Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Qu’en est-il du “déclin” de l’Europe par rapport au “pivot” asiatique ? par Danielle Bleitrach

La plupart des commentateurs en matière de géopolitique voient ce qui parait désormais assez évident : le fait que le “Grand jeu” se déplacerait désormais vers l’Asie avec toujours en toile de fond la manière dont les Etats-Unis vont jouer avec ce déplacement pour endiguer ou tenter d’endiguer la Chine. Nous nous interrogeons dans ce texte sur le poids relatif de l’Europe voire des nations européennes dans ce nouveau Grand jeu. On sait que cette expression, attribuée à l’officier britannique Arthur Conolly, apparaît notamment dans le roman Kim, publié en 1901 par Rudyard Kipling et elle désigne la rivalité entre la Grande Bretagne et la Russie en Asie Centrale qui utilise les antagonismes entre populations locales. Le terme garde toute sa saveur dans le contexte actuel en particulier si l’on considère l’activité de la Grande-Bretagne jouant à la fois contre la Russie et la Chine, en tentant sans grand succès d’entrainer l’Inde et avec de meilleurs résultats le Japon. Cela éclaire également l’attitude de Macron y compris au G7, la manière dont les Etats-Unis et quelques va-t-en guerre comme la Grande Bretagne, la Pologne et d’autres États européens jouent sur la contradiction entre les intérêts économiques, sociaux, politiques des nations européennes et l’incitation à “la sécurité” limitée au militaire et au répressif.

Le Grand jeu face à l’axe stratégique asiatique : Chine, Inde, Japon?

Comment l’Europe mais aussi chaque nation de la dite Europe va-t-elle se comporter face à l’Inde, la Chine et le Japon devenus le triangle stratégique dont dépendra de plus en plus leur situation politique et économique en Asie ? Et sur quels alliés les Etats-Unis peuvent-ils tabler pour obtenir du Japon qu’il veuille bien être l’équivalent de l’Otan, ce qui comme nous allons le voir est en voie de réalisation. La seule inconnue étant de savoir s’il y aura participation directe à l’OTAN, extension de celui-ci ou coalition initiée par le Japon entrainant la Corée du Sud et Taiwan devenus une nouvelle Ukraine ? Est-ce à dire que pour autant les Etats-Unis puissent considérer l’Europe comme secondaire ? Non et c’est bien ce qui explique leur apparente vocation à accumuler les problèmes comme prétendre à la fois attaquer la Russie et la Chine alors même qu’ils ont des problèmes grandissants avec le fondement de leur propre puissance qu’est le dollar, l’usage qu’ils ont de cet instrument de leur puissance conduisant un maximum de pays à tenter une dédollarisation.

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en toile de fond du G7 ces Japonais qui protestent contre la tenue d’une telle réunion à Hiroshima

NOUS SOMMES DANS UN PROCESSUS : L’EUROPE CONSERVE DE L’IMPORTANCE, LAQUELLE ?

En fait, ce qu’il faut avoir en tête c’est que nous sommes dans un processus, un basculement, mais qu’il n’est pas achevé tout en paraissant irréversible. Lâcher prise peut s’avérer catastrophique parce que le curseur ne s’est pas totalement déplacé. L’Ukraine confronte chacun à cette situation mais le problème est loin de se limiter au conflit armé et peut de ce fait accumuler les contradictions. L’Europe reste une économie d’une grande puissance, plus ou moins incontournable y compris en Asie. Par exemple, en termes de volume annuel des échanges commerciaux avec la Chine, l’UE occupe depuis longtemps la première place et devance sensiblement les États-Unis, qui arrivent en deuxième position. Fin 2022, les chiffres respectifs étaient de 860 milliards de dollars et 690 milliards de dollars. C’est ce constat que j’avais opposé à ceux qui pensaient que la Chine traiterait par le mépris la venue de Macron avec sa délégation d’entrepreneurs français.

Mais comme nous le verrons, le problème est aussi dans ce que les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, pour la Chine le principal restant l’équilibre économique et l’assurance que son un milliard quatre cent mille chinois aura de quoi se nourrir et acquérir une “moyenne aisance”. Donc le marché européen, comme nous le verrons reste très attractif malgré ses défauts politiques. Parmi ces défauts il y a sa vassalisation aux Etats-Unis et la prétention à exercer une activité militaire accrue dans le sillage de ceux-ci, à travers l’OTAN.

