Le contexte géopolitique du renouveau de la nécessité des “coopérations” l’emportant sur les concurrences et l’autodestruction, dans un article fondamental sur la Chine présenté par Franck Marsal (note de DB pour histoireetsociete)
Nous avons déjà publié les analyses économique de l’économiste marxiste britannique Michaël Roberts et d’autres informations diverses sur le dynamisme et la stratégie particulière de la Chine.
L’analyse de Michaël Roberts d’une manière générale s’appuie sur la loi marxiste de baisse tendancielle des taux de profit (dont il documente régulièrement les preuves statistiques qui s’accumulent petit à petit) et sur le fait de considérer que ce sont les investissements qui sont les moteurs du développement économique, et que, dans les sociétés capitalistes, les investissements sont eux-mêmes corrélés au taux de profit.
La particularité de son analyse de la stratégie économique chinoise est double :
- Il documente avec impartialité la réalité du dynamisme économique chinois, et cela permet de battre en brèche la propagande permanente anti-chinoise, qui nous promet chaque année essoufflement, voire effondrement de l’économie chinoise.
- Il considère (et certains signes montrent que ce point de vue est peut-être en train de devenir celui de la direction chinoise) que, si l’introduction du marché a permis d’alimenter plusieurs décennies de croissance économique exceptionnelle, cette étape atteint désormais ses limites et appelle à un renforcement de la dimension socialiste de l’économie chinoise. En particulier, Michaël Roberts considère que la bonne sortie de la crise spéculative immobilière réside dans la reprise par l’état d’une part importante du parc et de la construction de logements, en ligne avec la phrase de Xi Jinping : l’immobilier est là pour loger les gens pas pour la spéculation.
Sur ce blog, nous avons toujours considéré que, dans l’économie socialiste de marché chinoise, la part socialiste est dominante et détermine le caractère global socialiste du stade de développement actuel de la Chine. Cette part socialiste s’appuie sur la direction politique assurée par la parti communiste chinois et les institutions populaires, sur la présence d’une part importante d’entreprises d’état, notamment au niveau des infrastructures et de l’industrie lourde, ainsi que sur l’expérience politique et sociale et l’unité du peuple chinois. Pour autant, le PCC continue à accorder au marché une place importante dans le développement économique de la Chine et est en particulier vigilant sur le fait que les entreprises d’état ne pratiquent pas une concurrence déloyale et une bureaucratisation de l’économie.
Il est clair que si, dans les années à venir, le caractère socialiste de l’économie chinoise vient à se développer de manière massive, dans un ou plusieurs secteurs, avec le remplacement réussi dans des pans entiers de l’économie (et typiquement dans l’immobilier), des sociétés capitalistes par des institutions de type socialiste, il s’agira d’un fait extrêmement important, non seulement pour la Chine, mais pour l’ensemble du monde. Cela donnera le signe évident de la préparation d’une nouvelle étape de la transition globale vers des économies socialistes selon un nouveau schéma accessible à de nombreux pays. (Note de Franck Marsal pour Histoire&Société)
La prochaine décennie chinoise, par Michaël Roberts
La réunion annuelle de l’Assemblée populaire nationale (APN) de Chine se déroule en ce moment même. Le CNP est officiellement l’organe délibérant le plus élevé de la Chine. Il est censé décider chaque année des politiques économiques et sociales. En réalité, ces politiques sont élaborées à l’avance par les dirigeants du parti communiste chinois, puis présentées au CNP pour être votées (à l’unanimité). Néanmoins, la réunion de l’APN offre aux dirigeants du PC l’occasion d’exposer leurs réponses politiques pour faire face aux problèmes économiques et sociaux actuels du pays.
Comme d’habitude, c’est au premier ministre chinois qu’il incombe de présenter ces réponses à l’APN. Cette année, il y a un nouveau premier ministre, Li Qiang. Mais le discours de Li Qiang s’inscrit dans la droite ligne de celui prononcé l’année dernière par le premier ministre précédent, Li Keqiang. Comme l’année dernière, Li Qiang a fixé un objectif de croissance du PIB réel d'”environ 5 %” pour 2024 et a déclaré que la Chine chercherait à “transformer” son modèle de croissance économique.
