Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Transfuges de la RPDC : le business des droits de l’homme

D’où tenons-nous nos informations sur la vie en RPDC (Corée du Nord) ? Principalement des transfuges. Le tout est de savoir si l’on peut leur faire confiance

La Corée du Nord parle de réformes du marché depuis au moins 2012, lorsque le jeune Kim Jong-un a pris la tête du parti et de l’État. Aucun document secret n’a encore été rendu public, ce qui soulève la question suivante : d’où viennent ces rumeurs ? La réponse est simple : des transfuges.

Quand ils passent au Sud, les réfugiés ne se retrouvent pas au jardin d’Eden ou au Paradis : ils sont mis à l’épreuve. Vous vous souvenez du transfuge du Jeu du calmar ? Ce n’est pas un hasard si un tel personnage s’est retrouvé dans la série. Son portrait illustre bien les problèmes des ex-Nord-Coréens.

Pour les transfuges, raconter des histoires sur le Nord est un moyen rapide de gagner de l’argent, et c’est beaucoup plus facile que de travailler dans une usine. Personne ne s’intéresse à la façon dont vous avez passé votre vie à nettoyer les poulaillers et à voler des pommes dans une ferme collective. Mais si vous remplacez le kolkhoze par le goulag, et le nettoyage des poulaillers par la torture et les mauvais traitements, vous obtenez une histoire qui sera achetée.

Aujourd’hui, nous allons examiner comment en Corée du Sud on peut se faire de l’argent grâce aux transfuges, pourquoi certains d’entre eux tentent de rentrer au pays et s’ils sont capables de dire comment l’économie de leur pays fonctionne réellement.

Dans quelles conditions vivent les transfuges

La première chose à comprendre est de savoir dans quelles conditions les réfugiés arrivent au Sud et comment ils y sont accueillis. Dans ce contexte, un avocat, Jang Kyung-Ook (1), qui a participé à de nombreux procès impliquant des transfuges et les services de renseignement sud-coréens, est une source d’information précieuse. Il a fait part de son expérience dans le film documentaire Patriotes de Pyongyang dans les rues de Séoul.

Jang Kyung-Ook affirme que les services de renseignement falsifient des preuves, extorquent des témoignages, lancent de fausses accusations et transforment les transfuges en espions. Tout cela dans le but de les utiliser comme un outil politique, de justifier la “manie de l’espionnage” et la loi sur la sécurité nationale, qui interdit toute déclaration positive sur le Nord sous peine d’emprisonnement. C’est ainsi que les services de renseignement tentent de démontrer que les dépenses qui leur sont consacrées sont justifiées.

Récompenses : pour un espion jusqu’à 500 millions de Wons, pour un vaisseau espion 750 millions de wons, téléphoner au 111

La décision d’accepter ou non un transfuge est prise après enquête au “Centre de rétention des transfuges nord-coréens” (북한이탈주민보호센터 ; Defector Holding Center), qui est en fait un centre de détention. Les réfugiés sont détenus à l’isolement la plupart du temps. Ils passent généralement entre une semaine et trois mois au centre. L’exception concerne les personnes identifiées comme espions, qui sont détenues jusqu’à six mois. Les Nord-Coréens doivent renoncer à leur citoyenneté et adopter celle de la Corée du Sud. Le nouveau passeport n’est pas délivré immédiatement, mais seulement lorsqu’ils considèrent que vous êtes fiable. Sans passeport, par exemple, vous ne pouvez pas quitter le pays.

    Comme ils disent, “sans papier, vous êtes un moucheron, mais avec un papier, vous devenez un être humain”.

Le Centre de “protection” des réfugiés

D’ailleurs, ce “centre de rétention” possède son propre cimetière pour les personnes mortes sous la torture. Mais ne vous inquiétez pas : il s’agit d’électrodes parfaitement démocratiques, utilisées uniquement pour punir les espions. Et il n’y a pas d’inscription “la délation rend libre” sur le portail, donc tout va bien (2).

Après enquête, les transfuges sont envoyés à l’école Hanawon (하나원) pour s’adapter à la nouvelle société. Ils y apprennent à vivre en Corée du Sud : comment acheter un ticket de bus, quelles sont les lois et comment rester un citoyen respectueux de la loi. En même temps, ils sont soumis à un lavage de cerveau : livres, films et programmes anti-nord-coréens.

Tout ce qu’on vous demande, c’est de haïr “le grand dirigeant”

En plus d’être soumis à un contrôle strict des services de renseignement, les transfuges doivent rendre l’argent au transporteur qui les a amenés au Sud. De plus, ils ont besoin de vivre : les allocations diminuent progressivement et, souvent, le dernier versement suffit pour “du pain sans beurre”. À moins de connaître des secrets d’État comme le diplomate Tae young-ho (3), vous ne recevrez pas beaucoup d’argent des services de renseignement ni de droits d’auteur pour vos mémoires.

