Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Rosa Luxembourg : ou comment les Français eurent besoin d’un parti (1).

Dans un texte de 1899, Rosa Luxembourg analyse la complexité de l’unification française vers un parti ouvrier. La fragmentation, les diverses “féodalités” pour employer le terme de Delaunay caractérisant la situation actuelle se retrouvent dans les débuts du socialisme français tel que les décrit Rosa Luxembourg. On s’y croirait c’est saisissant. Ce qui je crois est intéressant et même prometteur c’est la manière dont Rosa Luxembourg montre combien les Français, peu théoriciens et portés sur les compromis, le socialisme municipal, le syndicalisme, se retrouvent confrontés à la nécessité d’un parti parce qu’il y a une tâche politique nationale : sauver la République et seul un parti socialiste peut répondre à la tâche. On peut se dire que si la question du socialisme s’impose aujourd’hui c’est par suite des défis que l’écroulement de la bourgeoisie désigne comme une action politique nationale. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

Lorsque le mouvement ouvrier français, après le coup terrible que lui avait infligé la chute de la Commune, commença à se relever à la fin des années 1870, il présentait un assemblage incohérent d’éléments disparates: mutuellistes proudhoniens, utopistes de la vieille école, anarchistes, syndicalistes bornés patronnés par des radicaux bourgeois, blanquistes, collectivistes, enfin anciens communards inclinant à un radicalisme pur. Ce mélange varié de tous les programmes et de toutes les écoles, avec forte prédominance des mutuellistes proudhoniens, constituait pour ainsi dire le noyau originel autour duquel se développaient les organisations socialistes.“(p.74)
En 1879, au congrès de Marseille, sur la question du but final socialiste s’accomplit le divorce entre socialiste et mutuelliste” (P75)
Le congrès de Marseille du 21 au 31 octobre 1879 est souvent présenté comme l’acte de naissance du premier parti marxiste en France, le parti ouvrier avec comme figure centrale Jules Guesde.

tombeau de Jules Guesdes à Roubaix

Rosa Luxembourg note trois point essentiels qui font que la confusion continue à régner et que chacun y trouve son compte:
1) le mouvement ouvrier n’avait pas besoin d’entreprendre une action politique généralisée.
2) “La lutte parlementaire se révéla incapable de créer un lien unificateur lorsque les premiers députés socialistes des années 1880 furent élus, il régnait à la chambre des députés un radicalisme petit bourgeois alors à son point culminant; leur petit nombre les empêcha de jouer un rôle d’envergure
3) enfin, il faut noter l’indifférence du caractère français à l’égard des débats théoriques et son inclinaison à l’action concrète plutôt qu’à la spéculation. Mais dans la pratique les différences entre partis s’estompèrent de plus en plus.” (p.75)

Rosa Luxembourg se lance dans un description tout à fait réjouissante de la manière dont les différences s’estompent et elle finit par les guesdistes qu’elle considère comme les plus proches de la social démocratie allemande: “Et si les guésdistes- le parti le plus fort et le plus influent- avaient sur tous les autres l’avantage de se réclamer de la doctrine de Marx, par ailleurs leur programme agraire et leurs compromis électoraux montraient qu’eux aussi, comme les autres, savaient sacrifier aux moments opportuns les principes abstraits aux succès immédiats.

Rosa Luxembourg en déduit qu’au cours des années 1890, la division des partis se réclamant plus ou moins du socialisme était beaucoup moins sensible qu’on ne pouvait le croire surtout d’un point de vue allemand. “La division du mouvement avait acquis une sorte de légalité et c’est ici précisément que résidait le danger de la situation. (p.77)

Vu que chacun vaquait à ses propres occupations, explique-t-elle, il était impossible de l’intérieur du mouvement d’aller vers l’unification nécessaire et c’était un handicap pour l’agitation politique.

La paisible et lente évolution du socialisme, durant des décennies, au sein d’organisations autonomes elles-mêmes arrivées à un certain point de maturité, ainsi que l’intervention de facteurs externes ont rendu nécessaire la création de nouvelles formes de lutte dont chaque organisation séparée se révélait incapable.
En effet, aussi longtemps que le travail socialiste consistait uniquement à faire de la propagande de principe dans le pays ou à la tribune parlementaire, à développer les syndicats et le socialisme municipal, les diverses organisations autonomes suffisaient aux besoins du mouvement ; leur insuffisance devait apparaître dès que le prolétariat français se trouva confronté à des tâches importantes de la lutte des classes au sens précis du terme, c’est-à-dire de la lutte politique à mener par les masses ouvrières dans une action commune et ce fut le cas dans les années 1890.
S’il est vrai que la possession des droits politiques essentiels n’a pas incité le prolétariat à se regrouper pour une offensive générale contre la république bourgeoise, en revanche la décomposition rapide de la bourgeoisie au pouvoir assigna à la classe ouvrière la mission historique de défendre la république contre cette bourgeoisie. Le scandale du Panama, l’aventure du général Boulanger, l’affaire des chemin de fer du midi, la crise suscitée par l’affaire Dreyfus, autant de bornes marquant les étapes de la dégradation de la bourgeoisie française depuis la fin des années 1880 à 1890.
Il s’agissait de sauver la république, la démocratie, le présent Etat d’une chute dans la barbarie afin de construire sur ses bases la communauté socialiste ; le prolétariat était confronté à la grande mission historique, à la grande lutte des classes d’ensemble, et la dispersion des forces socialistes se révélait pour la première fois comme un sérieux obstacle au développement du socialisme en France (pp77-78)

Rosa Luxembourg Le socialisme en France (1898-1912) oeuvres complètes – Tome III traduit de l’allemand par Danie Guérin et Lucie Roignant. Edition établie et préfacée par Jan Numa Ducange. Agone smolny. Marseille 2013

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