L’Assemblée nationale populaire examinera également le budget annuel. Les dépenses de défense devraient augmenter de 7,2 %, tandis que les dépenses de sécurité publique devraient augmenter de 1,4 %, ce qui est sans doute nécessaire compte tenu de l’encerclement militaire de la Chine par les puissances occidentales. Les dépenses du gouvernement central devraient augmenter de 8,6 % afin d’alléger quelque peu le fardeau des gouvernements locaux très endettés. Parmi les autres objectifs annoncés par M. Li figurent la création de 12 millions d’emplois urbains et l’augmentation des prix à la consommation d’environ 3 % (apparemment pour éviter la déflation – voir ci-dessous). M. Li a déclaré que ces objectifs ne seraient “pas faciles”, mais qu’un “développement de haute qualité” restait la priorité.
Tout cela correspond à peu près aux objectifs fixés dans le dernier plan quinquennal de la Chine. Le 14e plan, adopté en 2021, était un document exhaustif couvrant en détail tous les aspects de l’économie chinoise. Mais il comportait quelques objectifs clés. La Chine visait notamment à devenir une économie “modérément développée” d’ici 2035 et à réduire les inégalités entre les zones urbaines et rurales. Le plan repose sur le modèle de la double circulation, dans lequel l’expansion des exportations de produits manufacturés – la clé passée de la croissance miraculeuse de la Chine – est combinée au développement de l’économie nationale et à la réduction de la dépendance à l’égard des importations et des investissements étrangers. L’objectif est que la Chine puisse continuer à croître et à améliorer son niveau de vie malgré les tentatives des gouvernements occidentaux de freiner ou d’étrangler cette croissance.
La Chine peut-elle réussir à atteindre à la fois son objectif de croissance pour cette année et ses objectifs à plus long terme pour les dix prochaines années environ, en amenant près de 1,4 milliard de personnes à des niveaux de vie dont seul un petit groupe de nations d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie de l’Est jouit ?
Si vous lisiez la presse occidentale et ses économistes, vous concluriez que les chances que la Chine y parvienne ne sont pas meilleures qu’une boule de neige survive après avoir été jetée au soleil. Les économistes occidentaux, en particulier les “experts de la Chine”, affirment presque unanimement que le “miracle” chinois est terminé et que, pire encore, la Chine se dirige vers une spirale de déflation de la dette qui signifiera que les objectifs de croissance ne seront pas atteints dans le meilleur des cas, et plus probablement qu’il y aura un effondrement majeur. Et ce, malgré le fait qu’en 2023, la Chine affichait un taux de croissance officiel de 5,2 %, soit plus du double de celui de l’économie américaine “en plein essor”, et cinq fois le taux de croissance du reste des économies capitalistes du G7. (Ne venez pas me dire que le chiffre de croissance de la Chine est faux et que la croissance est beaucoup plus faible. Ceux qui le prétendent n’ont que peu de preuves à l’appui).
Ah, mais voyez-vous, l’industrie manufacturière est en récession (selon les enquêtes officielles), la consommation est faible (toujours en dessous des niveaux pré-pandémiques) et les investissements étrangers, considérés comme l’élément vital de l’économie chinoise, se sont taris.
Pire encore, les prix des biens et des services sont en baisse. Les lecteurs seront peut-être surpris d’apprendre que les économistes occidentaux, qui passent le plus clair de leur temps à exiger que les taux d’inflation dans leurs pays ne dépassent pas 2 % par an après la spirale inflationniste post-COVID des trois dernières années, ne voient aucun intérêt à l’absence de hausse des prix (et donc de hausse des salaires réels) dans l’économie chinoise : “l’inflation est mauvaise pour les États-Unis, mais l’absence d’inflation est mauvaise pour la Chine”.
Dans un article récent, John Ross a montré que pour atteindre l’objectif du plan chinois pour le PIB en 2025, c’est-à-dire un doublement du PIB à partir de 2021, il faudrait une croissance annuelle moyenne de 4,7 % par an. Jusqu’à présent, la Chine est en avance sur cet objectif, avec une croissance annuelle moyenne d’environ 5 % pour la période 2020-2023. En effet, depuis le début de la pandémie, l’économie chinoise a progressé de 20,1 % et celle des États-Unis de 8,1 %, ce qui signifie que la croissance totale du PIB de la Chine depuis le début de la pandémie a été deux fois et demie supérieure à celle des États-Unis.
Certes, les taux de croissance annuels de la Chine ont ralenti par rapport au rythme effréné des années 1990 et la main-d’œuvre chinoise diminue. Mais il suffit de regarder l’augmentation du PIB par personne que la Chine a réalisée par rapport aux économies du G7 depuis 2019, dont certaines se sont même contractées (données du FMI). L’augmentation par habitant est encore plus importante par rapport aux États-Unis (près de quatre fois).