Dans la société sud-coréenne, les réfugiés du Nord sont perçus comme des personnes inférieures venues profiter de la Corée du Sud. Rome ne paie pas les traîtres, et tout ce qu’ils obtiennent, c’est un emploi mal rémunéré et des perspectives d’avenir douteuses. Pour un Sud-Coréen, épouser une réfugiée revient à rétrograder son statut dans la société.

Le statut social des réfugiés en Corée du Sud les pousse à gagner de l’argent avec leurs récits sur le Nord. Les souvenirs du type “Comment j’ai nettoyé des étables pendant vingt ans” ne se vendent pas bien. Il en va différemment si vous êtes tombé sous le rouleau compresseur de la répression et avez dû vous évader du goulag.

C’est celui qui entretient le transfuge qui mène l’interrogatoire

L’époque où tout témoignage d’un transfuge était payé à prix d’or est révolue. Aujourd’hui, il faut quelque chose d’unique, de sensationnel. Un transfuge ne sera pas immédiatement embauché pour un emploi bien rémunéré : même s’il a reçu une bonne éducation nord-coréenne, celle-ci peut ne pas convenir au Sud. En RPDC, l’éducation humanitaire enseigne comment construire le socialisme. L’enseignement technique peut être utile, mais a aussi ses limites : en effet, le Nord et le Sud utilisent des équipements et des technologies différents et organisent la main-d’œuvre différemment. Par conséquent, la plupart des transfuges sont cantonnés à des travaux non qualifiés. Mais ils ont un autre moyen de gagner leur vie : les interviews et la télévision.

L’émission de télévision “Je suis venu vous rencontrer” (“이제 만나러 갑니다” ; “Now On My Way to Meet You”) est diffusée une fois par semaine. Quatre épisodes sont tournés en deux jours et les candidats sont payés deux mille dollars chacun. Bien entendu, ils font tout ce qu’il faut pour conserver un tel emploi. Si vous n’arrivez pas à trouver une histoire vous-même, les scénaristes vous aideront.

Le nom de l’émission vient de l’idée de réunir un transfuge avec sa famille sud-coréenne, s’il en a une. Mais cette idée est rapidement tombée dans l’oubli et “Coming to Meet You” est devenue une émission purement divertissante. Ils invitent principalement de “belles femmes renégates” qui parlent de leur expérience de la migration et du Nord.

Les ex-ressortissantes nord-coréennes ne parlent pas gratuitement. Les tarifs varient de 50 à 500 dollars de l’heure, en fonction des connaissances des transfuges (4).

Comment le paiement affecte-t-il les récits ? Les réfugiés savent très bien ce que le public veut entendre : plus leur ‘vérité’ sera belle et réconfortante, plus ils attireront l’attention sur leur personne, plus ils gagneront d’argent. Chacun a des motivations différentes : certains veulent de l’argent facile, d’autres la célébrité. La plupart veulent subvenir à leurs besoins sans travailler dur. Les réfugiés sont utilisés comme une arme contre le Nord, de sorte que leurs témoignages peuvent être truffés de mensonges et de sensationnalisme.

    Les transfuges connaissent la loi sur la sécurité nationale, qui stipule qu’il vaut mieux ne rien dire du tout de positif sur le Nord : la loi sud-coréenne considère que de telles déclarations “profitent à l’ennemi”.

Il existe des histoires cohérentes au niveau interne, mais cela ne les rend pas réelles. En outre, les réfugiés sont souvent pris dans des mensonges et des fabrications.

L’histoire de Shin Dong-hyeok (신동혁), auteur du livre Évasion du camp 14, un pauvre innocent condamné à tort, un homme honnête et bon, est révélatrice. Contrairement aux mémoires de Hwang Jang-gyeop et de Tae Young-ho, qui pourraient présenter un intérêt pour les études sur la RPDC, le livre de Shin Dong-hyeok a été traduit en russe.

En réponse à ses révélations, les Nord-Coréens ont rendu publique leur version des raisons de l’emprisonnement de Shin : il n’est pas un prisonnier politique né au goulag, mais un pédophile criminel (5, 6, 7, 8). Selon eux, l’ensemble du livre de Shin est une fabrication.