D’un côté, l’Europe reste une puissance économique dont aucun des nouveaux acteurs asiatique et encore moins les Etats-Unis ne peuvent négliger l’importance et de l’autre, en relation avec la guerre ukrainienne mais pas seulement (les rivalités militaires existent dans le Pacifique, en Afrique, en Amérique latine), les Etats-Unis encouragent (le mot est faible) un déploiement militaire de l’Europe en particulier sur le continent asiatique. Là encore, le jeu est complexe puisque chaque puissance européenne totalement vassalisée en Ukraine, contre la Russie, vient jouer son propre jeu et celui donc supposé de l’Europe avec le triangle stratégique que constitue la Chine mais aussi le Japon et l’Inde. Cela ne date pas seulement de la guerre en Ukraine, d’autres événements sont intervenus depuis l’ère OBAMA, puis TRUMP, puis BIDEN.

LE CHAOS EUROPÉEN

Les récentes visites des dirigeants européens en Asie, une sorte de pèlerinage, ont témoigné de pas mal d’incohérence dont le récent G7 est apparu la manifestation la plus stupéfiante. La plupart des nations européennes, officiellement affirment hautement leur vassalisation derrière les Etats-Unis contre la Russie, mais aimeraient bien ailleurs jouir d’une certaine autonomie économique. Cela est particulièrement vrai avec le continent asiatique et la Chine qui s’avère un des derniers pays à garantir de la croissance et de la stabilité. Mais tenter cette autonomie est périlleux tant la férule des Etats-Unis ce maître jaloux s’abat sur celui qui tente de jouer cavalier seul. La malheureuse Allemagne qui pour le deuxième mois est en récession en sait quelque chose, Macron à qui les Etats-Unis volent tous ses marchés, tous ses fleurons industriels ne l’ignore pas non plus. Le patronat de ces pays en est partagé.

Il faut d’abord mesurer que comme nous l’avions souligné, le dirigeant européen et son patronat qui manifestent le plus de velléité d’indépendance par rapport à la vassalité otanesque et de l’UE a toute chance de se retrouver dans son propre pays en proie à une déstabilisation venue de partout à la fois, mais qui en fait correspond à la manière dont les Etats-Unis se sont constitué des relais tous dévoués à l’atlantisme. Cela a été noté à propos de Gerhard Schröder qui est devenu l’objet d’une campagne de diffamation d’autant plus stupéfiante qu’il s’est contenté d’appliquer une ligne pro-allemande qui était celle de Willy Brandt. On a vu la même opération se reproduire à propos de Fillon, et j’ai même quelques doutes sur les révélations touchant Depardieu. Bref en rentrant de Chine où il avait plaidé pour la dite autonomie en signant moult contrats, Macron a essuyé un vent de force 8 et jamais les revendications de l’intersyndicale n’ont bénéficié d’un tel enthousiasme médiatique. Je vous avais signalé le fait.

Il a rapidement compris. Si l’on considère ce qui s’est passé au G20, on peut penser que ce qui l’unit à Zelensky dans la folle expédition vers les pays arabes puis le G7 dans l’avion présidentiel c’est la commune nécessité dans laquelle les deux se trouvaient de faire la démonstration rapide qu’ils étaient irremplaçables. Les Etats-Unis et autres bailleurs de fond devaient comprendre qu’il n’existait rien pour les remplacer.

Le cas Macron illustre bien ce que nous expliquons du “processus”, cela détermine chez les chefs d’États européens des comportement si contradictoires qu’alors que la puissance économique du continent demeure quasiment intacte, elle devient un nain politique dont les élites ressemblent à ceux d’une république bananière avec des dirigeants que l’on protège ou livre à la foule en leur assurant une fortune personnelle qu’il ne savent plus où planquer puisque même les avoirs peuvent être raflés (1). Le pire est que sur le continent européen il y a – et Zelensky n’est pas le seul de son espèce – un retour à des groupes de petites frappes qui au-delà des pièges politico-économiques n’ont pas de grands scrupules à pratiquer l’assassinat. On se dit en filant la métaphore que Macron et Zelensky auraient pu constater qu’il n’y avait plus pour eux de sécurité que dans l’avion présidentiel ? Sans avoir nécessairement le caractère mafieux de l’Ukraine, il est évident que la plupart des dirigeants qui subissent la politique qu’ils sont sensés appliquer sous la directive des marchés financiers et des marchands d’armes sont confrontés à des déstabilisations multiples, y compris celles qui viennent de la CIA par le biais parfois d’une gauche très attachée à la libéralisation des mœurs alors que le peuple crève de faim.

