Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Grèce 5, la phrase la plus intelligente du monde : je ne sais pas…

Parce que tant que vous ne l’avez pas prononcée vous n’apprenez rien…

J’avais lu un grand nombre de voyages en Orient d’écrivains français mais, dieu sait pourquoi, j’ai une prédilection pour Chateaubriand. Un style superbe au service d’un individu typiquement français souvent de méchante humeur et persuadé qu’on lui doit tout, mais qui a parfois des perplexités éclairantes. Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem passe par la Grèce et se retrouve en 1806 exactement là où j’ai atterri en avril 2023, invitée par Marie à la périphérie de Sparte, sur les flancs du mont Taygète. Il est à cheval, moi pour l’essentiel en voiture. Mais quelle que soit notre monture, nous avons éprouvé tous les deux le sentiment que descendre et monter ces chemins à travers les précipices et manifester le moindre signe de frayeur vous exposerait au mépris des habitants du lieu. Un jour, cependant, avec dans mon sac à dos le volume de la pléiade consacré aux voyages en Orient de Chateaubriand, j’ai choisi de traverser les 11 km de col qui séparent Tipiri de Mistra à pied. Je ne le regrette pas. C’est toujours la seule manière de connaitre une contrée, de la découvrir et de la penser en péripatéticienne… Mes camarades grecs ont jugé qu’une vieille dame de 85 ans qui était capable de marcher si longtemps sur une route de montagne avait une sacrée santé. Ce n’est pas inexact mais le courage est souvent le fruit d’une panique devant sa phobie et je préférais me sentir sur la terre ferme que d’affronter une route vertigineuse dans une cabine en tôle dont la radio beuglait des chansons…

Mais revenons-en à Chateaubriand dont à chaque halte je lisais quelques pages. Il cherche Sparte sans la trouver et en conçoit de l’humeur “on a pu voir dans l’introduction que je n’avais rien négligé pour me procurer sur Sparte tous les renseignements possibles: j’ai suivi l’histoire de cette ville depuis les Romains jusqu’à nous: j’ai parlé des voyageurs et des livres qui nous ont appris quelque chose de la moderne Lacédémone ; malheureusement ces notions sont assez vagues, puisqu’elles ont fait naître deux opinions contradictoires. D’après le Père Pacifique, Coronelli, le romancier Guillet et ceux qui les ont suivi, Mystra est bâtie sur les ruines de Sparte et d’après Spon, Vernon, l’Abbé Fourmont, Leroi et d’Anville, les ruines de Sparte sont assez éloignées de Mystra. Il était bien clair, d’après cela, que les meilleures autorités étaient pour cette dernière opinion“.

Non Mistra n’est pas Sparte, même si dans cette dernière l’essentiel des monuments mis à jour datent de la présence romaine comme le théâtre, voire plus tard avec l’Église byzantine qui s’adosse au mur d’enceinte de la Sparte antique.

Voilà Chateaubriand peut être rassuré dans sa tombe, on a retrouvé Sparte, me voici devant les murs d’enceinte et ils se trouvent au nord de l’actuelle Sparte qui est un gros bourg. Ce n’est pas Mistra