Oui, de plus en plus, la Chine ne peut pas compter sur l’expansion d’une main-d’œuvre bon marché en provenance des zones rurales pour augmenter sa production, mais doit au contraire accroître la productivité de la main-d’œuvre existante, notamment en investissant dans l’innovation technique. Et c’est ce qu’elle fait. La Banque fédérale de réserve de Dallas montre que la “productivité totale des facteurs” (qui est une mesure brute de l’innovation) augmente de 6 % par an, alors qu’elle est en baisse aux États-Unis.
Malgré ces preuves, les experts occidentaux de la “Chine” (et même de nombreux Chinois) prédisent chaque année la stagnation, compte tenu des énormes niveaux d’endettement dans tous les secteurs. La Chine va stagner comme le Japon l’a fait au cours des trois dernières décennies. La seule façon d’éviter la “japonisation”, disent ces experts, est de “rééquilibrer” l’économie en passant du “surinvestissement”, de “l’épargne excessive” et des exportations à une économie domestique axée sur la consommation, comme en Occident, et de réduire le contrôle de l’État sur l’économie afin de permettre au secteur privé de prospérer.
Cette année, à l’occasion du CNP, Martin Wolf, le gourou keynésien du Financial Times, est revenu sur ce thème, reprenant les arguments d’autres experts keynésiens de la Chine comme Michael Pettis. Selon Wolf, la croissance de la Chine va maintenant ralentir comme au Japon parce qu’elle est surchargée de dettes excessives et parce qu’elle n’a pas rééquilibré l’économie vers le “consommateur”. La Chine doit ramener sa part de consommation au niveau des pays occidentaux, faute de quoi elle ne pourra pas croître et restera enfermée dans le piège des “revenus moyens”.
La Chine a généré 28 % de l’épargne mondiale totale en 2023. C’est à peine moins que les 33 % des États-Unis et de l’Union européenne réunis. Selon Wolf et Pettis, cette situation est erronée. Ce qu’il faut, c’est passer d’une “épargne excessive” à la consommation. Il y a un surinvestissement dans l’immobilier et les infrastructures, au lieu de faire des cadeaux aux ménages. La Chine ne connaîtra la croissance que si c’est la consommation qui mène, et non l’investissement. Si vous voulez en savoir plus sur l’absurdité de la consommation comme moteur de la croissance, consultez mon analyse des théories de Pettis ici.
Mais comment peut-on prétendre que les économies matures du G7 “tirées par la consommation” ont réussi à atteindre une croissance économique régulière et rapide, ou que les salaires réels et la croissance de la consommation y ont été plus forts ? En effet, dans les pays du G7, la consommation n’a pas réussi à stimuler la croissance économique et les salaires ont stagné en termes réels au cours des dix dernières années, tandis que les salaires réels en Chine ont grimpé en flèche. En outre, ces économies axées sur la consommation ont été frappées par des chutes de production régulières et récurrentes qui ont fait perdre à leurs populations des milliers de milliards de dollars en termes de production et de revenus. L’ironie est que le taux de croissance de la consommation en Chine est bien plus élevé que dans les économies du G7.
Depuis 1976, la Chine n’a jamais connu de contraction de son revenu national, alors que les économies du G7, axées sur la consommation, ont connu des effondrements en 1980-2, 1991, 2001, 2008-9 et 2020. On a beaucoup parlé de la politique “désastreuse” de la Chine en matière de COVID zéro. Mais outre le fait qu’elle a sauvé des millions de vies, la Chine n’est pas entrée en récession en 2020, contrairement à toutes les économies du G7 en 2020.
Certes, la Chine a le ratio investissement brut/PIB le plus élevé des grandes économies. Mais cette économie prétendument “surinvestie” et “excessivement épargnante” a connu une croissance plus de quatre fois supérieure à celle des économies de l’OCDE axées sur la consommation et, par conséquent, 40 % plus rapide que celle de l’Inde. Cela suggère que si la Chine devait “rééquilibrer son économie vers la consommation et réduire les investissements ; réduire le secteur public et “libérer” le secteur privé (le secteur qui fournit la plupart des biens de consommation en Chine), les taux de croissance chuteraient encore plus qu’ils ne l’ont fait ces dernières années.