LES OBJECTIFS CHINOIS : L’ÉCONOMIE PROSPÈRE ET LA PAIX FACE AU MILITARISME JAPONAIS… ET BRITANNIQUE.

La Chine mais aussi l’Inde et le japon (comme d’autres continents d’ailleurs) certes sont conscients du poids économique et même militaire du vieux continent mais ils commencent comme pour Zelensky et ses pareils à se demander qui veut quoi ? Entre eux la situation est déjà plus tranquille même s’il faut bien reconnaitre que le Japon commence à présenter une certaine opacité si on tente de comprendre les relations de ce pays avec la Corée du Sud et Taïwan (voir l’article sur les semi-conducteurs) et même l’ensemble de l’Asie Pacifique dont Biden a préféré sauter l’étape. Ce qui est clair c’est que les Etats-Unis songent à faire jouer le rôle de l’Ukraine à Taiwan en matière d’appât immédiat mais celui qui sera chargé de financer la guerre par procuration sera le Japon. Donc l’hostilité est franche est déclarée entre la Chine et le Japon (ce qui ne fait l’affaire ni du peuple japonais ni même d’un certain nombre d’entrepreneurs même si les dépouilles de Taiwan, voire de la Corée leur sont assurées). Les récents pourparlers à Pékin entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Yoshimasa Hayashi et Qin Gan ont témoigné d’une hostilité franche et massive sans la moindre issue, quelque chose qui ressemble fort à la relation entre la Pologne et la Russie, pimentée là aussi de quelques rancœurs liées à la deuxième guerre mondiale.

La Chine certes voit rouge dès qu’il est question de cette histoire mais aussi de celle de Taiwan mais elle a une préoccupation essentielle : nourrir son milliard quatre cent millions de Chinois et ce qui l’intéresse d’abord c’est le partenariat commercial puisque son économie est largement orientée vers l’exportation (elle fait tout d’ailleurs pour développer le marché intérieur ce qui la conduit à adopter des politiques totalement opposées y compris en matière monétaire et financière à celles des USA et des alliés de ce dernier). Tant que le repliement sur soi ou les nouveaux marchés échappant à l’hostilité des Etats-Unis et de leurs vassaux aux réactions imprévisibles ne seront pas à la hauteur de ce que procurent les Etats-Unis, l’Europe, la Chine restera prudente.

Par parenthèse ses liens avec la Russie et l’Inde relèvent on le voit de l’intérêt réciproque. En ce qui concerne l’Europe, l’objectif chinois est d’une simplicité totale : empêcher l’Europe de rejoindre la stratégie mondiale de Washington d’encerclement militaire et politique de la Chine. Et de ce point de vue quel que soit le côté faux cul des deux européens, les Chinois préfèrent la France et l’Allemagne. Avant l’élection par l’Italie d’une sorte de Zelensky femelle, ce pays jouissait également d’une opinion favorable. Les incompréhensions culturelles et politiques sont au maximum avec la bande de petits mafieux proches des USA qui sont installés dans les ex-pays de l’est presqu’autant qu’avec les Britanniques.