En janvier 2015, une vidéo a été publiée avec le père de Shin Dong-hyuk, qui, selon le témoignage de son fils, était déjà mort. Dans cette vidéo, le père déclare que les paroles de son fils sont le fruit de la raison pure et n’ont rien à voir avec la réalité. Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, qu’en Corée du Nord des personnes sont ramenées à la vie après avoir été informées de leur décès. Les nécromanciens qui veillent sur le socialisme en RPDC ne sont pas payés pour rien. Cette tournure des événements a soulevé des questions et Shin a admis qu’il avait “quelque peu enjolivé la réalité”. Ce qui ne l’a pas empêché d’être cité dans un rapport des Nations unies sur les droits de l’homme. Ce rapport accuse les dirigeants du pays de crimes contre l’humanité.

Nécromancien sentinelle du socialisme

    Comme les transfuges, même de haut rang, n’apportent pas de documents secrets, nous devons les croire sur parole.

Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est présenter leur histoire. Mais comme il n’est pas facile de recouper les propos de différentes personnes, on s’en passe généralement. Les propagandistes sud-coréens n’ont pas du tout besoin de preuves. Le fait que les transfuges changent souvent d’identité et surtout de nom n’aide pas non plus à établir la véracité des faits.

Il y a des erreurs d’interprétation. Les gens interprètent différemment les mêmes faits. Leur jugement est influencé par leur éducation, leurs connaissances et leur expérience personnelle.

Lors d’un entretien avec un réfugié, la personnalité de l’interlocuteur est également importante. S’il ne connaît pas le coréen, il peut passer à côté de détails et ne pas saisir des nuances de sens. Pour juger des réformes du marché, il doit connaître l’économie politique et l’économie planifiée. Malheureusement, ces connaissances sont rares parmi ceux qui ont accès aux réfugiés, et encore plus rares parmi les réfugiés eux-mêmes – un faible niveau d’éducation et un statut social inférieur peuvent se faire ressentir.

Sans connaissances appropriées, les réfugiés ou l’enquêteur peuvent mal interpréter les faits et les événements. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne les processus sociétaux complexes tels que les réformes économiques et les opportunités commerciales. Une personne lambda est limitée par sa vision du monde et, sans connaissances spécialisées, ne perçoit qu’une petite partie de la réalité avec laquelle elle interagit. Les déclarations des élites, quant à elles, sont assez rares et leurs preuves sont difficiles à corroborer. De plus, tous les hauts fonctionnaires n’ont pas la compétence nécessaire pour juger de ce qui se passe en dehors de leur sphère professionnelle.

Les réfugiés ne se contentent pas de raconter ce qu’ils savent avec exactitude, ils peuvent aussi transmettre des rumeurs ou spéculer. Ils peuvent confondre la chronologie, déformer les faits à leur insu ou mentir de manière convaincante. Leurs récits sont influencés par la pression de la société sud-coréenne, dans laquelle la diabolisation du Nord est monnaie courante, ainsi que par ce qu’ils ont dit publiquement auparavant.

Les réfugiés ne sont pas autorisés à rencontrer des spécialistes et des journalistes le premier jour après avoir franchi la frontière. Comme indiqué plus haut, ils sont d’abord détenus pendant plusieurs mois dans le “Centre de rétention des transfuges de Corée du Nord” de la police politique. Il s’écoule du temps entre les événements qu’une personne peut raconter, sa fuite et l’interview. Pendant cet intervalle, les souvenirs se mélangent et sont en partie oubliés. Par conséquent, les gens peuvent ne pas mentir, mais simplement faire des erreurs.

Pour éviter les erreurs d’échantillonnage, un grand nombre de personnes doivent être interrogées indépendamment les unes des autres. Même dans ce cas, il ne serait pas possible de parler de phénomènes à l’échelle nationale, car la plupart des réfugiés viennent de régions frontalières et leur témoignage peut ne pas être valable pour le reste de la RPDC. En outre, les deux tiers d’entre eux ont quitté leur pays avant les années 2010 et ne peuvent rien dire sur les événements de ces dernières années.

Un jour, j’irai à Pyongyang et je ne serai plus jamais en ligne.

À l’époque où il existait un bloc socialiste, certaines personnes fuyaient du Sud vers le Nord. Par exemple, Kim Taejin, capitaine de l’armée sud-coréenne, s’est enfui en Corée du Nord en mars 1970. En 1992, Pyongyang a publié ses mémoires, “Pourquoi j’ai quitté la Corée du Sud”. L’essentiel de ce texte est le suivant : “En Corée du Sud, de larges masses de travailleurs, en particulier les ouvriers et les paysans, sont soumis à une double ou triple exploitation et oppression”, tandis que “dans le Nord, sous le système socialiste le plus excellent établi par le président Kim Il-song, tous les travailleurs sont devenus les maîtres du pays”.