En outre, les arguments des experts occidentaux selon lesquels la Chine est coincée dans un vieux modèle d’exportation de produits manufacturés axé sur l’investissement et doit “se rééquilibrer” vers une économie intérieure axée sur la consommation où le secteur privé a les coudées franches ne sont tout simplement pas valables d’un point de vue empirique. La faiblesse du secteur de la consommation en Chine l’oblige-t-elle à essayer d’exporter des produits manufacturés “en surcapacité” ? Non, selon une étude récente de Richard Baldwin. Il constate que le modèle axé sur les exportations a fonctionné jusqu’en 2006, mais que depuis lors, les ventes intérieures ont explosé, de sorte que le ratio exportations/PIB a en fait baissé. “La consommation chinoise de produits manufacturés chinois a augmenté plus rapidement que la production chinoise pendant près de deux décennies. Loin d’être incapable d’absorber la production, la consommation intérieure chinoise de produits fabriqués en Chine a augmenté BEAUCOUP plus vite que la production du secteur manufacturier chinois”.
Les experts occidentaux ne cessent de parler de l’ampleur de l’excédent des exportations chinoises, à savoir du compte courant (la balance des recettes provenant de l’étranger par rapport aux paiements), affirmant que l’excédent atteint 4 % du PIB de la Chine. Les exportations chinoises représentent 15 % du total mondial. Et rien que le mois dernier, les exportations ont augmenté de plus de 7 %, de sorte que la balance commerciale de la Chine avec le reste du monde a atteint un niveau record de 125 milliards de dollars en février.
Mais cela montre que les fabricants chinois restent très compétitifs sur les marchés mondiaux, malgré tous les efforts de l’Occident pour imposer des droits de douane et d’autres mesures protectionnistes. La Chine est particulièrement performante dans la production de véhicules électriques, l’énergie solaire et d’autres technologies vertes. Toutefois, comme le souligne M. Baldwin, ce succès à l’exportation ne signifie pas que la croissance de la Chine dépende des exportations. La Chine se développe principalement grâce à la production destinée à l’économie nationale, comme les États-Unis.
Il est vrai que la croissance des investissements “productifs” s’est ralentie en Chine. À mon avis, les gouvernements chinois successifs ont commis une grave erreur en essayant de répondre aux besoins en logement de sa population urbaine en pleine expansion en créant un marché du logement à vendre, les hypothèques et les promoteurs privés étant laissés à eux-mêmes. Au lieu de lancer eux-mêmes des projets de logements locatifs, les gouvernements locaux ont vendu des biens de l’État (terrains) à des promoteurs capitalistes qui ont ensuite emprunté massivement pour construire des projets. Bientôt, le logement n’était plus destiné à l’habitation mais à la spéculation (citation de Xi). L’endettement du secteur privé a grimpé en flèche, tout comme la bulle immobilière en Occident. Tout cela a atteint son paroxysme lors de la pandémie de COVID, lorsque les promoteurs et leurs investisseurs ont fait faillite.
Ce que le gouvernement chinois doit faire maintenant, c’est reprendre ces grands promoteurs immobiliers et les ramener dans le giron public, achever les projets et passer à la construction locative. Le gouvernement devrait annuler la dette des promoteurs à l’égard des investisseurs étrangers et ne remplir ses obligations qu’à l’égard des petits investisseurs ; il devrait également mettre un terme définitif au système de financement hypothécaire et privé. Le secteur immobilier improductif a pris une telle ampleur en Chine, en termes de part d’investissement et de production, qu’il a sérieusement dégradé la croissance. C’est là que l’économie a besoin d’être rééquilibrée. Il faut passer à des investissements productifs dans les industries de la technologie et de la connaissance. Si les mots du plan quinquennal ont un sens, il semble que les dirigeants chinois actuels en soient conscients.
Les précédents dirigeants du PC ont également trop compté sur les investissements étrangers et la croissance du secteur capitaliste pour faire croître l’économie. Mais le secteur capitaliste chinois a connu une baisse de rentabilité (comme en Occident) et a donc réduit ses investissements productifs. Le secteur public a dû prendre le relais. Contrairement à ce que pensent les experts occidentaux, ce n’est pas de moins d’investissements et de plus de consommation, de moins d’investissements publics et de plus d’investissements privés, de plus d’investissements étrangers et de moins d’investissements publics dont la Chine a besoin pour maintenir son succès économique antérieur, mais de l’inverse.
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