Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Quand est-ce qu’officiellement on est passé de l’empire romain à la féodalité ? Du capitalisme au socialisme ?

L’histoire est plus que jamais indispensable pour construire des repères, l’attention à des dynamiques dans lesquelles chacune des forces en action soit à la fois dépendantes de toutes les autres et se trouve pourtant entraînée dans un mouvement qui lui est propre. Lisez l’historien Georges Duby, qui sait mieux que quiconque nous confronter à un “bouillonnement événementiel” qui révèle et masque d’amples mouvements de conjoncture ou comme il le dit : avec des ondulations plus profondes encore, étalées sur des rythmes encore plus lents. Prenez exemple sur la manière dont il décrit le passage de l’empire romain esclavagiste à la féodalité. Comment va s’imposer une représentation que l’on rendue immuable de notre salut et de celui de l’Univers. En entendant la plainte colérique du vicomte de Villiers protestant contre le Pape et son discours en faveur des migrants, j’ai reconnu les vestiges de cette vision du jugement dernier dans lequel le peuple chrétien mène le combat de l’inquisition contre le mécréant musulman. C’est dire, si ça vient de loin, Georges Duby nous confronte à cette articulation des temps européens, le tableau est superbe, fascinant, peut-être vous évoquera-t-il notre temps comme un de ceux où s’érodent des civilisations qui tentent d’ériger sur leurs décombres un nouveau décor pour leurs pillages, pour continuer à absorber sous leur joug un monde qui leur échappe.

Deux hypothèses sur le bouillonnement de l’événement et ce qu’il révèle : 1) la guerre en Ukraine a été pour l’Europe, ce moment de violence qui révèle et masque une osmose beaucoup plus lente… L’opération spéciale a forcé le barrage que l’empire étasunien avait institué avec l’OTAN, en revendiquant le droit de la steppe eurasiatique, mais pour d’autres continents l’évolution est intervenue bien avant et avec leurs modalités propres. Ces peuples ne sont plus obligés d’en passer par notre histoire pour construire la leur, c’est une libération .

2) Duby insiste sur la manière dont en s’écroulant l’empire romain, le monde des envahisseurs et des envahis est semblable, monde rural, avec de grands domaines seigneuriaux et des esclaves, l’église elle-même qui reste l’ultime appareil d’Etat est contrainte avec les monastères de passer d’un cycle urbain-marchand à un cycle rural-non marchand. Ce que l’on observe en Europe et dans le monde depuis un siècle est différent, a contrario même, il s’agit d’un affrontement entre socialisme et capitalisme, un passage massif à l’urbain. La guerre en Ukraine poursuit une gestation au cœur des guerres impérialistes, une rupture qui a déjà débouché sur la révolution bolchevique, l’URSS, la guerre froide mais aussi l’extension de l’Etat providence, la social démocratie… Il y a eu une contrerévolution, la crise du capitalisme a été en capacité à travers une courte période libérale libertaire, de paraitre imposer le capitalisme…. et quel capitalisme ? le règne du marché comme seul mode de régulation et un système politique de plus en plus rustre, de plus en plus constitué de chaînes d’obédience personnelles, autour d’un seul centre contraignant au baptême démocratique les païens pour empêcher que ne s’étendent des noyaux vigoureux d’autonomie, des pouvoirs délégués aux oligarques, aventuriers avec quelques circuits de recrutement personnalisés. Là encore, la guerre en Ukraine marque un paroxysme et un coup d’arrêt et pas seulement en Ukraine, c’est tout le continent européen qui est pris dans le marchand sans limite, le non marchand, le primat de l’Etat, celui de la financiarisation avec sa parodie l’oligarchie, la corruption et l’anarchie.

Le tout sous le questionnement idéologique : qui a gagné la deuxième guerre mondiale?

Qui peut dans le sud “global” et en Orient reconnaitre ses propres enjeux dans cette projection de l’Occident?