Nous ne savons pas combien il y a eu de transfuges vers le Nord. Il est clair qu’après 1991, leur flux s’est tari. Andrei Lankov affirme que le Nord n’a cessé de recevoir les transfuges du Sud qu’au début des années 2010 (10). La raison en est simple : ils n’avaient pas trouvé leur place dans la société, car c’étaient des marginaux en fuite qui, même pour la propagande, étaient difficiles à utiliser.

Si tout le monde a entendu parler des défections vers le Sud, les nouvelles concernant les retours vers le Nord ne font pas l’objet de publicité. Et pourtant, il y a eu au moins 29 évasions inversées entre 2012 et 2019 (11). La dernière évasion connue vers le Nord a eu lieu le 1er janvier 2022 (12).

Vous vous souvenez de Génia dans L’Ironie du Sort ? Il avait pris un vol de Moscou à Leningrad après s’être enivré dans un établissement de bains. La même chose est arrivée à un ancien citoyen de la RPDC. Sauf que le matin qu’il s’est retrouvé à Pyongyang. Il s’agit bien sûr de plaisanteries. Le fait est qu’il y a des cas de retour au Nord et qu’il pourrait y en avoir plus, mais c’est trop dangereux. Nous reviendrons sur les raisons de cette situation un peu plus loin.

Après être arrivées dans le “beau pays lointain” de leurs rêves, certaines personnes sont déçues et se rendent compte qu’elles sont étrangères à cette fête de la vie. Ces personnes tentent de rentrer, mais la surveillance constante des services de sécurité rend leur retour difficile. Si une personne est soupçonnée de vouloir s’échapper vers le Nord, on ne lui délivre pas de passeport, car un passeport peut lui permettre d’entrer en Chine et, de là, à Pyongyang. Et il faut beaucoup d’argent pour quitter illégalement le pays.

    La politique des démocrates libéraux sud-coréens est de ne pas autoriser les gens à rentrer chez eux. Désespérés, certains réfugiés se suicident.(13)

Le film Patriotes de Pyongyang dans les rues de Séoul présente deux interviews de transfuges qui regrettent leur décision de quitter la Cotée du Nord. Toutes leurs tentatives de retour ont été vaines. Ils affirment : « Tout ce qu’on dit au Nord sur le Sud est vrai. Même après avoir passé 15 ans en République de Corée ».

Les plus désespérés tentent de s’échapper, ne comptant que sur leurs propres forces. Certains sont arrêtés comme espions (14) et d’autres sont tués en tentant de franchir la frontière. En 2013, par exemple, les gardes-frontières sud-coréens ont abattu un homme qui tentait de retourner au Nord (15).

Les rares personnes qui parviennent à rentrer chez elles racontent de nombreuses histoires intéressantes. En 2017, par exemple, Jeon Hesong, connue sous le nom de Lim Jihyun, s’est échappée vers son pays d’origine (16).

Alors qu’elle vivait au Sud, elle a activement diffusé la “vérité” sur la vie dans un pays totalitaire, a participé à des émissions de télévision, puis… s’est enfuie en RPDC, y a donné une interview et a admis que tout ce qu’elle avait raconté était un mensonge, tout en expliquant comment fonctionnent les émissions-débats sud-coréennes sur les réfugiés (17). Soudain, on apprenait que ces émissions étaient scénarisées et que les transfuges n’y jouaient que le rôle d’acteurs. Du jamais vu.

Un cas controversé s’est produit au début de la pandémie, en 2020. Des gardes-frontières nord-coréens ont alors abattu un fonctionnaire sud-coréen dans leurs eaux territoriales.(18) Quoi qu’en disent les Sud-Coréens, il n’est pas très vraisemblable de kidnapper un fonctionnaire du département local de la pêche pour l’abattre et le brûler.

Une autre version est plus convaincante : le fonctionnaire a tenté de s’échapper vers le Nord et a été abattu à l’instigation des militaires locaux, afin d’empêcher la pénétration du Covid dans le pays. C’est pourquoi son bateau a été brûlé. Il n’y a pas d’informations claires sur les motivations du fonctionnaire. On parle de dettes, mais il peut y avoir d’autres motifs. La version de l’évasion a finalement été acceptée par la police maritime sud-coréenne (19).

Les transfuges qui décident de rentrer se repentent de leurs erreurs et échappent généralement aux poursuites judiciaires (20). Au contraire, ils sont utilisés à des fins de propagande contre le Sud, comme ce fut le cas pour Jeon-Hesong. La plupart des informations ne parviennent pas aux étrangers et il est donc difficile de juger de l’évolution de la vie des transfuges après leur retour au pays.