Chateaubriand a certes le bon goût de se documenter sur les terres qu’il visite. Les auteurs cités sont aujourd’hui d’illustres inconnus qui pour la plupart racontent n’importe quoi : “on s’est généralement obstiné à voir Sparte dans Mistra, et moi-même tout le premier.” avoue-t-il. Sur le terrain, il lui est encore plus difficile de trancher et le vicomte avoue son embarras à identifier “la patrie de Lycurgue“… Pour ceux qui l’ignoreraient Plutarque dans ses “vies” consacre l’une d’entre elle à Lycurgue, il situe son existence au IXe ou au début du VIIIe siècle avant JC et il avertit son lecteur : « On ne peut absolument rien dire sur le législateur Lycurgue qui ne soit sujet à controverse : son origine, ses voyages, sa mort, l’élaboration enfin de ses lois et de sa constitution ont donné lieu à des récits historiques très divers. » Chateaubriand, comme la plupart des lettrés et des guides touristiques, utilise ce nom pour définir l’ensemble de la législation mise en œuvre à Sparte et qui lui est attribuée. Chateaubriand est à travers Sparte, à la recherche d’un modèle constitutionnel aristocratique dans une France napoléonienne avec laquelle il a rompu face à l’assassinat du duc d’Enghien. Il ne sait plus très bien où est sa place bien qu’il craigne comme ceux de sa classe plus que tout l’intervention du peuple. C’est peut-être cette incertitude sur l’impossible retour en arrière et ses craintes qui nous sont perceptibles aujourd’hui, font qu’il nous parle encore, le fait qu’il soit conscient qu’il est un temps où l’on conquiert les privilèges, celui où l’on en profite et celui où on les perd. Mais cette conscience ne va pas jusqu’à s’intéresser réellement à ceux qui font l’histoire et qui demeurent à ses yeux plus ou moins des barbares, toujours indignes de leur glorieux passé. Il guette des femmes voilées de blanc dans un cimetière telles les ombres fugaces de la Grèce antique, tout lui échappe, mais tout doit prendre sens. Pourtant son état d’exaltation est loin d’être partagé par tous ceux qui l’entourent.

Le fait est que le Vicomte, témoin politique de son temps d’incertitude réactionnaire, érudit, commet en fait une erreur d’attribution de date d’un minimum de 22 siècles aux ruines de Mystra.

La plus ancienne est l’impressionnant château qui domine la ville et la plaine de Sparte. Il a été édifié en 1249 par Guillaume II de Villehardouin. Comme son nom l’indique, celui-ci était un des Francs qui ont alors occupé la Grèce. Il appartenait à la caste des Chateaubriand, l’aristocratie démunie dont les fils cadets partirent razzier le monde sous des fallacieux et exaltants prétextes, comme la libération du tombeau du Christ. Guillaume de Villehardouin possédait plusieurs places-fortes en Morée (autre nom du Péloponnèse) conquises sur les Vénitiens et sur de petits princes locaux dont l’élévation était aussi rapide que la chute, il s’agissait de Hierace, Maïna, Monembasie (la patrie de Ritsos où nous irons) et Mistra. Tout cela relevait du brigandage et du piratage, de temps en temps les guerres débordaient de l’Epire, de la Macédoine, et on vit un roi de Sicile transporter de force d’habiles artisans de la soie du Péloponnèse pour y activer l’économie de son île. Guillaume fut capturé et pour obtenir sa liberté il céda ces places-fortes à son ravisseur l’empereur Paleologos. Mistras est dans un premier temps la résidence du gouverneur militaire, puis à partir de 1348, le siège du Despotat de la Morée.

Mystras alors attira rapidement les habitants et les institutions, l’évêché y fut transféré de Sparte, avec sa cathédrale, la Métropole ou église de Hagios Demetrios, édifiée à partir de 1264. De nombreux monastères y furent fondés, notamment ceux du Brontochion et de Christos Zoodotes (le Christ, donneur de la vie). Sous le règne des Despotes, Mystras atteignit son apogée avec la construction d’églises, des exemples éminents d’architecture ecclésiale byzantine tardive. La ville était une pièce essentielle sur l’échiquier politique de l’époque et fut développée et embellie afin d’asseoir son rôle de centre du pouvoir et de la culture. Enfin en 1460, Mystras fut prise par les Turcs qui l’occupèrent un temps avant les Vénitiens. À partir de 1834, les habitants commencèrent à abandonner progressivement le site au profit de la ville moderne de Sparte ne laissant du lieu que des ruines médiévales à la beauté époustouflante au cœur d’un magnifique paysage. C’est là que Chateaubriand qui a une culture classique dont nos contemporains sont totalement privés s’obstine à retrouver les guerres du Péloponnèse.