J’ai souvent décrit le choc intellectuel qu’a été la découverte d’un rapport de 1983 de Fidel Castro aux non alignés dans lequel il annonçait une crise du capitalisme telle que même l’URSS avec sa planification ne pourrait y faire face. Désormais l’Occident (il n’était pas encore question de l’occident global mais nous n’en n’étions pas loin) aurait une croissance poussive incapable de porter le moindre développement pour le sud, la seule réponse était dans un monde sud-sud. Et comme je voyais Chavez (et Poutine) tenter d’arracher l’énergie aux grandes compagnies nord-américaines, tenter déjà d’agir avec l’OPEP, je percevais cet axe-là qui était déjà celui des pétrodollars. La montée en puissance de la Chine, à la fois la civilisation la plus ancienne de manière continue et celle qui néanmoins avait subi “la modernité” capitaliste d’une manière atroce me paraissait une situation historique inouïe. Je ne l’aurais jamais perçue si je n’avais pas eu un dialogue permanent avec des Cubains impliqués dans ses nouveaux rapports sud-sud. Mais mon dialogue avec eux s’alimentait sur une passion pour l’histoire et en particulier pour Duby avec qui j’avais fait mon mémoire de DESS en préparation de l’agrégation sur l’étude du changement de mentalité à travers l’iconographie des chapiteaux de deux cloîtres provençaux (Saint Paul de Mausole et Montmajour). J’ai donc suivi cette évolution historique de Cuba d’abord puis à mon retour en faisant des études de chinois et de cinéma (1). Ce qui par parenthèse m’a aidée à supporter l’horreur, je pèse mes mots, de ce qu’étaient devenus souvent mes anciens compagnons absorbés dans les légions de l’impérialisme et de la moralisation dans le respect d’institutions délabrées.

Voici comment Duby décrit la fin de l’empire romain

Un jour les chariots des peuples barbares forcent le barrage que les armées romaines opposaient à leur progression. Un jour Sidoine Apollinaire est contraint malgré son dégoût d’accueillir des chefs germains dans les annexes de sa demeure. Alors commence le Moyen-âge. Il commence par la rencontre de deux sociétés de semblables structures : Rome fascinait encore les peuples sauvages. Mais Rome n’était plus en Occident qu’un décor délabré. De longue date en effet, les retentissements d’une phase prolongée de régression démographique et économique faisaient se détériorer et se détendre le réseau des cités et de routes que les légions avaient jeté sur les provinces conquises afin de les mieux tenir et qui protégeait le médiocre bonheur de quelques privilégiés. En s’écaillant, le vernis d’une civilisation urbaine et marchande laissait ressurgir le substrat précolonial, seigneurial ou rustique, où les grands domaines, les clientèles nouées autour des chefs de village formaient le cadre des relations sociales. Sous l’effet d’une très lente osmose, au long de laquelle les invasions que l’histoire s’efforce de dater n’apparaissent que comme les corps forts et particulièrement violents d’une évolution continue, les limites de l’empire ne séparaient plus rien. Sans doute les tribus transportaient-elles dans leurs migrations certains traits de culture qui leur étaient propres, un sentiment moins diffus de la liberté, l’exaltation des vertus militaires, un art du bijou et du signe abstrait ; elles s’établissaient dans des campagnes où survivaient d’autres traditions, l’usage du pain, du vin, de la monnaie, de la construction de pierre, et ceux qui conduisaient leur marche voulurent dans les palais des villes et dans les amphithéâtres, se parer des oripeaux grossiers d’une civilisation moribonde. Toutefois, les deux sociétés, celle des envahisseurs et celle des indigènes étaient l’une et l’autre esclavagistes, l’une et l’autre dominées par de fortes aristocraties et d’une brutalité presque égale. Elles se mêlèrent sans peine. L’Eglise chrétienne, soucieuse de rassembler dans une même foi tous les habitants de la terre, hâta cette fusion et des croix apparurent dans les sépultures germaniques. Mais l’Eglise se barbarisa. Elle devint elle-même rurale. Ses postes avancés furent désormais monastiques et elle ne sauva guère des lettres latines que des fragments ; ceux qui pouvaient survivre à l’oraison. (2)

Chaque fois que je suis confrontée à la Russie, celle de Poutine, mais aussi dans toutes mes pérégrinations en Europe je tente de percevoir les différents temps historiques, l’éternelle tentative de reconstituer l’empire romain avec quelques moments où l’on peut dater l’événement, le moment où se révèle le produit de lentes évolutions avec leurs violentes ruptures, Impérialisme stade suprême du capitalisme. Je lis de la même manière la destruction de l’URSS et des pays du pacte de Varsovie, mais aussi la Yougoslavie et la fin de la social démocratie, la mise en coupe réglée des acquis de la résistance partout… On ne peut pas avec une telle lecture se laisser totalement manipuler par la rusticité d’une propagande manichéenne, elle vous paraît totalement imbécile et criminelle. Et comme les leçons de l’histoire, celle d’un Duby sont là on cherche ce qui est en train de naître, reprenons la suite de la démonstration : ce qui est apparu c’est un soc de charrue non plus en bois mais en métal qui favorise l’essartage, et de là tout va surgir y compris “le temps des cathédrales”.