Il semble que les rapatriés commencent une nouvelle vie au Nord et qu’ils ne soient même pas surveillés de près. Sinon, il n’y aurait pas d’évasions répétées. Oui, de 2012 à 2019, il y a eu 6 cas où des gens, déjà de retour dans le Nord, ont à nouveau fait défection au Sud (21). Peut-être aiment-ils simplement s’enfuir et revenir ensuite.

Les motivations du Sud

Maintenant que l’on sait comment les transfuges arrivent au Sud et quelles conditions sont créées pour eux, une question raisonnable se pose : pourquoi la Corée du Sud a-t-elle besoin de tout cela ? La première chose qui vient à l’esprit est le maintien d’une image politique. Il s’agit de plaire aux électeurs et aux partenaires occidentaux.

Derrière l’écran du maintien de l’image politique se cachent les oreilles des militaires, des services de renseignement et des entreprises. Le Nord est délibérément vilipendé avec l’aide de transfuges afin de distribuer des ressources aux groupes qui influencent le pouvoir.

Prenons l’exemple du complexe militaro-industriel. La Corée du Sud consacre chaque année 13 à 15 % de son budget à la défense, soit 45 milliards de dollars en 2021. Le pays mène des exercices militaires conjoints avec les États-Unis au moins deux à trois fois par an, au cours desquels ils s’entraînent non pas à des négociations de paix, mais à une invasion du Nord et à l’assassinat des principaux dirigeants du pays. Nous avons écrit à ce sujet dans l’article “Deux Corées – Deux Mondes”.

Si la Corée du Nord n’a pas l’intention d’envahir le Sud et n’est pas une succursale de l’enfer sur terre, pourquoi les bases militaires américaines sont-elles nécessaires ?

Et que faire des citoyens insouciants qui ne respectent pas le gouvernement et qui sortent pour protester ? La loi sur la sécurité nationale (National Security Act) a été adoptée en 1948 pour une raison bien précise : elle permet de réprimer tous les mécontents sous prétexte qu’ils aident l’ennemi. Auparavant, elle servait à envoyer les opposants au régime dans des ‘endroits pas si éloignés’ [une expression russe pour dire ‘au Goulag’, NdT] ; aujourd’hui, elle est utilisée pour faire taire tous ceux qui disent des vérités gênantes sur le Nord.

Qui travaille directement avec les transfuges lorsqu’ils arrivent au Sud ? Les services de renseignement. Pour obtenir leur pain et leur beurre, ils doivent justifier les dépenses qu’ils effectuent pour eux-mêmes. Ils ont donc tout intérêt à susciter la manie de l’espionnage 22.

Les récompenses sont également attribuées pour la délation de militants de gauche

Les médias et les éditeurs ne sont pas en reste. Ils gagnent beaucoup d’argent en vendant des récits de transfuges et d’autres documents sur la Corée du Nord.

Et enfin il faut mentionner le capital sud-coréen. Ce n’est pas pour rien que Hyundai surveille l’économie du Nord.

Il y a aujourd’hui 34 000 Nord-Coréens au Sud. Soit ils travaillent au noir dans l’industrie des médias et aident les holdings médiatiques à tirer profit de l’intérêt pour le voisin du Nord, soit ils deviennent une main-d’œuvre bon marché. Bien sûr, le capital est intéressé par des personnes qui peuvent être payées au salaire minimum, mais 30 000 personnes dans un pays de 52 millions d’habitants, c’est une goutte d’eau dans l’océan. En outre, il existe d’autres sources de main-d’œuvre bon marché : les Coréens des pays moins développés, par exemple des pays de la CEI, les Pakistanais, les Ouzbeks et bien d’autres encore.

Néanmoins, la main-d’œuvre bon marché, particulièrement qualifiée, disciplinée et parlant le coréen, ne court pas les rues, or elle est abondante en Corée du Nord. Ce n’est pas l’ex-Union soviétique, bien sûr, mais bon ? En outre, il existe un marché de 25 millions de personnes, quoi qu’il arrive. Mais comment accéder à ce marché ? Soit on unifie la Corée sous l’égide du Sud, soit on pénètre l’économie nord-coréenne sans l’unifier.

Des coréanologues, comme Konstantin Asmolov, estiment que l’unification n’est pas dans l’intérêt du Sud (23), car elle entraînerait des problèmes internes majeurs, y compris une guerre civile. Mais l’unification n’est pas nécessaire.

Pour comprendre quelle option conviendrait au capital sud-coréen, un peu d’histoire.

Tant que le Pacte de Varsovie défendait le socialisme, les contradictions avec le bloc capitaliste étaient vives. Cela était particulièrement évident dans les États divisés, dont chaque partie était transformée en vitrine. À cette époque, le socialisme est une menace directe pour le système capitaliste et la coexistence pacifique prenait la forme d’une guerre froide. Dans ces conditions, le capital tentait de rallier à sa cause le plus grand nombre possible de pays et de peuples.