Comment Chateaubriand peut-il prendre ces ruines de château fort pour l’antique Lacédémone, mystère de la culture dès que l’on devient touriste…

Ce qui me permet de vous signaler qu’il y eut un royaume grec qui s’empara de Byzance et qui s’intitula le royaume de Nicée à la suite de l’occupation par les Croisés. Des cars s’arrêtent, des touristes en descendent pour aller contempler les ruines. Moi je me contente de ramasser une tortue imprudente qui prétend traverser la route au milieu d’un virage. Je la dépose de l’autre côté, en espérant qu’elle ne rebroussera pas chemin. Que peut-on attendre de la contemplation de tous ces sites ?

Les imbroglios balkaniques et ceux d’Asie mineure qui ne leur cèdent en rien, se nourrissent d’une conception de l’histoire dans laquelle chaque pays s’obstine à réclamer de son voisin les frontières de son extension majeure. Notez que ces dissensions ne sont pas d’origine autochtone en tous les cas elles ne deviennent guerre réellement que quand une puissance étrangère s’en mêle. On le voit dès les croisades, cela ne s’améliore pas avec les Turcs, le nazisme sera un saut qualitatif. Les grandes puissances, la Grande-Bretagne en tête poussent à la querelle pour se créer des protectorats. Si l’on veut expliquer l’enchevêtrement des revendications et le déclenchement des hostilités on se perd rapidement hier comme aujourd’hui. Bismarck le chancelier allemand disait déjà qu’ils étaient deux à comprendre les Balkans, lui et un autre qui était devenu fou. Ce qui est sûr c’est que Churchill, la Grande-Bretagne, l’UE derrière l’OTAN et les Etats-Unis d’aujourd’hui agissent comme les Turcs au XIXe siècle, pourquoi s’embarrasser de subtilité quand un massacre peut trancher rapidement en assurant le pillage. Au passage, Chateaubriand nous a raconté l’histoire des 300 brigands du mont Ithome qui infestaient les chemins. Il note qu'”il eut été trop long et trop ennuyeux pour un Turc de distinguer l’innocent du coupable: on assomma comme des bêtes fauves tout ce qui se trouvait dans la battue du Pacha. Les brigands périrent, il est vrai, mais avec trois cent paysans grecs qui n’étaient pour rien dans cette affaire.

Mais si je note l’étrange propension du monde actuel, sous l’influence de l’impérialisme à se balkaniser, l’Europe en tête et à adopter la tactique du Pacha turc, (pourquoi s’embarrasser de subtilité quand l’on peut tuer tout le monde, y compris avec l’arme nucléaire), comparaison n’est pas raison. Un seuil a été franchi quelque part, on cherche ici l’origine alors que la leçon est dans la destruction.

En 1984, quand j’ai assisté au Congrès du Parti communiste Grec, plusieurs choses m’avaient frappée, ce que note déjà Chateaubriand la manière dont il faut s’habituer à la familiarité avec les noms glorieux : “c’est à Demosthène du Pirée d’intervenir, que Themistocle de Corinthe se prépare“… disait le haut-parleur avec traduction simultanée dans nos oreillettes. Cette montée au pupitre de l’orateur, des paysans, des ouvriers, au patronyme glorieux, ça et sur la tribune un des plus grands poètes Ritsos avec sa blondeur et sa beauté d’un autre âge, à côté de Théodorakis… La nation grecque… Mais il y eut aussi ce moment où le représentant du Parti communiste turc et Florakis, le secrétaire du KKE s’enlacèrent, chacun acceptant de renoncer à toute revendication sur un morceau de la Thrace entre autres. La Paix… Aujourd’hui le parti communiste grec a organisé une collecte de solidarité pour les victimes du tremblement de terre turc, les deux partis luttent ensemble contre le chauvinisme.

