Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

En tenant la chandelle : Marx a-t-il eu un fils illégitime ?

Ce mythe tout à fait répandu de l’adultère de Marx avec sa bonne ne repose sur aucun fait avéré, mais il est devenu un fait tout aussi mythique sur les aspects “suspects” du marxisme que l’incendie de Rome par Néron pour martyriser des chrétiens qui à l’époque n’étaient qu’une faction particulière du judaïsme et qui ne s’en distinguait pas avant que ce héros de l’antisémitisme que fut Saint Paul et puis saint Jean Chrysostome instrumentalisé par Constantin le Grand qui cherchait à se débarrasser de quelques opposants à son impérialisme… Saint Jean Bouche d’or est devenu particulièrement populaire dans l’église orthodoxe et il a créé les conditions d’un anti-impérialisme antisémite. C’est à peu près aussi scientifique que Shlomo Sand niant l’existence d’un peuple juif, renonçant à sa judéité pour mieux la retrouver avec sa clientèle d’antisémites… sur une base totalement génétique étrangère autant aux peuples aux stades tribaux et claniques avant de former nation… Ce qu’avait tout de même esquissé Marx et Engels à partir des travaux de Morgan qu’ils comparaient à ceux de Darwin dans l’origine de la famille de la propriété et de l”Etat. Mais comme la connerie humaine n’a aucune limite on peut se demander sur quoi repose le mythe de Marx se faisant sa bonne et Engels récupérant l’enfant. Quelques pièces du “dossier”, sic… (note de danielle Bleitrach traduction par Marianne Dunlop).

Par Grigori Globa
Le thème “Marx a-t-il eu un fils illégitime ?” est, à notre avis, bien documenté par les travaux de Terrell Carver, biographe d’Engels et de Marx à l’université de Bristol. Tant du point de vue de l’analyse des sources que de la méthodologie, ils peuvent être recommandés à tous ceux qui s’intéressent à la question de manière approfondie.
Mais, premièrement, les travaux du professeur Carver n’ont jamais été traduits en russe et sont inconnus d’un large public. Deuxièmement, même un marxologue allemand aussi important que Heinrich Gemkow pensait que Frederick Demuth était bien le fils de Karl Marx, même s’il admettait qu’il n’y avait pas de preuves tangibles à ce sujet [1]. Par conséquent, une version très controversée continue de circuler dans les milieux universitaires, souvent présentée comme un fait avéré, et même les biographes consciencieux la reproduisent souvent.
Dans les œuvres de fiction, cependant, le faux illégitime se sent particulièrement bien – à la fois dans la bande dessinée Marx (2017) de Corinne Maier, par ailleurs très bonne, et dans le film récent (2020) de Susanna Niciarelli, Miss Marx. Dans le film Jenny Marx – La femme du diable (1993, scénario de Françoise Giroud et Pascal Lainé), les ragots vieux d’une centaine d’années constituent le point fort de l’intrigue. L’adultère se transforme déjà en un véritable viol. Et tous les autres détails, anodins en soi, comme la longue absence de Marx d’Allemagne pour négocier avec son éditeur en 1867, deviennent ambigus à la lumière de ce fait. Nous connaissons ces voyages d’affaires, ma bonne dame, nous ne sommes pas dupes !
Le “fils illégitime de Marx” devient un argument favori et puissant entre les mains des anticommunistes, en particulier de la partie d’entre eux qui préfère une attaque résolue contre la personne de l’adversaire à des discussions politico-économiques complexes. Le pasteur Wurmbrand, auteur de Marx et Satan, entraîne même le fils illégitime dans sa version de l’appartenance de Karl à une secte satanique – parce que “tous les satanistes ont une vie privée désordonnée”. Que faut-il de plus comme preuve ?
C’est pourquoi, malgré l’aspect anecdotique de ce sujet, il nous semble malgré tout nécessaire de souligner son état actuel pour les lecteurs russophones.