Dans les années 1990, les pays d’Europe de l’Est, puis l’Union soviétique elle-même, sont tombés. La RPDC a alors perdu ses principaux partenaires et alliés, ses marchés de matières premières et ses marchés de vente. Après l’effondrement du camp socialiste, les contradictions se sont atténuées et la Corée du Sud n’a eu aucun mal à concurrencer le Nord. La Corée du Nord a en outre été frappée de sanctions à la suite de la crise, afin de garantir l’effondrement du régime.

Le pays a connu une famine dans les années 1990 et son effondrement était attendu d’un jour à l’autre. Mais le régime n’était pas pressé de s’effondrer et les citoyens n’étaient pas pressés de protester et de se révolter. C’est alors qu’un dégel des relations s’est amorcé. Le Sud a proclamé la “Sunshine Policy”, offrant la paix, l’amitié et la bonne volonté. Le Nord était intéressé par la coopération et des zones économiques spéciales ont été créées à cette fin. Certaines d’entre elles se trouvent à la frontière avec le Sud. Les capitaux sud-coréens y ont investi, accédant ainsi à une main-d’œuvre bon marché.

Tout se passait bien et de manière pacifique, mais après la détérioration des relations entre les pays en 2013, tous les projets communs ont été gelés. Sans entrer dans les détails, les capitaux sud-coréens ne se sont pas montrés suffisamment intéressés par la réouverture des zones spéciales depuis lors. Apparemment, le complexe militaro-industriel rapporte plus d’argent que les travailleurs nord-coréens.

Le maintien de l’image de l’ennemi nord-coréen est également bénéfique pour les capitaux occidentaux : la Corée du Sud est gavée d’armes contre la Chine, qui a commencé à rivaliser avec les États-Unis pour la domination de la région. Ils le font sous le prétexte d’une menace nord-coréenne, car il serait trop coûteux d’affronter ouvertement la Chine. Le complexe militaro-industriel américain attise l’hystérie anti-nord-coréenne et anti-chinoise et vend des armes au Sud, au Japon et à Taïwan. Ainsi, une tête de pont en Corée du Sud contre la Chine est beaucoup plus utile que le commerce avec le Nord.

Cela dit, l’intérêt à long terme du capital sud-coréen peut se résumer ainsi : ne pas unifier le pays, préserver la stabilité du régime du Nord et, en même temps, avoir accès à la main-d’œuvre du Nord. Pour ce faire, il faut que quelqu’un arrive au pouvoir dans le Nord et qu’il ouvre le pays aux capitaux et, idéalement, qu’il procède à des réformes de marché à l’instar de la Chine. Et si des réformateurs arrivent rapidement au pouvoir dans le Nord, il s’avérera qu’il n’y a pas là de gangsters, mais des gestionnaires respectables.

Conclusion

Pourquoi est-il impossible d’utiliser la parole des transfuges comme source de réforme économique en RPDC ?

À quelques exceptions près, les transfuges sont des personnes sans éducation des régions frontalières (24). Oui, il y a des enseignants et des universitaires parmi eux, mais ils sont peu nombreux. Seuls 7 % des anciens ressortissants de la RPDC ont fait des études supérieures ; 70 % d’entre eux n’ont pas dépassé le bac. La plupart d’entre eux sont donc peu versés dans les subtilités de la planification et de l’économie politique. Tout ce que vous pouvez obtenir d’eux, ce sont des histoires sur la vie de tous les jours.

Travailler avec les paroles des gens comporte des erreurs d’interprétation. En fonction de leur compréhension de la situation, de leur connaissance des données, les gens interprètent différemment les mêmes faits.

Ces personnes sont interrogées par des spécialistes qui ne disposent pas de connaissances suffisantes en matière d’économie planifiée et d’économie politique.

Les réfugiés savent ce qu’il faut dire pour obtenir de l’argent en échange de leurs paroles.

Les réfugiés n’apportent pas de documents secrets et on ne peut les croire que sur parole. Personne ne vérifie leurs témoignages pour déceler les mensonges et les erreurs.

Lorsque l’on travaille avec des témoignages, il faut comprendre quand les gens ont fui vers le Sud. 70 % des personnes ont franchi la frontière avant que Kim Jong-un ne prenne le contrôle du pays en 2012. En d’autres termes, une grande partie des transfuges ne connait pas la société nord-coréenne moderne.

Avec le temps, les gens oublient les détails des événements dont ils parlent, et ils spéculent ou surestiment les faits. Les hypothèses commencent à être considérées comme des connaissances fiables. Cela conduit à une déformation inconsciente des faits.