Du temps de ces itinéraires en Orient, on sortait à peine de l’histoire sainte, pour retrouver les textes classiques, il n’y avait pas encore une connaissance basée sur l’évolution de l’archéologie puis d’autres sciences, ce que quelqu’un comme Engels annonçait déjà en 1886 avec son passionnant Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Il y a peu à peu avec l’essor du positivisme mais aussi du marxisme toute une science qui s’est développée, ces avancées scientifiques correspondaient à ce qui demeure totalement étranger à l’aristocrate Chateaubriand qui bien que désireux d’écrire une épopée chrétienne et d’en visiter les lieux ne s’extasie que sur la Grèce païenne et demeure totalement hermétique à la lutte des classes, à l’effet de la révolte des masses qui est pourtant la réalité à laquelle il ne cesse d’être confronté. L’art et la manière d’être toujours en porte-à-faux parce que l’on ne peut pas s’adapter au monde qui nait tout en ne trouvant aucune ressource dans celui qui se meurt. Son savoir est celui d’un temps où l’on connaissait les civilisations par les livres, des manuscrits d’inégal intérêt mais qui tentaient d’établir une chronologie autant que des cartes, ce que nos touristes et hommes politiques occidentaux ont abandonné pour adopter le pire des Turcs : ne pas s’embarrasser de vaines subtilité, massacrons, dieu ou la presse de propagande reconnaitra les siens…

Aujourd’hui le Français ignore à nouveau totalement non seulement qui décide de la paix ou de la guerre mais mêmes des alliances réelles nouées autour de la vente d’armes et la promesse de pourvoir à leur renouvellement, entretien et fourniture de munitions. Seul le président monarque a à juger de tout cela et même le parlement est écarté de ces décisions qui sont le fruit de voyages diplomatiques et de transactions au sein de l’OTAN et de l’UE. Il y avait à Sparte deux rois, l’un intervenait en temps de paix pour s’assurer que l’égalité devant la loi régnait et lui-même y était soumis, mais quand la guerre était déclarée un nouveau roi dont la loi s’imposait à tous avait le pouvoir. Nous sommes désormais en France et dans bien des démocraties occidentales en suspension permanente de toute démocratie face à la guerre prioritaire que les marchés financiers, les trusts militaires livrent à la planète.

Quand vous tentez d’argumenter sur ce qui désormais relève non du débat politique mais de la certitude religieuse, votre interlocuteur peut paraitre secoué de tremblements, tétanisé, il se bouche les oreilles, et affirme qu’il ne peut pas supporter pareille horreur… C’est tout juste s’il ne se signe pas comme devant l’antéchrist…

Donc me voilà en avril 2023, en train de contempler Mistra après avoir fait huit kilomètres d’un pas relativement allègre en relisant la manière dont Chateaubriand s’en prend à son guide (un espèce de juif demi-nègre précise Chateaubriand de plus en plus méprisant) qui sait à peine quelques mots d’anglais et d’italien, un janissaire turc complète le trio et ne parait pas plus polyglotte. Chateaubriand, lui ne parle que le Grec classique, outre l’anglais, l’italien et le français. Le guide balbutie qu’il “n’entend rien”, en fait il ne voit même pas de quoi il est question. Chateaubriand rugit: “Comment vous, Grec, vous Lacédémonien, vous ne connaissez pas le nom de Sparte!

Chateaubriand n’a pas le moindre doute sur sa prononciation mais enfin le guide a une lueur : “Sparte: Oh! Oui ! Grande république, Fameux Lycurgue! Il semble qu’il ait décidé de ne pas contredire cet énergumène excité et quand Chateaubriand lui demande si c’est bien là Sparte, il fait un signe de tête affirmatif! et Chateaubriand en est ravi. Mais le malentendu se poursuit quand le noble français s’acharne et interroge le pauvre homme sur les différentes parties de la cité – je rappelle que les ruines qui sont sous leurs yeux sont un château fort du XIIIe siècle, au pied duquel les braves gens du coin ont construit des palais et chapelles byzantines abandonnées. Ils ont été jusqu’à 20.000 accrochés là, on a peine à le croire mais il faut repenser à l’insécurité des alentours où règne encore le brigandage parfois d’honneur, celui qui plus tard face aux nazis inspira les Kapetanios. Que Chateaubriand demande à un guide complètement dépassé et qui ne parle aucun de ses idiomes de diplomate de lui désigner dans ces constructions une cité grecque du VIIe siècle avant JC quand effectivement l’héroïsme spartiate se montra le champion de la résistance à l’invasion perse dit que l’inculte n’est pas celui que l’on croit. Mais Chateaubriand ne décolère pas : “j’étais hors de moi, écrit-il et il ajoute “Au moins indiquez moi le fleuve ” Et je répétais “Potamos, Potamos”.