Le mousquetaire de Hackney

Commençons par des faits documentés : Le 23 juin 1851, un garçon nommé Henry Frederick Demuth voit le jour. La naissance a été enregistrée dans la paroisse de St Anne, dans la banlieue londonienne de Westminster, avec un retard important : le 1er août, soit plus d’un mois plus tard. L’acte de naissance mentionne que la mère est Helen (Lenchen) Demuth, la femme de ménage célibataire de la famille Marx. Le garçon est placé dans la famille d’accueil pauvre de Lewis, Engels fournissant l’argent nécessaire à son entretien. Il reçut à la naissance le nom de “Henry”, qu’il n’utilisa pas par la suite, prenant à la place le nom de famille de ses parents adoptifs – Frederick Lewis Demuth.
Deux raisons expliquent que l’enfant ait été élevé séparément de sa mère : la situation précaire de la famille Marx, où vivait Lenchen (même leur propre fille Franziska, née en 1851, a dû être confiée à une nourrice) et les mœurs victoriennes excessives, selon lesquelles la servante qui faisait un enfant hors mariage détruisait non seulement sa propre réputation, mais aussi celle du propriétaire de la maison. Comme l’écrit le professeur Gemkow, “une servante n’était pas autorisée à avoir un enfant dans la maison de son maître ! C’était l’esprit de l’époque”.
Le fils de Lenchen a appris le métier de tourneur, il était un ami proche des filles de Marx, en particulier de la plus jeune Eleanor (Tussy), et est souvent mentionné dans leur correspondance.
Karl Kautsky (qui, selon ses propres dires, ne connaissait pas Demuth), et le film Miss Marx le répète après lui, affirme que Frederick n’était pas autorisé à aller plus loin que la cuisine dans la maison des Engels où Helena travaillait après la mort des Marx aînés. Il s’agit là d’une exagération manifeste. Frederick est rarement mentionné dans la correspondance d’Engels, mais il figure aux côtés de ses associés les plus proches et des dirigeants du mouvement ouvrier :
“Chère Madame Liebknecht !
Nous sommes tous réunis au n° 122 de Regent’s Park Road, buvant de la bière allemande et attendant le télégramme sur les élections. F. Lessner, Ed. Bernstein, F. Demuth, Wilhelm Liebknecht, F. Engels, Ludwig Freiberger, Gina Bernstein, Louise Freiberger et d’autres”.
[2, vol. 39, p. 435].
La maison située le long de Regent Park est la demeure londonienne d’Engels, qui porte aujourd’hui une plaque commémorative bleue. À une autre occasion, en 1877, Marx et Engels chargent Demuth de s’abonner au Bulletin d’une fédération d’anarchistes rivale du mouvement marxiste afin de surveiller leurs activités [2, vol. 34, p. 28]. La mission n’est pas une sinécure, mais elle suppose néanmoins une communication régulière de Fred avec les anciens et une certaine confiance dans ces relations.
Malgré son éducation médiocre et son travail précoce, le jeune homme s’efforce de lire beaucoup – Shakespeare, Dickens, une étagère séparée est remplie des œuvres de Marx et Engels [4].
En février 1888, il adhère à l’Union des travailleurs de l’ingénierie (ASE). L’ASE deviendra bientôt le troisième plus grand syndicat de Grande-Bretagne et entame une longue grève pour obtenir une journée de travail de huit heures. Frederick Demuth est l’un des organisateurs et dirigeants du rassemblement londonien de soutien aux mineurs de charbon en grève du sud du Pays de Galles. Il est également chargé de la gestion du fonds mutuel des travailleurs et, en 1897, il est élu contrôleur du syndicat. Il est membre de la Fédération sociale-démocrate et cofonde plus tard une branche du parti travailliste dans la banlieue ouvrière londonienne de Hackney.
Il semble que Frederick, ainsi que ses collègues et voisins Henry Clayton et Alfred Payne, qui deviendra plus tard maire travailliste de Hackney, formaient un trio très actif. Le fils de Clayton se souvient qu’il les avait surnommés “les mousquetaires”.
Cependant, comme vous pouvez le constater, cet aspect de la vie de Fred Demuth est celui qui intéresse le moins les historiens bourgeois. Rien ne laissait présager l’attention portée à sa modeste personne. Mais en 1898, trois ans après la mort de Friedrich Engels, sa dernière gouvernante, Louise Kautsky (Freiberger), affirme, en se référant à ses prétendument aveux sur son lit de mort, que le véritable père de l’enfant est Marx.

Des détails délicats

Les auteurs de biographies populaires, dont Francis Wheen et Mary Gabriel, ainsi que les auteurs de La femme du diable, affirment que l’enfant a été conçu en août 1850, en l’absence de Jenny Marx, qui s’était rendue chez des parents pour tenter de recueillir de l’argent. Les biographes s’attardent sur ce détail car il est techniquement difficile d’imaginer un adultère avec une domestique à un autre moment, en présence de Jenny – à l’époque, les Marx occupaient un deux-pièces au 64 Dean Street avec Lenchen et leurs quatre enfants – ce qui, on le voit, n’a rien d’intime.
“Pendant qu’elle s’humiliait pour sa famille en Hollande, Marx faisait l’amour avec Lenchen à Dean Street ! – s’exclame Gabriel avec colère [5].
Comme le remarque Fabio Troncarelli, “il est regrettable que la date de la grossesse exclue cette hypothèse audacieuse”. Freddie, rappelons-le, est né le 23 juin 1851. Pourquoi, – se demandera le lecteur naïf – des gens pas trop stupides, le finaliste du prix Pulitzer Gabriel et père de cinq enfants Wheenn, la lauréate du Goncourt Lainé et la rien moins que ministre française de la Culture Françoise Giroud ne sont-ils pas capables de compter jusqu’à neuf ? Mais pourquoi auraient-ils compté ? Après tout, la paternité de Marx est un fait bien connu !
Nous n’allons pas feuilleter de nombreuses biographies, à la recherche du grand mathématicien qui a été le premier à mettre “août 1850” en circulation scientifique. Ce serait assez drôle si c’était le long métrage Jenny Marx, la femme du diable, réalisé immédiatement après la publication des documents d’archives en 1992. Mais la volonté des biographes ultérieurs de reprendre cette date les uns sur les autres sans la moindre hésitation parle d’elle-même.