LES RÊVES IMPÉRIAUX DE LA GRANDE-BRETAGNE ET DU JAPON

Un reste de la guerre de l’opium, les rancœurs liées à Hong Kong, où les Britanniques ont été tentés d’entretenir toutes les haines à l’égard du communisme chinois et y compris d’aller jusqu’à l’asphyxie bancaire de la Chine, l’hostilité a culminé et ne s’apaise toujours pas.
En sus des provocations hongkongaises, le porte-avions britannique Queen Elizabeth a traversé le détroit de Taïwan, achevant ainsi un exercice de sept mois dans l’Océan Indien et l’Extrême-Orient, qui avait débuté en mai 2021. Enfin (le 10 mai de cette année 2023), avec un art typiquement britannique de joindre la caricature à la morgue colonialiste l’avant-dernière Première ministre britannique Elizabeth Truss a annoncé se rendre à Taïwan. Les Chinois ont répondu deux choses la première était que le séjour à Taïwan de madame Truss durerait peut-être plus que son passage au poste de premier ministre et la seconde ils se sont interrogés à savoir si ces gens-là se considéraient comme européens ou directement Étasuniens?

En revanche les relations de la Grande-Bretagne, en bloc ou en détail, avec le japon connaissent une remarquable embellie, moins basée sur l’économie que sur leur vision impériale. Et c’est justement là ce que les Etats-Unis tentent de faire revivre en terme de sécurité et d’appartenance à des blocs militaires contre la Chine. L’OTAN, la question militaire est comparée sur tout le continent asiatique à une métastase d’un cancer dont l’épicentre serait le Japon allié essentiellement aux Britanniques, les deux en plein fantasme de rêves impériaux dans lequel l’Inde a selon les Britanniques sont propre rôle fantasmé. Voici le constat fait par un commentateur de cette relation entre le Japon et la Grande-Bretagne contre la Chine mais pour la guerre par procuration que mènent les USA. Attitude qui là encore rappelle étrangement la manière dont Boris Johnson a empêché toute négociation de paix en Ukraine :

L’un des événements marquants du processus (de longue date) de développement des relations entre le Japon et l’OTAN a été la décision d’ouvrir mutuellement des missions permanentes. L’évaluation (tout à fait compréhensible) de cette décision par son « objet » principal se reflète dans l’illustration du Chinese Global Times.

Le rapprochement militaire et politique du Royaume-Uni (et de l’OTAN) avec le Japon s’inscrit parfaitement dans la tendance du développement nippo-britannique de l’avion de combat Generation 6 qui a débuté il y a quelques années. L’Italie a rejoint ce projet en mars 2023. Un fait remarquable, compte tenu du contexte dans lequel ce pays a été mentionné ci-dessus.

Jusqu’à présent, rien n’indique que la France et l’Allemagne y adhèrent virtuellement, dont les relations font actuellement l’objet d’une attention particulière en RPC. En tout cas, elle n’est pas mentionnée dans la déclaration conjointe Japon-France adoptée à l’issue de la réunion ordinaire de Paris du 9 mai de la plateforme bilatérale « 2+2 ». Il convient également de noter la brièveté de l’événement et l’utilisation de mèmes communs bien établis dans le document de synthèse (également très bref). Espérons que les preuves susmentionnées n’apparaissent pas à l’avenir. Cela nécessitera, en particulier, que la fontaine de propagande hystérique (au moins dans les médias d’État) avec « marcher sur Berlin » et d’autres capitales européennes soit enfin fermée.

Chacun attend la suite, alors que l’Allemagne est entrée pour le deuxième mois consécutif en récession et que la France est un bateau ivre, alors que la plupart des pays du monde tentent de chercher une parade à la 36ème édition du psychodrame annuel sur le plafonnement de la dette, qui illustre l’impéritie des gouvernements successifs (il n’y a que le nom des acteurs qui change, cette année, c’est le tandem McCarthy/Biden) on pourrait espérer que cette tentative de rejouer l’histoire ne sera qu’une répétition de plus des catastrophes impérialistes auxquelles nous avons échappé, mais le véritable problème est celui de cette évolution inexorable qui fait que ce avec quoi l’on joue prenne de plus en plus de réalité. Voilà exactement ce qu’est un processus quand tout parait demeurer en état et même reproduire ce qui est de l’ordre de l’habituel mais alors que tout est en train de basculer. C’est même ce qui définit la dialectique, cette accumulation du semblable jusqu’à ce qu’il y ait transformation, passage de la quantité à la qualité, négation de la négation, etc… .

Danielle Bleitrach

(1) Vladimir Terekhov, expert des questions de la région Asie-Pacifique, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook » que nous suivons dans ses grandes lignes.

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