Que l’on puisse imaginer un fleuve coulant sur le promontoire de cette citadelle forteresse relève d’un miracle de l’hydraulique cette fois… L’autre lui indique un torrent et Chateaubriand de plus en plus perplexe : ‘Comment, c’est là l’Eurotas? Impossible ! Dites-moi où est le Vasilipotamos ?

Voilà je vous fait grâce de la suite mais ça continue durant tout le voyage, avec des envolées lyriques sur la disparition du génie grec… Ce grand homme qui vient de rompre avec Napoléon a bien du mal à définir le but de son voyage puisqu’il n’est ni marchand, ni médecin, à qui le lui demande il répond qu’il voyage “pour voir les peuples et surtout les Grecs qui étaient morts”… vu l’incompréhension de ses interlocuteurs, il ne lui reste plus qu’à prétendre faire un pèlerinage à Jérusalem. Mais il n’en continue pas moins à la grande exaspération des autochtones à s’agiter à la moindre ruine et de noter que dans la Grèce qu’il visite, les destructions se multiplient avec une telle rapidité que le monument vu hier a disparu aujourd’hui et que de pauvres hères hantent ces débris.

Chateaubriand parce qu’il est un écrivain majeur raille son incapacité à avoir un langage commun avec ceux qu’il est venu étudier : “Nous parlions tous à la fois, nous criions, nous gesticulions, avec nos habits différents, nos langages et nos visages divers, nous avions l’air d’une assemblée de démons perchés au coucher du soleil sur la pointe de ces ruines. Les bois et les cascades du Taygète étaient derrière nous, la Laconie à nos pieds et le plus beau ciel sur notre tête”.

Oui il y a vraiment une tendance démoniaque à se méconnaitre en tant qu’êtres humains quand les eaux glacées du calcul égoïste deviennent la norme. Chateaubriand songe à édifier son lecteur : “On voit ici, par un exemple frappant, combien il est difficile de rétablir la vérité quand une erreur est enracinée”. Il parle toujours de la confusion entre Mystras et Sparte... Cette conclusion, on en conviendra va bien au-delà des difficultés archéologiques d’un touriste du XIXe siècle, et je ne puis m’empêcher de pousser l’analogie jusqu’aux a-priori politiques sur des peuples à travers lesquels on déclare des guerres… Tout cela au nom d’une vision de notre propre excellence et de valeurs que nous sommes incapables de porter. Et bien sûr je reviens à ce qui m’a si fort bouleversée ces derniers temps à savoir l’art, la manière des communistes français de ne même plus lutter contre les erreurs enracinées… L’impression que tous les contemporains s’ingénient du moins en Europe, en France, à rendre toute issue impossible, il reste que les temps de l’histoire sont fort heureusement différents de la perception que l’on en a, ma propre impuissance à remonter trente ans de convictions erronées n’est en rien une fin même pas la mienne… Simplement, je n’ai plus l’âge de m’y coller…