Les sources

Malheureusement, nous ne disposons pas de sources d’information de première main pour cette période. Jusqu’à la mi-novembre 1850, Engels vivait à Londres, également à Dean Street, à côté des Marx – il n’y avait donc pas besoin de correspondance entre eux. Pour août-septembre 1850, nous n’avons aucune lettre de Marx, pour octobre – deux, dont l’une est une formalité légale, et la seconde – une tentative de Karl, chômeur, de se procurer de l’argent en vendant de l’argenterie précédemment mise en gage.
C’est donc au cours de ces mois de sa biographie que ceux qui le souhaitent peuvent intégrer toutes les versions audacieuses qu’ils veulent, comme Marx lui-même l’a dit, “sans craindre l’intrusion de faits bruts”.
Il est significatif que la lettre de Louise Kautsky de 1898 soit la première et principale source écrite de cette version. Non seulement Louise n’a pas participé aux événements de 1850, mais elle n’était même pas née à l’époque et ne connaissait pas les conjoints de Marx, mais elle raconte d’un air très compétent : “Le divorce de Marx d’avec sa femme, qui était terriblement jalouse, était toujours devant ses yeux ; il n’aimait pas le garçon, le scandale aurait été trop grand, il n’osait rien faire pour le garçon” [7, p. 117]. [7, с. 117].
La question se résume donc à “la croire ou non sur parole”. Les références de Louise au fait que Samuel Moore, Friedrich Lessner, Eduard Eveling et quelques autres camarades de Marx et Engels connaissaient également le “fils de Marx” sont inutiles pour nous, car eux-mêmes n’ont pas jugé nécessaire de confirmer ses dires.
Les textes qui suivent, signés par les noms très autorisés de Bebel, Bernstein et Kautsky dans les milieux sociaux-démocrates, ne sont qu’une discussion du rapport de Louise et expriment des opinions sur sa véracité. Le sceptique Bernstein et même August Bebel, qui était enclin à croire l’histoire, s’expriment dans la correspondance d’une manière très alambiquée, reconnaissant la “capacité de Louise à créer des images fantastiques” [6, с 72] [6, с. 72].
Karl Kautsky, qui publie un article “Lenchen Demuth” en 1929, rejette la version de son ex (sans mentionner son nom, mais seulement “divers ragots”) comme “complètement invraisemblable” [16]. Notons que pour rendre l’histoire encore plus confuse, Kautsky a été marié deux fois, et les deux fois avec des Louise : notre héroïne est celle qui est née Louise Strasser, en secondes noces avec Freiberger, 1860-1950.
Louise affirme que Frederick n’a pris le nom de famille Demuth qu’après la mort de sa mère, en novembre 1890, bien que des preuves documentaires, dont elle n’avait pas connaissance, suggèrent le contraire.
Enfin, le récit de Louise aurait été beaucoup plus crédible si elle n’avait pas cru bon de le colorer de détails dramatiques : selon elle, après l’infidélité de Marx, le couple n’a plus couché ensemble. Si nous prenons cette version au sérieux, nous devons supposer que la fille cadette Eleanor en 1855 et l’enfant mort-né en 1857 ont été conçus de manière immaculée.
De nombreux chercheurs ne se laissent toutefois pas déconcerter par de tels miracles. “Aujourd’hui, la paternité de Marx semble indéniable”, affirment d’une seule voix l’auteur de la biographie de Jenny Marx (2018), Angélique Limmroth et Jacques Attali (2005), ainsi que l’ensemble de l’institut pédagogique du Land de Rhénanie-Palatinat, qui a publié un manuel à l’occasion du 200e anniversaire de l’éminent compatriote [20].
La plupart des auteurs qui citent la lettre de Louise, à commencer par Blumenberg qui l’a découverte, s’efforcent d’omettre tous ces fragments qui gâchent le tableau d’ensemble, et ne citent que les “plus importants”.

Lettre de Frédéric Demuth à Jean Longuet, 10.IV.1910.
“Tussy […] a dit qu’Engels était mon père. …J’ai des raisons de supposer que c’est Marx qui était mon père. …. Je n’ai pas perdu l’espoir d’obtenir la vérité et je continue à essayer, car je suis absolument convaincu que Marx était mon père” (traduction russe citée dans la publication de Fomichev).

Lettre de Clara Zetkin à David Riazanov (27 février 1929)
“Au cours de l’été 1896 à Londres …. Tussy … m’a été apportée par la main d’un jeune homme mince….. “Voici, chère Clara, je te présente mon demi-frère, le fils de Nimi et de Moor…” [ibid.]
Malgré toute l’autorité de Clara Zetkin, on ne peut ignorer que sa lettre se heurte de plein fouet à d’autres sources et au comportement des acteurs. Remarquez bien : selon la lettre de Zetkin, Eleanor lui a présenté Fred comme le fils de Marx en 1896. C’est-à-dire qu’elle ne s’est pas contentée de le lui dire, mais qu’il était lui-même présent.
Mais selon la lettre de Frederick de 1910, il “a des raisons de supposer” qu’il est le fils de Marx, mais personne ne le lui a dit, et Eleanor l’a cru et lui a dit que le père de Freddy était Engels !
Comme nous l’enseigne le camarade Aristote, deux affirmations qui se contredisent ne peuvent être vraies l’une et l’autre.
Si vous croyez que le témoignage de Zetkin est vrai, alors la lettre de Demuth peut être envoyée à la poubelle. Si vous accordez de l’importance à l’opinion du “fils de Marx” lui-même, vous devez reconnaître que l’histoire de Zetkin est un mensonge.
Mais les documents ont été retrouvés et publiés en 1992. La terrible vérité des archives déclassifiées, la résolution de Staline, le refoulé Riazanov – la découverte correspondait trop bien aux modèles de la nouvelle Histoire sacrée avec ses méchants, ses martyrs et ses mythes. C’est pourquoi ni l’éditeur des lettres, le candidat aux sciences historiques Valery Fomichev, ni les chercheurs ultérieurs n’ont prêté attention à ce petit détail insignifiant. Au lieu de cela, Fomichev informe ses lecteurs d’un air significatif que “dans l’index des volumes des œuvres de Marx et d’Engels, le nom de F. Demuth n’est mentionné qu’une seule fois”. Dans l’index. Les autorités se cachent, Dieu nous en préserve.
Aujourd’hui encore, les dernières biographies font référence aux lettres de Zetkin et de Demuth, qui se réfutent l’une l’autre. Mais ce n’est pas grave !