En d’autres termes, les témoignages des transfuges sont une source peu fiable sur les réformes de la RPDC. Ils doivent être passés “au travers de trois tamis” avant d’être fiables.

Néanmoins, ce serait une erreur de les ignorer complètement. Ce sont les changements qualitatifs, tels que les preuves de l’émergence du commerce privé, qu’il faut saisir. Mais les paroles d’anciens citoyens nord-coréens ne suffisent pas à identifier les tendances.

Sur quelles questions peut-on se fier aux paroles des transfuges ? Andrei Lankov estime que les récits concernant les échelons supérieurs du pouvoir ne sont pas du tout crédibles, à moins que la personne n’ait occupé des postes appropriés. Les récits sur la vie dans les villages frontaliers sont beaucoup plus dignes de foi : quand les forces de l’ordre ont sévi sur les marchés de producteurs, quand elles ne l’ont pas fait, qui avait des réfrigérateurs et des lecteurs vidéo, combien il fallait payer pour faire des affaires, comment ces affaires se sont développées et ce qu’il en est advenu.

Que lire et regarder ?

    Asmolov K. V. Not just missiles : a historian’s journey to North Korea. – Moscou : Dmitriy Pozharsky University Press, 2018.

    Dans le livre d’Asmolov, voir la quatrième partie, “Questions fréquemment posées” :

    “Où obtenons-nous nos informations sur la Corée du Nord et pourquoi dites-vous que c’est si difficile ?” (pages 248-250).

    “Les livres de Barbara Demick et de Shin Dong Hyuk sur la vie quotidienne en RPDC ont été publiés en russe il n’y a pas si longtemps. Quelle est la part de vérité ?” (Pages 260-264).

    Le documentaire Pyongyang Patriots on the Streets of Seoul (Les patriotes de Pyongyang dans les rues de Séoul)

    Lankow A. N. The DPRK : How We Know What We Know. Conférence au RSUH le 27 février 2015.

Notes de bas de page :

Notes de bas de page 1 ⮍ Original : 서울의 평양 시민들. Traduction anglaise : Loyal Citizens of Pyongyang in Seoul. Traduction anglaise : Patriots of Pyongyang in the streets of Seoul : https://www.youtube.com/watch?v=kRhlxiFaZMg

2 ⮍ 뉴스타파 – ‘한국의 관타나모’ 탈북자 합동신문센터(2014.3.18) : https://www.youtube.com/watch?v=e9KcyIadFDw&ab_channel=Newstapa

Traduction : “Le centre d’interrogatoire conjoint de Guantanamo Bay en Corée pour les transfuges.

Auparavant, d’ailleurs, le ” Centre d’interrogatoire des transfuges ” s’appelait le ” Centre d’interrogatoire des transfuges “.

3 ⮍ Portrait d’un transfuge de la RPDC // Spichka.media : https://spichka.media/portrait-of-a-defector-from-the-dprk/

4 ⮍ Why some N. Korean defectors’ stories fall apart, 04.09.2015 // NKnews : https://www.nknews.org/2015/09/why-some-n-korean-defectors-stories-fall-apart/Перевод : Why North Korean defectors’ stories fall apart, 04.09.2015 // DPRK Solidarity Group : https://vk.com/@solidarity_dprk-defectors

5 ⮍ 북 유엔대표부 “인권고위급회의, 미 모략극” 반발 // URL : http://www.hani.co.kr/arti/international/international_general/656730.html

Traduction : La représentation du Nord à l’ONU répond aux ” intrigues américaines au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme “.

6 ⮍ L’auteur d’un livre sur la vie dans les camps de la RPDC a avoué avoir menti, 20.01.2015 // Komsomolskaya Pravda : http://www.kp.ru/daily/26330/3213938/.

7 ⮍ Shin Dong-hyuk, éminent transfuge de la Corée du Nord, admet que certaines parties de son histoire sont inexactes, 17.01.2015 // Washington post : https://www.washingtonpost.com/world/prominent-n-korean-defector-shin-dong-hyuk-admits-parts-of-story-are-inaccurate/2015/01/17/fc69278c-9dd5-11e4-bcfb-059ec7a93ddc_story.html?utm_term=.d98be6791d13

Traduction de l’article du Washington post:Prominent North Korean defector Shin Dong-hyuk admits “parts of his story” are “inaccurate”, 17.01.2015 // Red TV : http://krasnoe.tv/node/24453

8 ⮍ “Mais dans l’ensemble, il a raison !” // RPDC. Nouvelles et informations : https://vk.com/wall-61269228_3889

9 ⮍ Kim Tae-jin. Pourquoi j’ai quitté la Corée du Sud. – Pyongyang : Éditeur de littérature en langue étrangère, 1992. – Pp. 1-2.