La marche est une grande médecine, du corps mais aussi de l’esprit, elle apaise les tensions et ramène tout à une échelle raisonnable, le paysage, les fleurs méditerranéennes jouent leur rôle et les ruines n’auraient pas le même pouvoir si elles ne servait pas de faire valoir à la végétation méditerranéenne, le tout disant le calme, la mesure. Les genêts ici n’ont pas de parfum, en revanche il y a des menthes, des iris blanc qui sentent plus que partout ailleurs comme d’ailleurs certaines roses. Dans un fossé, du côté de la pente, sur le talus, autour d’un figuier de barbarie jaillissait du lilas d’Espagne, une fleur des plus rustiques, trapue et charnue à laquelle je comparais mon enfant jadis ‘tu es mon lilas d’Espagne” lui disais-je… j’étais dix ans après, en 2023, en train de regarder dans le lointain la plaine de Sparte, d’y imaginer les processions qui s’y déroulaient : toute la ville sortait des murs, durant ces trois jours dits Hyakinthia et la foule se rendait dans le bourg d’Amyklia, où l’on a redécouvert les ruines d’un culte archaïque d’Helios. Hyakinthos (ce qui a donné Hyacinthe, mais en fait c’est l’Iris) dont la beauté ne fut jamais égalée par aucun mortel et dont le dieu solaire tomba éperdument amoureux, mais Zephyr le vent par jalousie fit dévier le disque d’or qui décapita le bien-aimé. Le premier jour était triste, la jeunesse de Sparte, fille et garçon à pied et sur des chars se lamentaient, mais les deux autres jours célébraient la manière dont Apollon avait fait jaillir du sang de son amant la floraison, celle qu’il m’était donné de contempler autour de moi, la résurrection que la Pâques orthodoxe attribuait au Christ… ce télescopage des temps, celui du mythe des amours divines sans limite de genre, à la résurrection du Christ, le tout débouchant sur le portrait de Staline en icône byzantine avec la bonne nouvelle “il est ressuscité!” La chrétienté a fait coïncider ses fêtes avec les célébrations païennes, une idée de génie dans laquelle est en germe une résurgence matérialiste.

J’ai été si heureuse de respirer ces odeurs de la terre vivante et ce lilas d’Espagne qui était à nouveau vivace, la mort était vaincue, l’humanité était libérée…

Maria m’a récupérée à la fin des 11 km à l’entrée de la ville et elle m’a proposé que nous allions dans une auberge amie dont elle avait traduit le menu en français et fait venir le guide du routard pour qui l’inscrive dans ses adresses… Comment vous dire ce que fut ce repas ?… tenez imaginez une salade du Péloponnèse… un godet avec de l’huile si fruitée qu’elle est une gourmandise, on y trempe des tartines de pain chaud avec du sel, en dégustant de la salade des champs, roquette, pissenlit, avec des tranches d’orange, du miel, du vinaigre balsamique autour de la chair croustillante de porcelet rôti dans des herbes odorantes sur des braises… Ce temps est celui de la communion avec la terre, ce que la peine des êtres humains a arraché à la pierre…

L’analogie est toujours erronée puisque l’histoire ne se répète pas, mais elle permet souvent d’aider à percevoir ce qui est déjà là et que nous ne voyons pas. Chateaubriand dans ce voyage en Grèce nous dit les états d’âme d’un petite noblesse sans moyens qui rêve féodalité, légitimité aristocratique et qui ne peut ignorer que ces temps sont révolus, que Sparte telle qu’il la rêve est introuvable, que leur croisade a déjà échoué mais il ne peut se résigner à la domination bourgeoise, aux appétits de l’ogre Napoléon qui selon Metternich rappelle Robespierre plus la grande armée. Il se débat dans un champ magnétique historique, celui du triomphe de la classe bourgeoise contraire à tout ce qu’il est et il part à la quête de ses chimères : un régime aristocratique, austère et assurant au peuple la dignité des travaux des champs et la sécurité des armes protectrices… Mais la réalité de son siècle est que nous sommes loin des guerres du Péloponnèse, de Léonidas et des Thermopyles, la réalité ce sont les fortunes qui naissent des massacres monstrueux des guerres napoléoniennes, on vend jusqu’à l’os des morts pour l’engrais… Ce retour à une féodalité idéalisée est le rêve de beaucoup d’écrivains à commencer par Balzac, mais leur écriture dit aussi la réalité et le caractère chimérique de leurs aspirations. Le rêve narcissique du voyage en Grèce, un retour à la case départ ne lui offre que le miroir d’une expédition des nobles francs, leurs forteresses féodales et Byzance, le tout s’écroulant irrémédiablement et rendant illisible le rêve spartiate… Celui qui aujourd’hui ignore le nouveau champ magnétique dans lequel se déploient ses actions est condamné comme ce grand écrivain à errer dans une sorte d’exil sans avoir toujours les moyens d’une telle écriture. Je rêve d’une culture qui soit si riche, si utile qu’elle aboutisse à la réflexion : je ne sais pas mais je vais essayer…

Danielle Bleitrach

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 215

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.