Des malentendus malencontreux

Il y a d’autres bizarreries : en 1896, Frederick a 46 ans. Il est difficile d’imaginer que Clara, de sept ans sa cadette, se souvienne de ce très honorable oncle comme d’un “jeune homme”.
Zetkin poursuit en indiquant que les liens de Fred avec “les nôtres”, c’est-à-dire les cercles marxistes, ont été rompus après la mort d’Eleanor (1898) et qu’il semble être parti en Amérique. En réalité, Fred a continué à correspondre avec Laura Marx jusqu’à sa mort en 1911, et il est mort à Londres, sa ville natale, en 1929. Bien que les écrits de Zetkin se réfèrent à des faits rapportés, ils suggèrent à tout le moins des informateurs peu fiables et une volonté de relayer des informations non vérifiées.
Selon la lettre de Demuth, Louise a épousé Ludwig Freiberger peu de temps après son arrivée à Londres – bien que ces événements soient séparés de quatre ans (1890 et 1894) – un joli “peu de temps”. Il est à noter que Frederick s’était rendu chez Engels et connaissait donc bien sa gouvernante Louise et le médecin traitant de Ludwig – cette erreur semble donc particulièrement étrange de sa part.
Les lettres de Zetkin, Demuth et Bebel ont beau fasciner le chercheur avec les timbres d’une archive secrète, elles ne doivent pas être considérées “dans le vide”, c’est-à-dire isolées du reste du corpus de sources sur la biographie des acteurs.
Eleanor Marx dit de son “cher Freddy” qu’il est le seul ami avec lequel elle peut être vraiment sincère [cité dans : 15]. Mais dans aucune de ses nombreuses lettres, que ce soit après 1895, lorsqu’elle est censée avoir appris la vérité d’Engels mourant, ou après 1896, ce que Zetkin signale, elle ne s’adresse à lui comme à un frère. En comparaison, elle signe ses lettres à Laura précisément comme “ta sœur aimante” [4]. Si Eleanor a ouvertement présenté Frederick à Clara comme étant le fils de Marx et son frère, à quoi bon être timide ou cacher quelque chose dans ses lettres personnelles ?
Et le “fils de Marx” lui-même, dans ses lettres à Eleanor et Laura, non seulement ne les appelle pas sœurs, mais en général, c’est comme s’il avait oublié sa conviction et ses “raisons de supposer” – bien que la dernière lettre connue de Frédéric à Laura soit datée du 7 octobre 1910, quelques mois après la lettre d’archive du “dossier Riazanov”.
Lors du congrès de l’Internationale en 1896, Eleanor Marx et Clara Zetkin se rencontrent pour la première fois. Bien que Zetkin insiste sur le fait que “nous sommes devenues des amies très proches et très rapidement, comme si nous nous étions toujours connues”, si Eleanor présente Frederick à une nouvelle connaissance comme son frère, cela signifie que ce n’est plus un secret de famille, mais qu’elle le présente de cette manière à tout le monde, et que ce comportement est habituel pour elle. Si l’on considère le cercle le plus large de la socialisation active d’Eleanor dans les cercles du parti, des travailleurs et des femmes dans différents pays, cela signifie qu’il doit y avoir des dizaines de témoignages de ce type !
“Les dirigeants socialistes […] n’ont pas permis d’en parler, et toute trace de cet enfant a été détruite”, explique Werner Blumenberg, l’éditeur de la lettre de Louise [7, p. 115]. “Les autorités cachent” est la réponse universelle à toutes les questions complexes.

“Plus beaux que les vrais ?

En ce qui concerne les documents auxquels les biographes actuels se réfèrent avec tant d’assurance, il convient de rappeler qu’ils ont à plusieurs reprises suscité des doutes parmi les chercheurs. Le Dr Heinz Monz – un historien d’une grande profondeur et sans parti pris politique pour l’un ou l’autre camp – n’a pas reconnu l’authenticité de la lettre de Louise Kautsky découverte en 1962 [18, p. 49]. Il avait des raisons de douter : le texte était dactylographié et non signé.
Fabio Troncarelli (bien que son article soit publié sur un blog, il est l’un des rares à avoir étudié les textes des lettres dans leur intégralité, et non sous forme de citations tronquées se promenant d’une publication à l’autre, ses observations sont donc dignes d’intérêt) souligne que :

  • D’autres lettres trouvées en 1992 dans une liasse des archives de l’ancien Institut du marxisme-léninisme étaient accompagnées d’une note adressée à Staline par Adoratsky, directeur de l’Institut, qui ne mentionnait que la correspondance entre Riazanov et Zetkin.
  • Au moment de la découverte et de la publication dans les archives “Fond 558, inventaire 2, dossier 195” se trouvaient d’autres lettres de Bebel et Demuth, citées plus haut.
    Cela signifie que rien n’empêchait d'”ajouter” aux documents originaux des papiers complètement falsifiés confirmant la version de Louise, ou – plus subtilement – de produire et d’insérer des feuilles supplémentaires entre les pages du document original [19].
    Cela pourrait expliquer pourquoi les lettres du “paquet Riazanov” contredisent les faits établis et se contredisent entre elles. Mais nous ne voulons pas nier l’authenticité des documents simplement parce que nous n’aimons pas leur contenu. Pour ce faire, il faut au moins avoir les originaux entre les mains et être compétent pour effectuer les examens appropriés, y compris les examens graphologiques et textologiques. Troncarelli s’abstient également de conclusions définitives, car il n’a vu que des photographies publiées des lettres, dont il juge la qualité médiocre.
    Laissons donc ce travail aux experts et concentrons-nous sur la question de la fiabilité des faits relatés dans ces lettres. Les faits sont beaucoup plus simples : quel que soit l’auteur de ces malheureuses lettres, la grossesse de Lenchen Demuth n’a pas pu durer onze mois et Eleanor Marx n’a pas été conçue du Saint-Esprit. Mettons la question de l’authenticité des documents entre parenthèses et supposons que l’auteur de la lettre de Louise Freiberger est bien Louise, et que la lettre signée “A.B.” a bien été écrite par August Bebel – jusqu’à preuve du contraire.

Les méthodes

Les étudiants en histoire apprennent à vérifier la fiabilité des sources à l’aide de quatre critères :

  • L’information : l’auteur a-t-il été témoin oculaire de ce dont il parle, ou a-t-il “entendu Moisha au téléphone”, c’est-à-dire que l’information est rapportée de troisième main.
  • Objectivité : l’auteur a-t-il des motivations et des intérêts personnels dans cette question qui pourraient influencer sa position ?
  • Crédibilité. L’auteur n’a-t-il pas déjà fait des déclarations sciemment fausses ?
  • Compétence. Il s’agit davantage de conclusions que d’observations : l’expérience et la formation de l’auteur lui permettent-elles d’évaluer correctement ce qu’il a vu et entendu, si le fait lui-même peut faire l’objet de deux interprétations ?
  1. La difficulté de notre histoire est qu’aucun des auteurs des rapports disponibles ne remplit le premier critère (conscience). Pas même Eleanor Marx, car elle est née quatre ans après Freddy et n’a donc pas pu être témoin des événements de 1850. Freddy lui-même ne pouvait savoir que ce que lui disaient, au mieux ses aînés, au pire des “sources bien informées” comme Louise.
    Les seuls à connaître l’exacte vérité sur les parents de l’enfant sont Lenchen et Karl, qui n’ont pas jugé bon de nous expliquer quoi que ce soit, et peut-être Friedrich. De plus, Louise Kautsky, Clara Zetkin, August Bebel et Karl Kautsky n’étaient pas des contemporains et des témoins oculaires des événements.

