allée voter, a en secret préparé un joli tailleur pour être digne de se présenter devant l’urne… C’est là que définitivement l’héroïne échappe au pathos alors que dans les violences elle devait se contenter de romances et de chorégraphies …

Danielle Bleitrach

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