Dans l’obscurité que fait peu à peu s’épaissir, pendant le VIIe siècle, le naufrage de la haute culture, on croit déceler à quelques signes ténus, dans l’histoire de la production et du peuplement un renversement décisif de la tendance séculaire. Se dessine alors le départ d’un lent progrès, stimulé sans doute par l’installation de conditions climatiques plus favorables dans l’ouest du continent européen. Mais parce que les premiers élans de croissance se développent dans un milieu très primitif, dans un système économique agro-militaire, où pour des peuplades paysannes les seules sources de grand profit étaient les opérations de pillage, le résultat de cet essor fut l’édification, par des bandes de guerriers mieux armés, de grands états conquérants. La plus prestigieuse de ces constructions politiques, c’est l’empire carolingien. Qu’est-il en réalité ? Une chefferie de village étendue aux dimensions de l’Univers, et qui, par un étirement en cercles concentriques, tendrait à englober l’ensemble des territoires depuis les confins du peuplement jusqu’à la personne du souverain. Depuis la lisière des forêts impénétrables où les hors-la-loi vont chercher asile, où l’on conduit à l’automne les troupeaux de porcs et où s’aventurent en bande les chasseurs, à travers des clairières où des paysans faméliques s’exténuent à produire ce qu’ils sont contraints d’apporter dans la demeure des grands, ces spécialistes du combat, que le roi, chef de la guerre, entraîne à chaque printemps, toujours plus loin, dans des expéditions de rapine. Les vrais rayons de cette organisation concentrique sont constituées par des chaînes d’obédience personnelle forgées dans le privé, au sein des groupements familiaux, de domesticité et dans les corps de combattants, qui reposent sur un jeu complexe de prestation et de contre-dons et que la législation carolingienne prétend institutionnaliser. Mais auprès du souverain, et l’entourant siègent les moines et les clercs. Et c’est par leur entremise que se trouve très largement travestie la réalité des rapports sociaux. Héritiers de la culture romaine, de même qu’ils encouragent Charlemagne à faire venir d’Italie des colonnes antiques pour construire la Chapelle d’Aix, de même ils s’efforcent, à partir des vestiges de cette culture, de rebâtir un nouvel édifice, qui n’est en fait qu’un nouveau décor dressé sur les décombres de l’ancien. Ils cherchent à persuader le roi qu’il est le successeur des Césars et que sa mission est de faire renaître l’Empire et l’ordre romains. Mais s’inspirant à la fois de la Bible et des écrits latins de l’âge classique, ils s’attachent surtout à mettre en forme une représentation globale de la société. Représentation si solide qu’elle devait s’imposer pour des siècles à la représentation collective. (P.10 et 11)

Il faut certes se méfier des analogies, mais savoir aussi chercher ce qui dans l’ordre des forces productives aujourd’hui autorise ce renversement de tendance à la fois séculaire avec la domination de la modernité capitaliste. Il faut aussi s’interroger sur la brutalité fondamentale du pouvoir capitaliste, voir à quel point cette domination de classe reste extraordinairement primitive, sinon une chefferie de village, à tout le moins une ville du far west avec son juge extraordinairement expéditif. Derrière le partage des pouvoirs, demeure la confusion mafieuse entre le gangster, le juge et le policier en particulier au niveau international. Qu’est-ce que d’autre que cette loi liée à la militarisation du dollar qui s’applique suivant la seule logique parfois totalement aberrante de l’empire et de ses vassaux.?… Je reviens sans cesse à l’exécution de Kadhafi, ce n’est même pas pour les Etats-Unis c’est pour maintenir le protectorat français sur l’Afrique.

Quelle église s’est-elle chargée de travestir les rapports sociaux ? Et qui a-t-elle recruté ?

Danielle Bleitrach

(1) J’ai tenté d’expliquer ce que le cinéma cet art de masse apportait à l’exploration des temps historiques dans le livre que j’avais consacré à Brecht et à Fritz Lang sous le titre Le nazisme n’a jamais été éradiqué (éditions Lettmotiv 2015).

(2) Georges Duby Oeuvres la Pleiade : des sociétés médiévales, p. 9 à 10.

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