2. Objectivité.
“Freiberger a vigoureusement défendu l’important héritage qu’elle avait reçu d’Engels, n’étant pas une parente, et ne voulait pas le partager avec le prétendu fils illégitime d’Engels. Quant à Zetkin, tout le monde savait qu’elle était politiquement opposée au “renégat Kautsky” et à ses partisans et qu’elle était toujours prête à le vilipender” – note Troncarelli [19].
Les lettres le confirment : le texte de Zetkin est rempli d’une aversion personnelle et politique non dissimulée (“La canaille Karl Kautsky ment”, “dans son essence, Kautsky est un homme sec et froid”). “Le fait que Louise soit si négative à l’égard de Freddy n’est pas une bonne chose, mais c’est compréhensible ; je crains qu’il ne reste pas grand-chose de l’héritage” – écrit Bebel [6].
Cela signifie que les lettres de Kautsky (Freiberger) et de Zetkin ne remplissent pas le critère d’objectivité en tant que sources de la version sur le “fils de Marx”.

  1. Crédibilité.
    Comme indiqué ci-dessus, la lettre de Kautsky (Freiberger) contient de graves contradictions avec des faits solidement établis.
    Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour Eleanor Marx, ses récits de l’histoire familiale ancienne, qu’elle n’a pas personnellement recueillis, méritent d’être vérifiés. Par exemple, Eleanor appelle son grand-père Johann-Ludwig (qu’elle n’a pas connu vivant) “le vieux Baron von Westphalen” [1, p. 126] [1, с. 126]. Ce titre ronflant court encore les pages des biographies, bien qu’il n’y ait jamais eu de barons von Westphalen en Allemagne, et que Johann-Ludwig et sa famille n’aient été que de simples nobles sans titre.
    Elle y écrit également que “Lenchen a grandi avec maman”, alors que Lenchen est entrée dans le foyer des von Westphalen lorsque Jenny avait 15 ou 16 ans. Parler de “grandir ensemble” est un peu exagéré.
    Nous ne connaissons aucune raison d’accuser Clara Zetkin de mauvaise foi consciente. Cependant, en 1929, Zetkin, âgée de 71 ans, décrit des événements survenus 33 ans plus tôt, et de tels souvenirs doivent toujours être traités avec une certaine prudence.
    Ainsi, Louise Kautsky apparaît comme l’informatrice la moins fiable : elle ne remplit pas les critères d’information, d’objectivité et de conscience.

Au-delà du courant dominant : la lettre d’Engels et le témoignage de Harry Demuth
Si nous dépassons la “magie des trois points” et que nous nous demandons si nous n’avons pas d’autres sources sur les origines et la vie de Frederick Demuth que la lettre de Louise et la correspondance ultérieure citées dans toutes les études, nous en avons certainement. Et leurs preuves sont plutôt surprenantes.

  1. La lettre d’Engels du 12 novembre 1890 à Adolf Riefer, neveu d’Helena vivant en Allemagne.
    Engels informe Adolf de la mort de sa tante et du fait qu’elle a légué un petit héritage de 95 livres sterling à “Frederick Demuth, le fils d’un ami décédé, qu’elle a adopté” [3, Section III, Vol. 1, p. 1]. [3, Section III, Vol. 30, pp. 566-567]. Exactement !
  2. Au début des années 1970, le journaliste David Heisler s’est entretenu avec Harry Demuth, fils de Frederick et petit-fils de Lenchen, aujourd’hui âgé. La publication de Heisler est l’esquisse biographique la plus détaillée de Frederick, avec ses adresses personnelles, ses lieux de travail et d’autres détails – ce qui tranche avec les autres, qui ne s’intéressent à Demuth que comme à une saleté ambulante de Karl Marx. Harry a parlé de l’activisme politique de son père, qui était un lecteur assidu du journal socialiste The Clarion et qui assistait aux réunions de la Fédération sociale-démocrate au Rendezvous Café au 155 Mare Street et à la British Oak Tavern sur Lee Bridge Road. Harry se souvient que son père étudiait les œuvres de Marx et d’Engels et accrochait leurs photos aux murs de la maison.
    Freddy Demuth a toujours dit à son fils qu’il avait été adopté. Par conséquent, Heisler est certain que Freddy n’a jamais découvert qui était réellement son père [14], [17].
    Notons que les jeunes Demuth n’avaient aucune raison d’être partiaux ou de cacher la vérité – ils étaient aussi ouverts avec la communiste Yvonne Kapp (auteur d’une biographie de qualité d’Eleanor) qu’avec Heisler, qui collaborait avec des publications conservatrices (son reportage en espagnol a été imprimé dans l’ABC-Madrid, un journal franquiste). La question de l’héritage d’Engels n’est plus d’actualité. Les reportages sur l’histoire de la famille n’apportaient aucun bénéfice, mais des ennuis : selon Kapp, l’un des journalistes n’hésitait pas à voler au vieil Harry un album de famille contenant des photos de son père.
    En ce qui concerne la connaissance des origines de Frederick, les Demuth sont dans la même situation que le reste d’entre nous, c’est-à-dire qu’ils racontent ce qu’ils ont entendu de la bouche d’autres personnes. On peut avoir des doutes sur la mémoire à un âge aussi vénérable, mais en tant que conteur, Harry Demuth est impressionnant en ce sens qu’il n’essaie pas de paraître omniscient et qu’il est honnête lorsqu’il ne se souvient pas de quelque chose [14].
    David Heisler, l’éditeur des mémoires, est sincèrement convaincu de la paternité de Marx, et s’il était tenté d’éditer le discours de Harry ou de le pousser à donner les “bonnes” réponses, il irait plutôt dans ce sens. Il semblerait donc que les souvenirs de Harry soient tout à fait crédibles à nos yeux.