10 ⮍ Un orientaliste raconte comment la RPDC traite les transfuges de Corée du Sud // Regnum, 29.09.2020 : https://regnum.ru/news/polit/3076965.html.

11 ⮍ Un orientaliste raconte comment la RPDC traite les transfuges sud-coréens // Regnum, 29.09.2020 : https://regnum.ru/news/polit/3076965.html

12 ⮍ Un inconnu s’échappe de Corée du Sud vers la Corée du Nord // RBC, 02.01.2022 : https://www.rbc.ru/rbcfreenews/61d113e89a7947b6e0b9ab49

Un fugitif de Corée du Sud s’est avéré être un transfuge nord-coréen vers la Corée du Nord // Gazeta.ru, 03.01.2022 : https://www.gazeta.ru/social/news/2022/01/03/17097511.shtml?updated

13 ⮍ 인간다운 삶 찾아왔는데… 탈북 사망자 10명 중 1명이 ‘극단적 선택’, 2020.10.07 // 한국일보 : https://www.hankookilbo.com/News/Read/A2020100711070000025

Traduction : J’ai cherché la vie humaine… Sur dix morts de transfuges, un choix radical, 07.10.2020 // Hanguk Ilbo (“Journal quotidien coréen”).

14 ⮍ Un autre transfuge nord-coréen dit qu’il est coincé en Corée du Sud, veut rentrer chez lui, 18.07.2017 // HANKYOREH. URL : http://english.hani.co.kr/arti/english_edition/e_northkorea/799215.html

Traduction : Un autre transfuge nord-coréen dit qu’il est coincé en Corée du Sud et veut rentrer chez lui, 18.07.2017 // DPRK Solidarity Group. URL: https://vk.com/wall-34486042_75013

15 ⮍ South Korea shoots dead a man trying to swim to North, 16.09.2013 // BBC news : https://www.bbc.com/news/world-asia-24105977

Traduction : South Korean fugitive killed by DPRK border guards, 16.09.2013 // BBC news. Russian service : https://www.bbc.com/russian/rolling_news/2013/09/130916_rn_koreas_border_shooting

16 ⮍ South Korea investigates former defector’s return to North Korea, 19.07.2017 // RIA Novosti : https://ria.ru/20170719/1498748858.html

17 ⮍ Vérité Jung Hye-sung utilisée dans la propagande contre la RPDC, 2017 // Uriminzokkiri : http://www.uriminzokkiri.com/index.php?ptype=cfoutv&lang=rus&mtype=view&no=35447

Version doublée : https://vk.com/video-144745573_456241379

18 ⮍ Coronavirus conduit au conflit, 25.09.2020 // Kommersant : https://www.kommersant.ru/doc/4509034

19 ⮍ South Korean official killed in DPRK tried to flee to North, 29.09.2020 // TASS : https://tass.ru/mezhdunarodnaya-panorama/9575151

20 ⮍ Un orientaliste raconte comment la RPDC traite les transfuges sud-coréens // Regnum, 29.09.2020 : https://regnum.ru/news/polit/3076965.html

21 ⮍ Ibid.

22 ⮍ L’expression “criminel politique de gauche” a été utilisée en Corée du Sud jusqu’au milieu des années 2010. Lorsque Park Geun-hye est devenu présidente, ils ont été qualifiés de ” criminels politiques qui profitent à l’ennemi. ” L’essence de ce terme n’a pas changé depuis.

Le dictionnaire des services de renseignement sud-coréens l’exprime ainsi :

“Un criminel politique de gauche

– est toute personne qui nie le système de la démocratie libérale et propose la construction du socialisme dans l’État ou qui crée, possède ou distribue des imprimés glorifiant le système nord-coréen ;

– est toute personne qui affirme que notre société est une colonie américaine et nie la légitimité de la République de Corée, exprime des opinions sur la supériorité du système nord-coréen et souligne la nécessité de retirer les troupes américaines de Corée ou de “négocier notre nation entre nous”.

Source : 좌익사범 의심유형 // 국가정보원 111콜센터 : https://web.archive.org/web/20130612145846/http://www.111.go.kr/svc/gist.do?method=content&cmid=11774

Traduction : Types de criminels de gauche présumés // Service national de renseignement de Corée du Sud, 111 hotline.

23 ⮍ Asmolov K. V. L’avenir de la Corée unie // Russia in Global Politics, 28.04.2018 : https://globalaffairs.ru/articles/budushhee-obedinennoj-korei/.

24 ⮍ Portrait d’un transfuge de la RPDC // Spichka.media : https://spichka.media/portrait-of-a-defector-from-the-dprk/

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