Versions et contradictions :
“William Demuth, cocher”.
Un faux trop évident, mais puisqu’il est documenté, il convient de le mentionner, par souci d’exactitude. Lorsque Freddie se marie à l’âge de 22 ans, lorsque le mariage est enregistré à la paroisse St George, Hanover Square, il est enregistré comme le fils de William [14]. Il s’agit d’un faux évident, car Demuth est le nom de famille d’Helen, qui n’est pas mariée, et non celui de l’hypothétique père. Apparemment, le jeune homme avait honte d’être orphelin de père et s’est inventé “William Demuth” pour plus de respectabilité, et a pris le métier de cocher de son père adoptif Lewis.

Engels
La construction “Engels a reconnu l’enfant comme le sien pour sauver la réputation de Marx” est la pierre angulaire de la version de la paternité de Marx. Elle est devenue si courante dans les biographies que c’est Engels qui est le candidat évident pour ceux qui ne reconnaissent pas la paternité de Marx. Certes, même l’auteur de ces lignes n’a pas été immédiatement libéré de l’hypnose du “savoir commun” et a fini par constater que l’affirmation “Engels a reconnu sa paternité” est aussi peu étayée par une quelconque référence que “la paternité de Marx”.
Le méticuleux Heinz Monz, qui ne s’est jamais contenté de réécrire le “savoir commun” à partir des publications d’autres personnes (on voudrait plus d’historiens comme lui), a fait une enquête en 1970 auprès du General Register Office à Londres, et a trouvé un acte de naissance pour Henry Frederick dans le registre des naissances de la paroisse de St Anne. Il a constaté que le père n’y figurait pas [18, p. 49].
Engels combattit les accusations blessantes selon lesquelles Frederick était son fils et qu’il ne s’occupait pas de lui. Selon la lettre de Demuth (bien qu’il s’agisse d’un document douteux et qu’il faille s’y référer avec prudence), Eleanor lui a dit, à un âge assez avancé, que son père était Engels.
Comme en témoigne Harry Demuth (fils de Frederick et petit-fils d’Helena), “son père se considérait comme adopté”.
Messieurs les jurés, quelle est cette reconnaissance de paternité non documentée, niée par le “père” et inconnue du fils lui-même ? Où cet aveu a-t-il été fait, quand, devant qui, qui était présent ?
Qui a introduit cette absurdité dans la circulation scientifique en premier lieu ? Qui a fait circuler cette absurdité dans le monde scientifique ?
Nous en trouvons la mention dans la lettre déjà citée d’August Bebel : “Je conclus de la communication ultérieure [de Louise] que le Général s’est reconnu comme le père de Freddy afin d’épargner à Marx une catastrophe familiale”. Ainsi, ici aussi, la seule preuve aboutit à une lettre de l’honnête Louise. Une fois de plus, tout le monde continue à réécrire sans esprit critique cette “conclusion” tirée d’une lettre privée – contrairement à la logique, aux documents et aux témoignages des acteurs.

Wilhelm Wolf
Le collègue de Marx et d’Engels au sein du comité de rédaction de la Rheinische Zeitung, décédé très tôt, et plus tard camarade de l’exil londonien, était sans aucun doute un visiteur régulier de la maison de Marx – mais pas en 1850. Kautsky cite la version de sa paternité dans son article – non pas de lui-même, mais en répétant “diverses suppositions et ragots”. Comme en témoignent les lettres de Wolf qui ont survécu, entre l’automne 1850 et le printemps 1851, il vécut en Suisse, restant, en tant qu’émigrant politique, sous la stricte surveillance de la police, et n’ayant pas d’argent pour un voyage en Angleterre [3, III, vol. 3, pp. 628 et 662]. Ce n’est que le 3 mai 1851 que Marx informe Engels que “Wolf a reçu un passeport anglais et de l’argent pour le voyage” [2, vol. 27, p. 220]. Cela laisse supposer que les ragots sur la paternité de Wolf sont apparus bien plus tard qu’en 1850 et qu’ils provenaient de personnes qui n’avaient pas été témoins des événements.
Karl Kautsky lui-même est enclin à croire que le père de Freddy “était probablement un étranger qui n’intéressait pas la famille Marx” [16].

La version de l'”étranger” ou du “père indésirable” (lire : viol) semble la plus cohérente sur le plan logique. Wilhelm Liebknecht, un visiteur fréquent de la maison des Marx depuis les années 1840, décrit Helena comme une fille très attirante qui ne manquait pas d’admirateurs [1, p. 129]. Si l’on tient compte du fait que les Marx vivaient dans un quartier qui n’était pas des plus prospères, que c’était Elena qui devait faire ses courses dans les magasins de nombreux marchands, souvent seule, il ne fallait pas longtemps pour rencontrer une attention masculine non désirée ou pour ne pas résister à la tentation occasionnelle.
Parmi les personnes qui ont étudié la biographie de Lenchen et tenté de percer le mystère de la naissance de Frédéric, Karl Kautsky et Terrell Carver se sont prononcés en faveur de cette version. Ce dernier a même proposé un candidat spécifique pour le rôle de “père indésirable”, ce que nous ne pouvons cependant pas approuver :

August Willich
émigré allemand à Londres, ancien commandant de l’armée révolutionnaire en 1849, sous lequel Engels a combattu. Cette version n’est pas dénuée de fondement : le colonel avait vraiment la réputation d’être un terroriste sexuel, et Jenny Marx s’est même plainte de l’attention accrue qu’il suscitait.
On ne peut accepter cette candidature pour la même raison que l’adultère du mois d’août : à cause de la date de la grossesse. En août-septembre 1850, l’Union des communistes s’est divisée entre les partisans de Marx et ceux de Willich, qui exigeaient une révolution immédiate “au gré de la pique” et lançaient des appels à la Landwehr prussienne pour qu’elle se soulève contre le roi. La réunion régulière se termine par une altercation et un duel entre Willich et Konrad Schramm, partisan de Marx, au cours duquel Schramm est blessé. La rupture, longuement mûrie, est devenue définitive et irréversible, ce qui exclut la venue de Willich au domicile de Marx en octobre. Et compte tenu de la dévotion d’Helena à la famille Marx et de sa “haine passionnée pour les ennemis du Maure” [1, p. 111] – il est tout aussi improbable qu’elle accepte de le rencontrer ailleurs.
Willich ne deviendra jamais un dictateur révolutionnaire, mais plus tard, après son départ pour les États-Unis, il s’élèvera au rang de général pendant la guerre de Sécession.

Adoption
En faveur de cette version, nous avons les mots d’Engels, écrits par lui-même – contre les mots d’Engels véhiculés par la Louise “capable de construire des images fantastiques”. Le témoignage personnel est préférable déjà parce qu’ici une seule personne peut nous tromper, alors qu’avec un “téléphone défectueux” nous devons nous fier à la véracité de chacun des participants de la chaîne.
L’invalidité du mythe “Engels a reconnu la paternité de l’enfant” confirme indirectement la version avec adoption. Car il ne faut pas oublier la stricte morale victorienne. Une servante enceinte d’un inconnu devait être jetée à la rue en signe de disgrâce, sous peine de voir toute la maison devenir la proie des commères morales. Comme l’écrit Carver, “la naissance d’un enfant illégitime par une servante excluait toute solution humaine”.
Comme nous le savons, Engels (ni personne d’autre) ne s’est pas inscrit comme père lors de l’enregistrement de la naissance, Helena Demuth n’a pas été jetée à la rue, et les tracts des factions d’émigrants et les dénonciations des agents de Stieber encerclant la maison de Dean Street n’ont pas été étouffés par des ragots enthousiastes “et les Marx ont une servante enceinte”. Pourtant, en 1851, le chef de la police politique prussienne s’est rendu en personne à Londres, sous le prétexte de surveiller les invités de l’exposition universelle, et a gardé un œil sur les émigrants politiques.
Les scénaristes de “La femme du diable”, pour masquer cette lacune logique, ont forcé Ferdinand von Westphalen, ministre prussien de l’intérieur et vieil ennemi de Marx, à brûler toutes les saletés le concernant. Les autorités se cachent, vous vous en souvenez. Les auteurs de biographies documentaires ne peuvent pas se permettre de tels rebondissements, ils se contentent donc de prétendre qu’il n’y a pas de lacune.
Il ne faut pas oublier que, bien que Marx ait été un émigré chômeur sans le sou en 1851, il était un personnage public qui était régulièrement “mis en lumière” dans la presse par ses rivaux. Rien qu’en janvier, des attaques contre lui sont publiées dans la Gazette nationale suisse et la Chronique quotidienne de Brême. Les ragots, abondamment alimentés par les connaisseurs londoniens, voyagent facilement non seulement de l’autre côté de la Manche, mais aussi de l’autre côté de l’océan : “Heinzen…. tous les jours dans le “Schnellpost” insulte notre parti, en particulier vous et Engels” – écrit Marx depuis le révolutionnaire allemand Koch des États-Unis en février 1851. [3, III, vol. 4 c.317]. Au même moment, en Amérique, de “sales attaques calomnieuses”, composées vraisemblablement par Willich, sont publiées dans le journal émigré “Republik der Arbeiter”. En avril, Marx se plaint des “ragots sans fin en Westphalie, à Osnabrück, à Bielefeld, etc. – nous n’y avons jamais été pris en pitié”. En mai, il écrit à Engels que les visiteurs allemands de l’exposition universelle de Londres “sont interceptés par la clique de Kinkel et immédiatement remplis de rapports scandaleux sur nous deux”, “Les démocrates allemands, menés par le minable journal de Brême, me calomnient sans relâche” – et ce flot ne tarit pas [2, vol. 27, pp. 214-215, 222, 224].
A court d’arguments politiques, on utilise absolument tout, et à la recherche de la moindre saleté, on examine littéralement au microscope la vie personnelle des opposants : on accuse Marx de détourner la trésorerie du comité d’émigration (dont il n’a jamais été le caissier), on reproche à Engels de gagner de l’argent par le commerce, on accuse l’ancien député de l’opposition Rudolf Schramm de vivre aux crochets de sa femme, etc. etc. etc.
Dans ces conditions, la question de savoir si l’on sait quelque chose de la grossesse d’Helena Demuth n’est pas superflue.
Le 17 mars 1851, au sixième mois de la grossesse supposée, Engels envoie à l’adresse des Marx “5 shillings pour Lenchen, qui n’était justement pas à la maison quand je vous ai quittés” [2, vol. 27 p. 198]. En d’autres termes, Helena n’a pas été emmenée dans un village éloigné ou cachée dans une arrière-boutique pendant toute la durée de son séjour. Rappelons que ses tâches consistaient à faire constamment des courses et à fréquenter les commerçants.
En d’autres termes, soit toutes les commères du marché et les espions de la police de Dean Street ont été frappés de cécité pendant neuf mois, soit Lenchen Demuth n’était pas enceinte. Laissez le lecteur choisir l’option qui lui semble la plus convaincante.
Une preuve indirecte de l’adoption peut également être trouvée dans le fait que le testament d’Elena ne désigne pas Freddie comme son fils – simplement “A Frederick Lewis Demuth, résidant à l’adresse…” (Ici, l’écriture “fils” du professeur Carver est inexacte car le volume III.30 de MEGA, dans lequel le texte bilingue du testament est publié, est paru après sa monographie). En comparaison, dans le testament d’Engels, les relations avec les héritiers sont détaillées – “à ma nièce”, “la fille aînée dudit Karl Marx et épouse de Paul Lafargue”, etc.
Cette version est contestée :

  • La complexité excessive d’un tel schéma : inscrire un enfant comme sien pour le confier à une famille d’accueil.
  • L’absence inexplicable du nom de l’amie décédée. S’il a été jugé nécessaire de le cacher à Freddie et aux autres, cela correspond davantage à la version du “père non désiré”.
    Il est possible, mais moins probable, que quelque chose ait été caché aux autorités britanniques. Soit la mère, morte en couches ou décédée peu après, était recherchée par la police, soit l’enfant n’a pas été légalement retiré après sa mort afin de ne pas le confier à un orphelinat ou à des parents non désirés.
    Nous savons très peu de choses sur les amis de l’immigrée allemande Helena à Londres, un pays étranger pour elle. Comme nous l’apprend le professeur Gemkow, plus tard, après le retour d’Engels de Manchester à Londres, l’amie la plus proche d’Helena était son épouse irlandaise, Lizzie Burns – et il s’agissait d’une personne directement liée aux rebelles irlandais des Fenians et qui n’hésitait pas à cacher des rebelles égarés dans la maison du respectable “Friedrich Engels, exvire”. Si tel était le goût de Lenchen en matière d’amies auparavant, cela serait tout à fait cohérent avec ce que nous savons de son caractère et de ses convictions.
    Cela expliquerait pourquoi l’enfant de quelqu’un d’autre serait étiqueté comme étant le sien. Nous nous rendons toutefois compte qu’une telle intrigue est trop fictive et qu’elle n’explique pas non plus la nécessité de dissimuler le nom de la véritable mère, même quarante ans plus tard.

Marx
Paradoxalement, cette version du courant dominant est extrêmement peu développée et bâclée, pleine de contradictions et reposant sur une lecture non critique de sources peu fiables et s’excluant mutuellement. Selon l’observation de Terrell Carver, les preuves de l’adultère de Marx sont “cumulatives” : plus les auteurs de premier plan en discutent sérieusement, plus l’affirmation peut être étayée par des références et plus elle semble crédible.
Les noms de Bebel et de Zetkin, ainsi que le soutien d’un chercheur aussi compétent que Gemkow, ont jusqu’à présent empêché cette version d’être immédiatement mise au rebut. Cependant, dans sa forme actuelle, elle ne mérite certainement pas la qualification péremptoire de “hors de tout doute”, et encore moins d’être incluse dans les manuels scolaires en tant que fait avéré.

Sources et littérature :
[1] Souvenirs de Marx et Engels. Moscou, Politizdat, 1956.
[2] Marx, Engels. Œuvres. Deuxième édition.
[3] Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA).
[4] Les filles de Karl Marx. Correspondance familiale. Andre Deutsch Limited, Londres, 1982
[5] Mary Gabriel. Amour et capital : biographie d’une vie personnelle. М., 2014.
[6] V. Fomichev. Sans parenté : documents inconnus sur le fils de Karl Marx// Rodina, n° 8-9, 1992.
[7] Werner Blumenberg. Karl Marx : In Selbstzeugnissen und Bilddokumenten (Rowohlts Monographien, Nr. 76) Rowohlt Taschenbuch Verlag 1962.
[8] Terrell Carver. “Marx’s Illegitimate Son or Gresham’s Law in the World of Scholarship”//Marx Myths and Legends, 2005 https://www.marxists.org/subject/marxmyths/terrell-carver/article.htm.
[9] Terrell Carver. Friedrich Engels : His Life and Thought (Macmillan, 1989), pp. 161-71.
[10] Terrell Carver. The Postmodern Marx (Manchester University press, 2004).
[11] Heinrich Gemkow, Rolf Hecker. Unbekannte Dokumente über Marx’ Sohn Frederick Demuth//Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung No. 4/1994, pp. 43-59.
[12] Heinrich Gemkow. Helena Demuth (1820-1890). Ein Leben im Schatten anderer : Vom Kindermädchen in Trier zur Hausdame in London//Vom Salon zur Barrikade : Frauen der Heinezeit. Stuttgart – Weimar, 2002, pp. 415-424.
[13] Heinrich Gemkow. Helena Demuth – “leine treue Genossin”//Marx-Engels Jahrbuch, No. 11. Berlin, 1989, pp. 324-348.
[14] David Heisler. El hujo que Carlos Marx trato de olvidar/ABC, 1974.08.11, pp. 34-37.
[15] Yvonne Kapp. Eleanor Marx. Lawrence & Wishart, 1972.
[16] Karl Kautsky. Lenchen Demuth//”Vorwarts”, 2 février 1929 (traduction russe citée de la publication de Fomichev).
[17] Marx Ungeliebter Sohn//DER SPIEGEL, n° 44/1972 https://www.spiegel.de/kultur/ungeliebter-sohn-a-b0c707a3-0002-0001-0000-000042787589
[18] Heinz Monz : Helena Demuth aus St. Wendel//Heimatbuch des Landkreises St. Wendel 13 (1969/70), S. 46-54 https://www.landkreis-st-wendel.de/fileadmin/user_upload/1_Landkreis/1.5_Unser_Landkreis/1.5.3_Geschichte/1969-70.pdf
[19] Fabio Troncarelli. “IL FIGLIO DI MARX E IL FIGLIO DELLA PANTERA ROSA” : https://www.labottegadelbarbieri.org/il-figlio-di-marx-e-il-figlio-della-pantera-rosa/
[20] 200 JAHRE KARL MARX : Unterrichtsmaterial. Pädagogisches Landesinstitut Rheinland-Pfalz, PL-Information 1/2018 https://static.bildung-rp.de/pl-materialien/RP-07956219_200_Jahre_Karl_Marx_Heft_1_2018.pdf

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